Traduction Histoire, théories, pratiques
Delphine Chartier
Collection Amphi 7, langues : anglais Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2012 Broché. 181 pages. ISBN 978-2810701872. 19 €
Recension de Corinne Wecksteen Université d’Artois (Arras)
Delphine Chartier, qui fut Professeur dans le département d’anglais de l’Université de Toulouse-Le Mirail ainsi qu’à l’IUP Traduction et Interprétation (devenu depuis le CETIM), signe aux PUM, dont elle est une fidèle contributrice, un manuel présentant les « notions essentielles de la formation à la traduction littéraire » [4e de couverture]. Si l’auteur, universitaire et traductrice, vise en particulier un public d’étudiants se destinant à la profession de traducteur littéraire, elle indique que cet ouvrage sera également susceptible d’intéresser des étudiants préparant les concours de recrutement de l’enseignement ainsi que des traducteurs désireux de réfléchir à leur pratique [Avant-propos]. On notera que ce manuel, qui s’inscrit dans la collection « Amphi 7, langues : anglais » [4e de couverture], trouvera tout naturellement son public chez les anglicistes, puisque si les réflexions et observations d’ordre général sur la traduction peuvent être valables pour d’autres couples de langues, les citations et exemples sont tous en anglais. L’ouvrage se compose de cinq chapitres équilibrés (entre 24 et 36 pages chacun), d’une bibliographie de huit pages, d’une table des matières détaillée et d’un index. Dans un avant-propos, l’auteur annonce que le volume est structuré selon trois axes principaux : réflexion, observation, analyse des pratiques. La lecture révèle que la réflexion est menée dans les quatre premiers chapitres, tandis que l’observation de corpus et l’analyse proprement dites se concentrent dans le dernier chapitre. Le sous-titre (« histoire, théories, pratiques ») est séduisant, dans la mesure où il indique un balayage articulé et complet de ce champ très vaste qu’est la traduction, mais l’ordre des éléments nous semble un peu trompeur car il ne recoupe pas vraiment l’organisation de l’ouvrage : le chapitre 1 évoque déjà certaines « pratiques » (traduction universitaire vs traduction professionnelle, auto-traduction) tandis que le volet historique est regroupé avec les théories dans le chapitre 2, avant de laisser place à des considérations dont certains aspects sont aussi bien théoriques que pratiques. Le chapitre 1, intitulé « Qu’est-ce que la traduction ? », se présente comme une introduction générale. La première partie (« Traduction, traducteurs et théories de la traduction ») est destinée à montrer à l’étudiant le caractère polymorphe de la traduction et des traducteurs, et à initier une réflexion sur le lien entre théorisation et pratique. La deuxième partie (« Quelques définitions ») montre, à partir de quinze définitions de la notion de « traduction » par différents théoriciens de la seconde moitié du XXe siècle, que les conceptions peuvent être variées et que les points de vue ont évolué au fil du temps, passant du message/texte au traducteur et à l’ensemble des facteurs internes et externes qui interviennent dans le phénomène de la traduction, ce qui implique que de nombreux autres champs scientifiques soient convoqués (linguistique, sociolinguistique, philosophie du langage, sciences de la communication, etc.). Dans la troisième partie (« De la version à la traduction : traduire pour apprendre vs apprendre à traduire »), Delphine Chartier reprend des arguments qu’elle a déjà développés ailleurs [cf. son article « Version vs traduction : Enjeux et finalités » in Ballard, Michel (éd.), Traductologie et enseignement de traduction à l’Université, Arras, APU, 2009 : 113-125] et met en garde l’étudiant futur traducteur contre la différence qui existe entre l’exercice de la version, qu’il a pratiqué jusqu’ici à l’Université, et la traduction professionnelle. On appréciera ici le recul de l’auteur qui, bien que Vice-Présidente de jury pour l’agrégation interne d’anglais entre 2005 