L’Art du langage Fragments anglo-américains (Vol. IV)
Sous la direction de Sandrine Sorlin
Paris : Michel Houdiard, 2011 Broché. 198 pages. ISBN 978-2356920652. 20 €
Recension de Camille Fort Université de Picardie Jules-Verne (Amiens)
Cet ouvrage collectif ne se borne pas à réunir, sous la direction de Sandrine Sorlin, une série d’articles axés sur un thème commun, le style. Il reflète un double projet : traduire et commenter divers textes où un auteur, moderne ou contemporain, s’efforce de creuser son rapport à l’écriture littéraire. Imposé par le format de la collection, ce choix ne manque pas de cohérence tant traduire est déjà commenter, et commenter revient à se faire l’interprète de son auteur. En traduisant essai, chapitre ou entretien, l’exégète se confronte à la parole « en acte » de l’écrivain, tant elle est ici fond et forme, matière et manière. Et les traductions proposées, celles notamment de Samuel Beckett, John Edgar Wideman, Toni Morrison ou Angela Carter, donnent bel et bien à entendre la façon dont ces écrivains ressaisissent le matériau linguistique pour l’émanciper de ses limites, voire de ses préjugés accumulés. Le recueil se divise en trois parties. La première, intitulée « Style et métaphore poétique », regroupe deux essais. Celui de John Addington Symonds cherche ainsi à faire la part entre ce qui, dans le style, ressort du génie personnel et de l’héritage collectif. En replaçant ce texte dans l’histoire personnelle et intellectuelle de son auteur, Bénédicte Coste éclaire sa singularité poignante : stipulant que le style est au carrefour de l’appartenance communautaire (le « génie des langues ») et de l’autonomie artistique, Symonds aboutit à un plaidoyer pour l’hybridité qui reflète à la fois son acuité critique et sa quête de la tolérance, sexuelle notamment. L’article suivant de Robert Frost emploie des moyens détournés pour rendre compte du caractère unique de l’œuvre littéraire : anecdote, image, métaphore... cette dernière devenant le « symbole constant » de la lutte du créateur pour s’approprier les contraintes prosodiques sans sacrifier l’inspiration à la virtuosité formelle. Texte dense et surprenant derrière son apparente limpidité, l’essai de Frost se conclut par un poème glosé par Guillaume Tanguy dans une lecture attentive et enrichissante. La partie suivante, « Ponctuation musicale : expression du ‘décousu’ », recouvre deux textes. Celui d’Anthony Suter expose l’influence de Wagner sur Édouard Dujardin, auteur du récit pré-moderniste Les Lauriers sont coupés. En soulignant à son tour les résonances wagnériennes dans les écrits de Suter, Nathalie Vincent-Arnaud montre combien le « wagnérisme » a influencé toute une tradition, celle qui, succédant aux symbolistes, s’attache à montrer l’événement par le prisme de ses résonances intérieures, la génération du monologue intérieur et du stream of consciousness. Ce « jeu serré des réminiscences » (Suter) se retrouve dans le texte suivant, un chapitre extrait du roman de jeunesse beckettien DREAM OF FAIR to middling WOMEN. Les références intertextuelles s’y mutliplient, moins pour édifier le lecteur que pour le perdre dans une série vertigineuse de digressions. La première, sur les cloches musicales chinoises, offre cependant un modèle – une musique « désaccordée » ou « désorchestrée » – à la narration beckettienne : comme le montre Pascale Sardin, avec cette écriture volontairement spéculaire, grotesque et contradictoire, le style beckettien trouve son point d’amorce. Séditieuse, irrévérente, défiant l‘héritage conventionnel : ces termes pourraient aussi bien définir l’écriture romanesque de Toni Morrison et sa tentative de faire ressurgir la parole oubliée des Noirs dans une langue, l’anglais américain, entachée de préjugés sexistes et raciaux. Son entretien passionnant avec Thomas LeClair, lequel montre aussi bien l’aisance avec laquelle Morrison passe d’un idiome à un autre, du langage universitaire et critique à l’aphorisme, la