L’espace du Sud au féminin
Textes réunis par Brigitte Zaugg & Gérald Préher
Centre Écritures, Université Paul Verlaine – Metz, 2011 Collection Littérature des mondes contemporains Série Amériques, n°7 Broché. 234 pages. ISBN 978-2917403198. 15€
Recension de Frédérique Spill Université de Picardie Jules Verne (Amiens)
L’espace du Sud au féminin est un recueil d’articles en français et en anglais rassemblés autour de la question de la représentation de l’espace dans la littérature féminine du Sud des États-Unis. Le recueil s’organise autour de trois grands axes : espace et genre, espace et temps, espace et tradition. S’ouvrant sur une citation célèbre d’Elizabeth Spencer qui exprime, à travers la voix de l’une de ses narratrices, sa quête d’un paysage affectif – « a sort of permanent landscape of the heart » [5] –, l’introduction du volume montre combien le Sud des États-Unis peut se définir, par-delà ses coordonnées géographiques et historiques, comme un territoire du sentiment, auquel se rattachent des valeurs et un art de vivre particuliers. Enracinement, sens de la communauté et recréation de lieux qui hantent l’imaginaire font partie des mots-clés d’une poétique du Sud qui s’ancre dans l’espace, désigné de façon privilégiée par le terme place, plus subjectif que son corollaire, space. La spécificité de l’écriture féminine dans le Sud des États-Unis se trouverait dans les histoires parallèles qui se racontent en marge de la grande histoire et dans la conquête d’un espace singulier entre tradition et vœu d’émancipation, sous le poids d’un passé dont les fantômes et les obsessions ne cessent de hanter les esprits. C’est donc « le rapport des femmes à l’espace du Sud, qu’il soit littéral ou symbolique » [9] qui est examiné dans les articles regroupés dans ce recueil. Les premiers articles sont précédés d’un entretien exclusif en anglais avec Lisa Alther, romancière et nouvelliste dite du Sud. Cet entretien est habilement orchestré par Gérald Préher. Lisa Alther insiste d’emblée sur le caractère arbitraire et discutable de l’étiquetage des écrivains à l’intérieur de catégories définitoires : elle se réjouit d’appartenir en même temps à plusieurs catégories et considère que le geste créateur ne s’accompagne pas de la claire perception d’un horizon de lecteurs privilégiés de l’œuvre à venir. Dans sa représentation littéraire de l’espace, Lisa Alther explique que les lieux qu’occupent ses récits résultent le plus souvent de la synthèse imaginaire de caractéristiques empruntées à des lieux réels. L’article de Marie Liénard-Yeterian examine la manière dont Flannery O’Connor, Carson McCullers et Eudora Welty réinventent tour à tour la féminité sudiste, à rebours des stéréotypes traditionnellement associés à la Belle du Sud, en explorant les potentialités du grotesque. « The economy of the grotesque, écrit-elle, performs groundbreaking work to conquer new territories on the moving line of the frontier of the imagination » [31]. Dans les œuvres de ces trois romancières et nouvellistes, les personnages féminins sont déchus des piédestaux et sanctuaires qu’ils occupent traditionnellement et sombrent dans l’excès et la monstruosité, un geste d’autant plus transgressif qu’il s’inscrit dans un environnement culturel qui voue un véritable culte à la beauté du corps féminin. Urszula Niewiadomska-Flis s’intéresse plus particulièrement aux nouvelles d’Ellen Glasgow et à la manière dont le paradigme patriarcal des relations entre les sexes s’y trouve subverti. Elle montre comment la femme y est souvent enfermée et réduite au silence à l’intérieur d’un espace qui incarne la loi répressive du père. L’article de Gérald Préher porte sur le film d’André Toth intitulé Dark Waters (1944), « encore inédit en France » [65], précise-t-il, à l’heure où ce recueil paraît. En se livrant à une analyse détaillée des scènes clés du film, qui se passe en grande partie dans une maison qui paraît avoir toutes les caractéristiques du gothique, son article montre comment le décor génère un espace de la menace et de la peur. Yvette Rivière revient, pour sa part, sur les héroïnes de Carson McCullers, montrant combien elles sont marquées, et souvent symboliquement handicapées, par le poids oppressant de la tradition et de la communauté, qui « exerce un rôle normatif » [88]. Son article vise à montrer que ses personnages féminins sont pour Carson McCullers l’occasion de dénoncer « l’arbitraire de la division entre les genres » [87]. Nicole Ollier conclut la première partie du recueil, « Espace et Genre », par une réflexion sur la transgression des limites de l’espace genré du Sud dans les nouvelles de Flannery O’Connor. En s’attachant au stéréotype de la belle du Sud et en consacrant plus particulièrement son attention à la nouvelle intitulée « Good Country People », Nicole Ollier montre combien « la femme hérite d’une tradition qui la hisse sur un piédestal, pour mieux la confiner dans une sphère d’impuissance » [93]. Chez O’Connor, dont, remarque-t-elle, la sévérité s’accroît en fonction de sa proximité avec ses personnages féminins, ces derniers sont souvent représentés sous un jour extrêmement peu flatteur. Ainsi, Joy/Hulga, personnage pour le moins anticonformiste, fait dans sa rébellion contre l’ordre patriarcal, l’expérience de l’espace interdit du voyeurisme et de la monstruosité, éclairant d’une lumière nouvelle la maxime « tel est pris