La méthode de Sherlock Holmes De la clinique à la critique
Dominique Meyer-Bolzinger
Paris : Campagne Première, 2012 Broché. 228 p. ISBN 978-2915789799. 20,30 €
Recension de Jean-Pierre Naugrette Université Sorbonne Nouvelle-Paris III
Sherlock Holmes a le vent en poupe. La récente série Sherlock de Dominique Meyer-Bolzinger est bien connue des milieux holmesiens pour ses travaux sur les rapports entre la méthode de Sherlock Holmes et la clinique. Auteur d’un remarquable article intitulé « Sherlock Holmes et la médecine » (Temps Noir, Joseph K., n° 6, 2002) et de Une méthode clinique dans l’enquête policière : Holmes, Poirot, Maigret (Liège : Éd. du CEFAL, 2003), elle récidive aujourd’hui avec un livre qui effectue un vaste tour d’horizon du rapport de Sherlock Holmes à la médecine— avec un sous-titre emprunté à Deleuze. L’entreprise n’est jamais facile, qui consiste à tenter d’articuler un champ de savoir scientifique précis, en l’occurrence la médecine, avec un corpus littéraire donné. On peut évidemment raisonner en termes d’influence, ou de porosité des problèmes. Conan Doyle, qui était lui-même médecin (on raconte souvent qu’il a commencé à écrire ses histoires de Sherlock Holmes en attendant les clients qui se faisaient rares), a puisé son inspiration chez son professeur de médecine à l’Université d’Édimbourg, Joseph Bell, capable de deviner les pathologies dont souffraient ses patients rien qu’en observant leurs symptômes (voir Ely M. Liebow, L'homme qui était Sherlock Holmes : Une biographie du Dr. Joe Bell, Éditions Baker Street, 2009). Mais tout ceci est bien connu. Il est plus intéressant de construire, comme le fait Meyer-Bolzinger à la suite de Carlo Ginzburg, une sorte de paradigme de la détection comme déchiffrage de symptômes : à la fin du XIXe, Holmes est en bonne compagnie puisqu’il voisine avec Binet, Charcot, Freud, Breuer et d’autres. « La plus évidente des convergences entre la médecine et la méthode d’investigation de Sherlock Holmes est, en effet, le rapprochement entre indices et symptômes » [70]. Citant tout naturellement Foucault dans Naissance de la clinique, l’auteur reprend sa distinction entre le regard et le coup d’œil, ce dernier étant l’apanage du médecin comme du détective, qui savent tracer la ligne droite, véritablement opératoire, qui permet de distinguer l’essentiel de l’inessentiel. Cela implique parfois une forme de brutalité : mettre le doigt là où ça fait mal, dire la vérité au malade, mais aussi au Dr Watson, victime souvent consentante de ces dommages collatéraux. Une fois ce rapprochement entre médecine et littérature
opéré, reste cependant l’essentiel, à savoir la littérature. Si tel n’était pas
le cas, seuls les étudiants en médecine ou les médecins liraient Sherlock
Holmes. L’auteur en est parfaitement consciente, qui consacre d’excellentes
pages à la manière dont Doyle, loin de viser une exactitude purement « clinique »
dans sa fiction, reprend un matériau médical à des fins d’investigation
policière, voire même d’effets sensationnels (voir le débat sans fin entre
Holmes et Watson sur ce sujet, y compris dans la série BBC). En 1891, Doyle
séjourne à Vienne pour assister à un Congrès d’ophtalmologie, domaine dans
lequel il se serait volontiers spécialisé : il rencontre à cette occasion
Albrecht von Graefe, l’inventeur du bistouri-cataracte. L’instrument sera
repris dans la nouvelle des Mémoires de
Sherlock Holmes, « Flamme d’Argent », pour devenir l’arme du
crime, hardi renversement d’un instrument destiné en principe à la guérison
plus qu’au meurtre. Gageons que la référence précise, dans la nouvelle, à
l’instrument en question est aussi un moyen pour Doyle d’ancrer l’enquête dans
une vraisemblance. En d’autres termes, médecine et style ont partie liée. Dans
« L’Affaire de Lady Sannox » (Sous
la lampe rouge : Contes et récits de la vie médicale, Actes Sud,
2006), le bistouri deviendra même l’instrument d’une vengeance particulièrement
horrible, puisque le chirurgien jaloux s’en servira pour défigurer sa femme. En
réalité, la matériau médical est bel et bien théâtralisé par Doyle, comme dans
« Le détective agonisant », où Holmes se met en scène comme mourant,
aux fins de convaincre non seulement son adversaire afin de le piéger, mais
aussi son ami le Dr Watson, horrifié devant la maigreur de son ami, ses croûtes
sur les lèvres, etc. Comment piéger un docteur en se maquillant de telle sorte
qu’on affiche de faux symptômes, voilà qui caractérise bien sinon la méthode de
Sherlock Holmes, du moins ses manières, plus irrévérencieuses vis-à-vis de La question du diagnostic est également au cœur de
« L’aventure du soldat blafard », étrange nouvelle liée à
l’expérience de Doyle comme médecin lors de la guerre des Boers (il écrivit
dans le British Medical Journal de
juillet 1900 un article sur les ravages de la fièvre entérique). Elle tourne
autour de la réclusion d’un jeune vétéran rapatrié d’Afrique du Sud, qu’un de
ses anciens camarades, James M. Dodd, tente d’approcher malgré le cordon
sanitaire qui semble le protéger des regards, au fond de la propriété
familiale. C’est avec l’aide de Holmes que Dodd parvient à forcer les
barrages : c’est même Holmes (Watson est absent de l’histoire) qui fournit
le diagnostic, à savoir la lèpre. On est ici au plus près, semble-t-il, de la
superposition entre diagnostic clinique et policier. Pourtant, une fois encore,
Doyle réintroduit un espace de jeu en proposant une fin qui remet en cause le diagnostic
initial. Comme l’a montré Catherine Wynne, la nouvelle relève moins de la
dermatologie (la lèpre expliquerait la peau blafarde du jeune homme) que des
pathologies de stress liées au combat : comme dit Wynne, la détection se
fait ici « traumatique » (voir Bacilles,
phobies et contagions : Les métaphores de la pathologie, sous la dir.
de Caroline Bertonèche, Michel Houdiard, 2012). Convoqué par Holmes lui-même au
chevet du jeune homme, le spécialiste londonien en réfère aux mystères de la
psychologie plus qu’aux pseudo-certitudes de la dermatologie. Comme nombre de
ses contemporains, Doyle, on le sait, croyait dur comme fer à la paranormalité
et aux mystères échappant à la philosophie, ce qui relativise son rapport au
positivisme ambiant. On le voit à travers cet exemple où le clinique le dispute
à l’irrationnel (comme dans «
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