et 2008, n’hésite pas à remettre en cause (indirectement) certaines des traductions proposées alors par le jury dudit concours [20 : traduction de « slowed to a crawl » dans l’extrait tiré d’un texte de R. Mistry donné au concours en 2005]. À l’aide d’exemples judicieusement choisis, elle montre ainsi que le jugement concernant l’adéquation de la traduction au texte de départ se fait à l’aune de critères variables, parfois opaques à l’Université, qui privilégie la « correction linguistique » [23], tandis que la traduction professionnelle met l’accent sur « la recevabilité [du texte] par le lecteur cible » [23]. Delphine Chartier souligne alors le statut ambigu des Masters de traduction qui, bien qu’orientés vers le monde professionnel,ont eux aussi des exigences pédagogiques. La quatrième partie (« L’apprenti traducteur ») évoque la formation initiale des traducteurs littéraires, proposée depuis longtemps dans des instituts spécialisés (ESIT, ETI) ou, plus récemment, dans le cadre de Masters de traduction littéraire, qui mêle cours théoriques, apprentissage avec des professionnels et contacts avec le milieu professionnel. La formation continue est également abordée, avec la mention d’associations ou d’organismes qui permettent l’échange entre traducteurs déjà entrés dans le métier. Sont ensuite examinées les ressources auxquelles le traducteur doit faire appel dans l’exercice de sa profession (dictionnaires, internet, sources humaines), sachant que les connaissances linguistiques doivent s’accompagner de connaissances sociolinguistiques. Après avoir exprimé le regret que la traductologie se fasse rare dans les formations universitaires de traduction, Delphine Chartier propose des conseils méthodologiques de base concernant les étapes indispensables que sont la compréhension, la restitution, la comparaison entre le texte de départ et le texte d’arrivée et la/les relecture(s). Elle termine en indiquant que l’insertion sur le marché de l’emploi est aléatoire et que le métier n’est pas très rémunérateur. Les deux parties suivantes soulignent le lien entre écriture et traduction d’une part et entre auteur et traducteur d’autre part. Ainsi, la cinquième partie (« L’écrivain traducteur et le traducteur écrivain »), numérotée 4 de façon erronée, envisage le cas où l’écrivain se fait traducteur (Baudelaire, Gide, Chateaubriand, etc.), souvent pour des raisons d’affinités littéraires, et avec la volonté de faire connaître un écrivain étranger. Dans ce cas de figure, il est plus facile d’expliquer les choix de traduction, reliés à l’auteur et à son habitus (Bourdieu), comme le montrent bien les exemples tirés de traductions faites par Marguerite Yourcenar. La sixième et dernière partie (« Traduction et bilinguisme ») traite du rapport entre traduction et bilinguisme et examine l’influence d’une langue sur l’autre chez les écrivains bilingues ainsi que la façon dont ils gèrent ce rapport dialectique. Pour intéressantes qu’elles soient, ces deux parties semblent un peu déconnectées du reste du chapitre, et l’on s’étonnera par ailleurs de ne pas voir y figurer, ne serait-ce qu’à titre de référence, des ouvrages qui permettraient d’approfondir la réflexion, comme celui de Michaël Oustinoff, par exemple, avec Bilinguisme d’écriture et auto-traduction : Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (Paris, L’Harmattan, 2001). Le chapitre 2, « Les théories de la traduction », commence par un « survol historique de l’évolution des pratiques de la traduction » [41] qui opte pour un ordre chronologique et dresse un panorama des réflexions et courants qui ont traversé les siècles, en dégageant six périodes, qui correspondent aux six sous-parties de ce survol : l’Antiquité, où les références à Cicéron, Philon, Jérôme, permettent de voir que l’opposition « sourciers/ciblistes » n’est pas un phénomène récent, et que les textes théoriques étaient une justification quant à la peur de trahir le texte en le traduisant, la marge de liberté n’étant pas la même selon le