qui croyait prendre ». C’est Elisabeth Béranger qui inaugure la deuxième partie du recueil, « Espace et Temps », avec un inventaire des moments de transe et de ravissement qui traversent les nouvelles d’Eudora Welty, états, écrit-elle, « où le personnage est comme en suspens, entre deux mondes, en train de passer peut-être, de devenir autre et même parfois l’autre » [113]. Youli Theodosiadou se penche plus particulièrement sur la géographie de l’espace dans une nouvelle de Welty, à savoir « Livvie ». Son analyse se construit sur la distinction entre le terme space et son corollaire, le mot place. Space évoque un espace abstrait, vaste, libre et souvent menaçant, écrit-il, tandis que le mot place est souvent associé aux notions de stabilité et de sécurité. Youli Theodosiadou montre combien la notion de place a fini par faire partie intégrante de l’identité des Sudistes, l’attachement à la terre constituant pour eux un rempart contre les influences extérieures. Son commentaire de la nouvelle de Welty joue sur cette opposition constante entre space, qui désigne le vaste monde extérieur, et place, que représente l’ordre de la domus. Dans une perspective similaire, Constante González Groba s’intéresse à l’œuvre de Bobbie Ann Mason, romancière et nouvelliste contemporaine, et plus particulièrement à ses nouvelles regroupées sous le titre Nancy Culpepper (2006), du nom du personnage éponyme. Evoquant dans leur succession des récits mettant en scène le même personnage féminin de l’enfance à l’âge mûr, à différents moments charnières de son expérience, cet article montre comment, entre enracinement et déracinement, Nancy est amenée à créer et recréer son identité, en proie à la fragmentation et à la discontinuité croissantes du monde moderne. Thibault Marthouret consacre un bel article à la poésie de Natasha Trethewey, poétesse métisse détentrice du Prix Pulitzer de poésie, et plus particulièrement à son troisième recueil, Native Guards (2007), dans lequel les thématiques de la condition féminine et de l’histoire se trouvent intimement mêlées. Les micro-lectures qui jalonnent cet article sont à l’affût des manifestations d’un travail contre l’oubli, l’expérience de Trethewey étant marquée par un événement traumatique, à savoir le meurtre de sa mère par son beau-père. C’est « la métaphorisation de l’oubli comme un espace vide » [168] qui se trouve ici au cœur de l’analyse, ainsi que ses répercussions sur l’espace du Sud. La troisième et dernière partie du recueil, « Espace et Tradition », s’ouvre avec une contribution de Gisèle Sigal, qui interroge le motif de la fortitude dans les œuvres de quatre romancières du Sud de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, à savoir Mary Noailles Murfree, Edith Summers Kelley, Ellen Glasgow et Elizabeth Madox Roberts. Mêlant considérations biographiques et observations littéraires, cet article retrace les trajets spirituels et émotionnels des quatre romancières et leur lutte fructueuse contre l’adversité. Amélie Moisy se livre à une analyse de The Dollmaker (1954), le troisième roman de Hariette Arnow portant sur les communautés appalachiennes, ici saisies au moment même de leur dissolution, à travers le regard d’un personnage féminin, Gertie, qui se trouve finalement contrainte de suivre avec sa famille son mari à Détroit. Dans son article, Amélie Moisy montre comment la dissolution de l’espace domestique va de pair avec une dégradation des valeurs caractéristiques du Sud. Danièle Pitavy-Souques propose une relecture de la nouvelle de Eudora Welty intitulée « A Curtain of Green ». Après avoir replacé Welty dans le contexte culturel bouillonnant de la première moitié du XXe siècle, Danièle Pitavy-Souques propose une analyse originale qui met en lumière la dimension chamanique de la nouvelle : « chaos, transe, sacrifice et guérison » [205], et montre, pour finir, la manière dont le jardin opère comme la métaphore privilégiée du territoire de l’artiste. Enfin, Michel Bandry porte un autre regard sur la femme dans les Appalaches à travers l’évocation du roman épistolaire de Lee Smith, Fair and Tender Ladies (1988) qui, lettre après lettre, retrace sous l’égide de son titre ironique, le parcours mouvementé de son héroïne, Ivy Rowe, tout en exposant la dureté de l’existence et de la condition féminine dans les montagnes de Virginie. L’espace du Sud au féminin est, dans l’ensemble, un recueil d’une grande qualité, qui remplit son programme de façon très convaincante. Les essais qui s’y succèdent sont organisés selon une logique cohérente ; ils ont en outre le grand mérite d’offrir une vision à la fois kaléidoscopique et précise de la littérature féminine du Sud des États-Unis et de son traitement de l’espace. Tandis que les grandes plumes de la littérature féminine sudiste y côtoient des auteures plus contemporaines et parfois moins connues du public, les contributeurs du recueil traitent indifféremment du roman, de la nouvelle, de la poésie et même du cinéma, ce qui ne gâche en rien le plaisir du lecteur qui, dans le sillage de ces dames du Sud, effectue à son tour une pérégrination à la fois enrichissante et inédite qui revisite certains classiques de la littérature du Sud (Eudora Welty occupant sans conteste la place d’honneur dans la sélection retenue) tout en générant le désir de nouvelles découvertes de lecture.
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