parabole ou l’apostrophe littéraire, est superbement traduit par Claudine Raynaud. Dans la même perspective, l’essai de John Edgar Wideman sur « l’architectonique de la fiction » déporte la rhétorique mesurée de l’essai vers une oralité plus cadencée, qui commémore l’Histoire des Noirs américains en jouant sur la dislocation, les mots-valises, l’inspiration au sens premier du terme – la quête d’un souffle qui remette le sens en mouvement, par opposition au « fixisme » de l’anglais dominant. Ces deux essais s’avèrent profondément poétiques, non au sens « noble » et hiératique du terme, mais en ce qu’ils travaillent à re-forger une langue perdue de vue, à réinventer ses figures, à lui réinsuffler une force visionnaire. La dernière partie, à l’intitulé un peu généraliste « La langue, reflet du monde ? », s’ouvre sur une réflexion pleine d’humour et de provocation menée par Angela Carter autour de langage et gender. Publié en 1980, un an avant la sortie du Man-Made Language de Dale Spender, ce texte « inclassable » (Julie Sauvage) détourne à son tour les normes de l’article universitaire avec une jubilation acérée. S’il appelle à transgresser un discours linéaire et rationnel marqué au coin de la virilité culturelle, il critique aussi bien la fossilisation du discours féministe pionnier : la « langue de la sororité » a fini par générer une idéologie matriarcale qui ne vaut guère mieux. Comment recouvrer dès lors, par le truchement de la littérature, une langue qui ne soit pas la novlangue d’un système ou d’un autre ? Là où les écrivains noirs des textes précédents allaient du côté du souffle, de l’oralité recréée, Carter prend une voie à la fois parallèle et légèrement divergente : elle prône l’écriture bâtarde qui mélange les registres, l’intime et le public, le sociolecte économique et l’argot sexuel, en une « joyeuse polyphonie discordante ». Là où les écrivains noirs cherchent à parler depuis ce lieu perdu, que l’imagination invente (au sens premier du terme) sans nier son ancrage fictionnel, l’écrivain féministe voudrait parler « de nulle part et de partout à la fois », à la marge de la marge. Lui-même décentré dans l’architecture du recueil, ce texte résonne comme une chambre d’échos : l’autonomie du style, la force de l’image, l’ébranlement d’une hiérarchie linguistique, le grain barthésien de la voix, autant d’enjeux ressaisis avec une vigueur démonstrative peu commune. En comparaison, l’article suivant, de Will Self, sur le défi, relevé dans Le Livre de Dave, de créer un langage romanesque démotique, « faisant justice à la façon dont les gens [les gens ?] parlent vraiment », pourra sembler plus subjectif et moins convaincant. Peut-on vraiment stipuler que « l’anglais littéraire » équivaut de nos jours à une série de formulations mandarines, « ampoulées », marquant une résistance à la modernité ? Au vu de l’extrême richesse et de l’extrême diversité de la production romanesque britannique, c’est un jugement qui peut laisser dubitatif, et que souligne encore le commentaire de Maylis Rospide sur les compromis narratoriaux auxquels Self lui-même a abouti dans sa gestion du familier et de l’étrange. Last but not least, le texte de Walker Percy sur « Le Mystère du Langage » qui conclut l’ensemble, revient sur le rôle essentiel joué par l’autre dans la construction du langage et de la communication consciente entre les hommes. Cette communication vivante, suscitant chez l’homme le besoin constant de symboliser et verbaliser l’impression, comme le rappelle Sandrine Sorlin, représente une coda appropriée à cet ouvrage, tant celui-ci remet utilement en exergue les tentatives (et leurs limites) de chaque écrivain pour porter le langage vers l’altérité. Que ce soit par la prise de risque métaphorique, l’éloge de la voix, la minoration d’une langue dominante... tout ce qui, en somme, amène l’écrivain à répondre de l’autre devant autrui et devant l’Histoire.
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