type de texte (rhétorique/littéraire ou sacré) ; le moyen-âge, où l’hégémonie du latin explique le faible nombre de traductions en France, contrairement à ce qui se passa avec l’École de Tolède en Espagne, qui vit le développement de la traduction de l’arabe vers le latin. C’est également à cette époque qu’apparut la notion de statut des langues, avec la distinction entre langues nobles (hébreu, grec, latin) et non nobles (langues vernaculaires comme le français) ; la Renaissance, où le français acquiert un statut officiel par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), ce qui concourt à la multiplication des traductions dans les langues vernaculaires. Cette période voit l’émergence du verbe « traduire » en 1539 (Estienne), l’apparition des dictionnaires, et la parution de divers écrits ou traductions devenus classiques (Dolet, Du Bellay, Amyot, Luther) ; les XVIIe et XVIIIe siècles, le XVIIe voyant « l’âge d’or d’un type de traduction baptisé les Belles Infidèles qui s’étend des années 1625 à 1655 » [48], symbolisé par Nicolas Perrot d’Ablancourt, même si des courants divergents ont existé en même temps (Mme Dacier, Houdar de la Motte). La seconde moitié du XVIIe siècle marque l’essor de la traductologie avec les Règles de la traduction, de Gaspard de Tende (1660), qui est le premier véritable traité de traduction, tandis qu’au XVIIIe siècle la France s’ouvre aux cultures et littératures anglaise et allemande ; le XIXe siècle, où coexistent pratiques littéralistes et traductions du type Belles Infidèles, ce qui montre à travers le temps « la régularité des oscillations du pendule allant d’une extrême à l’autre, de la littéralité à la littérarité ; la coexistence à une même époque […] de ces tendances divergentes et l’importance des écrits signalant une réflexion de type traductologique » [52] ; enfin, la première moitié du XXe siècle, où « la réflexion traductologique se formalise davantage » [52], avec les préfaces de Walter Benjamin, d’André Gide ou de Marguerite Yourcenar par exemple. La seconde moitié du siècle est marquée par le développement du champ de la traduction et par le fait que la traductologie a du mal à élaborer une théorie globale, en raison de sa « position au confluent de plusieurs champs scientifiques parmi lesquels la linguistique, la stylistique, la sémiotique, la sociologie, la psycho-linguistique, la neuro-physiologie » [54]. Forte de cette conclusion, la seconde partie de ce chapitre s’intitule « La traductologie à la recherche d’une cohérence ». Il s’agit ici de faire un tour d’horizon rapide des différentes théories de la seconde moitié du XXe siècle, en fonction du champ sur lequel elles prennent appui. En premier lieu est évoquée la fameuse « objection préjudicielle », avancée par Georges Mounin dans Les Belles Infidèles, dont Delphine Chartier nous dit qu’elle n’est là que pour être rejetée et pour mieux développer une théorie du « comment traduire ». La deuxième sous-partie, intitulée « La traduction dans une perspective de lecture », examine tour à tour les approches herméneutique (dont le fondement philosophique limite l’application à certains textes, et qui est illustrée notamment par Henri Meschonnic dans Pour la Poétique II), et interprétative (prônée par l’ESIT et s’appliquant essentiellement aux textes pragmatiques, dans une optique fonctionnelle et professionnelle qui met l’accent sur la déverbalisation et la priorité au sens plutôt qu’aux mots). La troisième sous-partie, « La traduction dans une perspective linguistique », s’attache aux approches stylistique (telle qu’elle figure dans l’ouvrage pionnier de Vinay et Darbelnet, dont les fameux procédés ne doivent pas être appliqués de façon trop servile, nous met en garde l’auteur) et linguistiques (Nida et son « équivalence dynamique » mettant l’accent sur la réception du texte par le lecteur ; démarche comparative dans le cadre de la linguistique de l’énonciation, avec Guillemin-Flescher pour l’aspect théorique puis Chuquet et Paillard pour l’objectif didactique). La quatrième sous-partie, « La traduction dans une perspective socioculturelle », se focalise sur l’approche sémiotique (importance du récepteur et du rôle joué par le contexte) ainsi que sur les polysystèmes (terme proposé par Even-Zohar, qui insiste sur le rôle et la fonction de la traduction à l’intérieur d’un système littéraire, la traduction jouant un rôle capital pour les cultures minoritaires et les choix du traducteur étant influencés par les normes de la culture d’arrivée ainsi que par les facteurs socio-économiques et historiques). La cinquième et dernière sous-partie aborde « La traduction dans une perspective sociologique », avec la théorie sociologique de Bourdieu, qui permet de dépasser les dichotomies traditionnelles associées à la traduction en proposant une articulation autour des trois notions de champ, d’illusio et d’habitus, puis la sociologie de la traduction élaborée par Jean-Marc Gouanvic à partir du cadre théorique de Bourdieu. Ce bref panorama montre la difficulté à proposer un modèle qui intègrerait l’ensemble des paramètres, cette atomisation de la traductologie allant à l’encontre de son autonomisation. Le chapitre 3 examine les relations entre « Traductologie, traducteurs, auteurs, éditeurs et lecteurs ». Pour ce qui est de l’interaction à l’œuvre entre traductologie et traducteurs professionnels, l’auteur indique qu’il existe une certaine distance (qui va de l’indifférence à la méfiance) des traducteurs professionnels vis-à-vis de la traductologie (même si certains traductologues ont été traducteurs et vice-versa) ; les interrogations portent sur l’objectif de la traductologie : s’agit-il d’influencer la pratique de la traduction ou de simplement rendre compte de ce que font les traducteurs lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés de traduction ? Delphine Chartier propose de dépasser le clivage théoriciens/praticiens et de ne pas se reposer sur une théorie particulière pour résoudre les problèmes concrets de la traduction. La deuxième partie de ce chapitre s’intitule « Que traduit-on ? ». Il y est question tout d’abord des exigences diverses des éditeurs (délai, prix, finalité de la traduction) et des responsabilités que doit prendre le traducteur à cet égard, mais l’on peut se demander pourquoi ces considérations ne figurent pas plutôt dans la partie suivante intitulée « Traducteurs et éditeurs ». Par ailleurs, l’auteur expose ensuite la dichotomie classique entre textes littéraires et textes pragmatiques (ces derniers pouvant parfois comporter certains effets rhétoriques) qui, pour intéressante qu’elle puisse être (tendance au respect du style de l’auteur pour le texte littéraire, à la normalisation pour les textes pragmatiques), semble s’écarter quelque peu de l’objet annoncé du chapitre, même si apparaît en filigrane la relation entre traducteur et lecteur, par l’idée d’effet similaire que doit restituer le traducteur pour le lecteur du texte traduit (mais ceci aurait alors pu figurer plutôt dans la partie 5, intitulée « Traducteurs et lecteurs »). On a donc ici l’impression d’une partie hybride qui mélange différentes considérations et se situe un peu en décalage par rapport au titre du chapitre. Dans sa troisième partie, « Traducteurs et éditeurs », l’auteur se penche sur les relations, parfois conflictuelles, entre traducteurs et éditeurs, que ce soit à propos des aspects financiers (seuil minimum de rémunération), légaux, du délai imparti pour effectuer la traduction, ou vis-à-vis des normes stylistiques à adopter (pas toujours énoncées clairement par l’éditeur ou le directeur de collection, et soumises au contrôle du redouté correcteur ayant son propre habitus). Il faut noter également que les critères des éditeurs (rapidité d’exécution, adoption d’un titre « vendeur », nombre de pages imposé, etc.) vont parfois à l’encontre de ceux qui gouvernent le travail du traducteur. Celui-ci, du reste, souffre d’un manque de visibilité (l’éditeur relègue son nom à l’intérieur de l’ouvrage, en 4e de couverture), dû en partie aux critiques littéraires, qui ne mentionnent pas le traducteur lorsqu’ils vantent les mérites d’un roman, ou le font pour critiquer ses choix, sans même avoir lu l’original. Pour être visible, le traducteur ne peut compter que sur les éléments de paratexte (préface, avertissement) ou encore sur les notes de bas de page (dont l’auteur montre d’ailleurs que l’utilité est variable selon les occurrences), à moins que son propre style ne se reflète dans ses traductions (cf. Baudelaire entre autres). La relation entre « Traducteurs et auteurs » constitue la quatrième partie de ce chapitre et Delphine Chartier montre à l’aide de plusieurs exemples que les situations sont très variées, allant de l’absence de communication entre les deux parties, à la correspondance soutenue ou aux rencontres fructueuses. Enfin, le cinquième et dernier point traite des relations entre « Traducteurs et lecteurs », en commençant par souligner que le lecteur de textes traduits peut avoir de multiples facettes, que ses attentes peuvent varier selon le type de texte (pragmatique ou littéraire) et que le traducteur a « une double allégeance envers l’auteur et le lecteur » [87]. La traduction est faite en fonction d’une image supposée du lecteur potentiel, dont le traducteur et l’éditeur vont estimer les connaissances (culturelles, linguistiques, etc.), et cela s’avèrera particulièrement délicat lorsqu’il s’agira de traduire la littérature jeunesse, qui doit concilier les attentes des enfants mais aussi celles des parents. Le chapitre 4 est consacré aux « Enjeux de la traduction ». Delphine Chartier montre dans une première partie, « La traduction comme agent d’évolution littéraire », que la traduction peut contribuer à faire évoluer le goût du public et par là même la littérature d’un pays, en prenant l’exemple de Shakespeare, dont certaines pièces furent résumées par La Place et certains extraits traduits librement par Voltaire. La deuxième partie (« La traduction comme agent de dissémination d’une littérature nationale ou d’un genre littéraire ») enchaîne logiquement avec l’idée que la traduction, quelles que soient les options choisies (ethnocentrique, ouverture à l’Autre), permet de faire connaître une littérature nationale ou un genre littéraire : l’auteur examine alors les cas du roman gothique (l’engouement pour ce genre à la fin du XVIIIe siècle produira des traductions hybrides destinées à satisfaire le goût du public, mais aussi des pseudo-traductions), du roman américain avec l’exemple de Faulkner (dont la traduction en partie normalisante par Coindreau a permis au romancier « d’acquérir dans une culture étrangère une visibilité qui lui était refusée dans son propre pays » [100], Faulkner influençant par la suite de nombreux auteurs de diverses nationalités), et de la science-fiction (dont l’importation en France a été étudiée par Gouanvic, qui a montré que le succès de ce genre en France chez Hachette et Gallimard dans les années 1950 était lié au maintien, dans les traductions, des références américaines des textes). La troisième partie, « Traduction et manipulations », est consacrée aux diverses manipulations (cf. Lefevere) dont les textes peuvent être l’objet par le biais de la traduction, à des fins diverses : commerciales, politiques, idéologiques (cas des traductions successives de Lysistrata d’Aristophane, ou des traductions à visée féministe, comme le montrent les travaux de Sherry Simon). La partie suivante, « Traduction et adaptations », montre le caractère connexe des notions de traduction, d’adaptation et de manipulation, et la difficulté à classer les textes traduits selon ces catégories, qui ne sont pas clairement délimitées. Delphine Chartier s’intéresse tout d’abord à ce que Lance Hewson a appelé les « adaptations larvées » (avec plusieurs exemples faisant état d’un appauvrissement quantitatif et/ou qualitatif). Après l’adaptation « larvée », on pouvait s’attendre à ce que soient abordés d’autres « types » d’adaptation (adaptation « totale » ?, « revendiquée comme telle » [112]), mais la présentation adoptée passe ensuite étrangement à une classification qui ne repose plus sur le type d’adaptation mais sur le genre littéraire auquel appartient le texte traduit, avec le cas du roman sentimental (dont la traduction/adaptation est soumise à des codes bien précis censés répondre aux attentes des lectrices) et celui de la littérature jeunesse (dont il a d’ailleurs déjà été question à la fin du chapitre 3), avec des exemples commentés de traductions/adaptations de David Copperfield, de Moby Dick, de Tom Sawyer et de Huckleberry Finn. Concernant ces deux derniers romans, il est dommage que l’auteur, qui indique pourtant « juger par les éditions actuellement disponibles sur le marché » [116], n’ait pas pris en compte les nouvelles traductions de Bernard Hoepffner, publiées en 2008, ainsi que celle de 2009 par Freddy Michalski pour Huck Finn, qui auraient pu apporter un nouvel éclairage sur la question. Ceci aurait d’ailleurs permis d’établir un lien avec la cinquième et dernière partie, « Retraductions », qui expose les enjeux relatifs à ce phénomène (choix des œuvres à retraduire, critères employés, périodicité, rôle de la retraduction, etc.). Delphine Chartier commente à cet effet un passage de The Scarlet Letter et compare deux traductions, puis reprend l’exemple de Moby Dick figurant dans la partie précédente en examinant deux autres traductions, avant de finir par deux traductions d’un extrait de The Catcher in the Rye. Même si des exemples accompagnés de traduction(s) ont déjà été analysés au fil de l’ouvrage, c’est véritablement dans le chapitre 5 « Le déjà traduit : observation et analyse des pratiques » que Delphine Chartier propose une analyse traductologique de textes, par le commentaire de traduction, qui consiste, non à porter « un jugement de valeur subjectif » [131] ou à rendre compte de « l’impression ressentie à (la) lecture » [131], mais à « intellectualiser ses propres actes instinctifs ou ceux des professionnels dont on observe les productions » [131]. L’auteur se place dans une optique résolument didactique et elle s’intéresse à huit types de problèmes qu’elle estime récurrents et qui constituent les huit parties de ce chapitre. Il nous semble que les deux premières parties, « Références culturelles » et « Fonctionnement d’une société », auraient pu être regroupées en une seule, la première constituant une introduction générale à ce qui suit. Par ailleurs, la deuxième partie semble comporter un problème de présentation/numérotation, car si elle se subdivise en deux sous-parties (« domaine scolaire » en 2.1 et « nourriture », erronément numéroté 2.3 au lieu de 2.2), elle commence par l’analyse de trois problèmes de traduction (« les institutions », « les noms de marques, de sociétés » et « les comportements »), qui auraient pu/dû constituer eux aussi des sous-parties à part entière. En outre, il est dommage que certains concepts traductologiques comportent une coquille (*hypernomymisation [131] au lieu d’hyperonymisation) ou ne soient pas explicités, même brièvement, comme pour « incrémentialisation » ou « report » [131]. Ce dernier terme nous semble provenir des ouvrages de Michel Ballard, qui l’a lui-même repris à Jean Delisle et l’a affiné, et il l’utilise là où d’autres traductologues parlent d’« emprunt ». Delphine Chartier ne donne malheureusement pas cette précision et elle cite d’ailleurs ensuite comme choix de traduction « l’emprunt ou encore l’équivalence » [131], ce qui rappelle alors la classification de Vinay et Darbelnet. L’utilisation de termes provenant de différents théoriciens sans qu’en soient expliqués les tenants et aboutissants risque d’être problématique pour un lecteur non averti, car Ballard oppose justement le report à l’emprunt, estimant que l’emprunt ne constitue pas une stratégie de traduction mais un phénomène de langue, un fait de société qui n’est pas du ressort du traducteur, tandis que le report, lui, est un acte individuel que le traducteur effectue dans le cadre d’une équivalence textuelle. Cela dit, les exemples que commente Delphine Chartier permettent de voir que les stratégies de traduction sont variables selon les traducteurs, allant du report à l’acclimatation, et que leur bien-fondé l’est également, en fonction du texte. La troisième partie est consacrée à « L’onomastique : les patronymes et les toponymes ». L’auteur examine la traduction de certains patronymes, et en particulier ceux de personnages de fiction dans les œuvres destinées à la jeunesse (Harry Potter, Quasimodo Mouse), domaine où s’illustre « la créativité de certains traducteurs » [138]. Elle se penche ensuite sur la traduction de quelques titres de romans et de films avant de terminer par l’étude de quelques toponymes : ici, à côté du report ou de la traduction attestée, Delphine Chartier évoque l’incrémentialisation, et si les trois premiers exemples sont convaincants, il ne nous semble pas aller de même pour les deux suivants [141-142] : la traduction (anonyme et non commentée) de « as they crossed the Sound to the island » par « sur le pont du Sound entre l’île et la terre », si elle comporte effectivement une incrémentialisation de « Sound », par l’insertion du mot « pont », ne nous paraît pas satisfaisante, « Sound » n’étant pas compréhensible pour un lecteur français, qui lui préférerait sûrement la traduction attestée par « détroit », qui est d’ailleurs la solution choisie dans l’extrait qui suit (« Long Island Sound » rendu par « détroit de Long Island »), dans lequel nous ne voyons alors pas d’incrémentialisation. La quatrième partie étudie le rendu de « L’intertexte » en traduction, avec la nécessité de recréer, chez le lecteur cible, l’effet produit par l’intertextualité. L’auteur s’appuie des extraits tirés de différents genres (article de journal, romans, albums pour enfants, poème) pour montrer les enjeux liés à l’allusion intertextuelle, que celle-ci figure dans le texte source ou qu’elle soit introduite dans le texte cible. La cinquième partie, « Les niveaux de langue et registres de traduction », propose, à l’aide de quatre extraits commentés, de s’intéresser à la traduction de textes dans lesquels figurent des marqueurs lexicaux, grammaticaux et syntaxiques contribuant à situer socialement les personnages. L’auteur montre que les traductions produites sont plus ou moins convaincantes, certaines ayant tendance à ne pas rendre les différences de niveaux de langue et à normaliser le discours. La sixième partie est consacrée au problème de la traduction de « La métaphore », et surtout de la métaphore vive qui, contrairement à la métaphore figée, sollicite la créativité du traducteur. Les quatre extraits commentés (tirés de romans ou nouvelles de Murdoch, Crane, Capote et Sillitoe) illustrent là aussi les fortunes diverses de la métaphore en traduction, qui subit souvent une normalisation mais peut parfois être rendue adéquatement de façon littérale ou par divers moyens stylistiques. « La prosodie », objet de la partie suivante, est observée dans quatre extraits (dont Mansfield et Dahl), avec l’examen du rythme, des onomatopées et des sonorités, qui là encore doivent pousser le traducteur à la créativité. La huitième et dernière partie est consacrée aux « Jeux de mots » qui peuvent, selon la distinction établie par Jacqueline Henry, être ponctuels ou constituer la base même d’un texte. Le traitement, assez succinct, de trois exemples ne propose pas au lecteur de typologie claire du fonctionnement des jeux de mots d’une part et de leur traduction d’autre part, même s’il illustre une nouvelle fois la nécessité pour le traducteur de faire preuve de créativité. Evidemment, ces huit problèmes, même récurrents, sont loin de couvrir tous les cas de figure auxquels l’étudiant risque d’être confronté, et ils sont le résultat d’un choix effectué par l’auteur, mais ce chapitre donne un avant-goût de la méthodologie qu’il est possible d’appliquer. Cet ouvrage, écrit dans une langue claire, est agréable à lire et l’on perçoit le souci didactique qui guide l’auteur. Le manuel combine les réflexions d’ordre général ou théorique avec de courts extraits qui viennent illustrer le propos et l’on saura gré à l’auteur d’avoir toujours tenté de concilier, comme elle l’indique dans sa conclusion [167], théorie et pratique. Le corpus est très varié, ce qui permet d’avoir un panorama général et de constater que les critères en matière de choix de traduction reposent aussi sur le genre auquel appartient le texte à traduire. On peut penser que ce manuel satisfera davantage les étudiants ou les lecteurs curieux que les traducteurs ou traductologues avertis, dans la mesure où l’ouvrage n’est pas radicalement nouveau. Ainsi, pour le chapitre 2, l’auteur indique que son « survol historique » doit beaucoup à l’ouvrage de Michel Ballard (De Cicéron à Benjamin, Lille, PUL, 1992), tandis que la typologie des différentes approches/théories traductologiques présentée ensuite assez succinctement n’est pas fondamentalement différente de celle que l’on peut trouver chez Mathieu Guidère (Introduction à la traductologie, Bruxelles, De Boeck, 2008) d’ailleurs cité en bibliographie. Quant au chapitre 3, consacré aux relations établies entre les différents acteurs de la traduction, il évoque des points certes intéressants, mais déjà amplement balisés par Marie-Françoise Cachin dans son ouvrage de 2007 intitulé La traduction (Paris, Électre : Éditions du Cercle de la Librairie, collection « Pratiques éditoriales ») que l’on aurait d’ailleurs aimé voir figurer en bibliographie. On regrettera le fait que certains extraits ne soient pas suffisamment commentés et que l’on ait parfois l’impression de ne faire qu’effleurer les problèmes. Ceci est sûrement dû au format de l’ouvrage, comme le précise l’auteur [11], ainsi qu’à l’ampleur de la tâche (il est vrai que l’on ne peut creuser tous les problèmes liés à la traduction en moins de 200 pages !), mais il manque des ouvrages clés pour certains points : ainsi, dans le chapitre 5, le renvoi aux ouvrages de Ritva Leppihalme aurait été le bienvenu pour ce qui concerne l’intertextualité, tandis que les travaux de Dirk Delabastita (entre autres) auraient mérité de figurer, au moins autant que ceux de Jacqueline Henry, dans la partie consacrée aux jeux de mots. Au titre des points perfectibles au niveau des références, on notera que certains auteurs cités ne sont pas répertoriés dans la bibliographie (c’est le cas par exemple pour Richards, Catford, Nida, Toury et Wills cités p. 15-16, pour Chartier elle-même, dont un exemple en p. 22 est tiré d’un ouvrage de 2001 dont on ne trouve pas trace dans la bibliographie fournie, ou encore pour Chénetier, cité sans aucune référence en p. 34), tandis que d’autres voient leur patronyme écorché (*Ledere au lieu de Lederer) ou leur prénom modifié (*Jean D’Hulst au lieu de Lieven, *Guillaume Garnier au lieu de Georges, *Jean-Marie Gouanvic au lieu de Jean-Marc). On regrettera en outre que des revues comme Babel, The Translator ou Target ne figurent pas dans la liste des revues spécialisées [172]. Pour autant, l’étudiant qui souhaite avoir une vue d’ensemble des principaux enjeux liés à la traduction et se familiariser avec certains concepts pourra sans nul doute utiliser ce manuel comme base et y trouver matière à réflexion, quitte à consulter d’autres ouvrages pour approfondir telle ou telle question. Il aura également l’occasion de voir à l’œuvre une approche qui a le mérite de faire de la traductologie la pierre angulaire de l’enseignement de la traduction, ce qui permet, en prenant la traduction comme objet d’étude et en se fondant sur l’observation de traductions effectivement produites, de ne pas couper la théorie de la pratique et de proposer une méthodologie ainsi que des analyses qui conduisent peu à peu à l’autonomie et à l’élaboration d’une réflexion structurée sur cette activité éminemment complexe qu’est la traduction.
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