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La méthode de Sherlock Holmes

De la clinique à la critique

 

Dominique Meyer-Bolzinger

 

Paris : Campagne Première, 2012

Broché. 228 p. ISBN 978-2915789799. 20,30 €

 

Recension de Jean-Pierre Naugrette

Université Sorbonne Nouvelle-Paris III

 

 

Sherlock Holmes a le vent en poupe. La récente série Sherlock dela BBC a définitivement décapé les images par trop victoriennes du détective et de son fidèle associé le Dr Watson : transposés dans le Londres de notre époque, avec ses ordinateurs et ses téléphones portables, ils sont devenus, sans trop d’efforts d’adaptation, nos immédiats contemporains. Face au succès de la série, les libraires anglais ont dû ressortir les œuvres complètes de Conan Doyle, qui n’ont jamais connu pareil succès. En 2013 et 2014, de nombreuses manifestations et colloques se préparent un peu partout dans le monde pour fêter le détective et ses méthodes. Le colloque de Cerisy-la-Salle, intitulé « Jouvences sur Sherlock Holmes » (août-sept. 2014) devrait poser la question de l’éternelle jeunesse du limier anglais, ce qui fait sa pérennité aujourd’hui. Son rapport original à la science, et notamment à la médecine de son époque—mais aussi peut-être à la nôtre—fait sans doute partie de sa modernité.

Dominique Meyer-Bolzinger est bien connue des milieux holmesiens pour ses travaux sur les rapports entre la méthode de Sherlock Holmes et la clinique. Auteur d’un remarquable article intitulé « Sherlock Holmes et la médecine » (Temps Noir, Joseph K., n° 6, 2002) et de Une méthode clinique dans l’enquête policière : Holmes, Poirot, Maigret (Liège : Éd. du CEFAL, 2003), elle récidive aujourd’hui avec un livre qui effectue un vaste tour d’horizon du rapport de Sherlock Holmes à la médecine— avec un sous-titre emprunté à Deleuze. L’entreprise n’est jamais facile, qui consiste à tenter d’articuler un champ de savoir scientifique précis, en l’occurrence la médecine, avec un corpus littéraire donné. On peut évidemment raisonner en termes d’influence, ou de porosité des problèmes. Conan Doyle, qui était lui-même médecin (on raconte souvent qu’il a commencé à écrire ses histoires de Sherlock Holmes en attendant les clients qui se faisaient rares), a puisé son inspiration chez son professeur de médecine à l’Université d’Édimbourg, Joseph Bell, capable de deviner les pathologies dont souffraient ses patients rien qu’en observant leurs symptômes (voir Ely M. Liebow, L'homme qui était Sherlock Holmes : Une biographie du Dr. Joe Bell, Éditions Baker Street, 2009). Mais tout ceci est bien connu. Il est plus intéressant de construire, comme le fait Meyer-Bolzinger à la suite de Carlo Ginzburg, une sorte de paradigme de la détection comme déchiffrage de symptômes : à la fin du XIXe, Holmes est en bonne compagnie puisqu’il voisine avec Binet, Charcot, Freud, Breuer et d’autres. « La plus évidente des convergences entre la médecine et la méthode d’investigation de Sherlock Holmes est, en effet, le rapprochement entre indices et symptômes » [70]. Citant tout naturellement Foucault dans Naissance de la clinique, l’auteur reprend sa distinction entre le regard et le coup d’œil, ce dernier étant l’apanage du médecin comme du détective, qui savent tracer la ligne droite, véritablement opératoire, qui permet de distinguer l’essentiel de l’inessentiel. Cela implique parfois une forme de brutalité : mettre le doigt là où ça fait mal, dire la vérité au malade, mais aussi au Dr Watson, victime souvent consentante de ces dommages collatéraux.

Une fois ce rapprochement entre médecine et littérature opéré, reste cependant l’essentiel, à savoir la littérature. Si tel n’était pas le cas, seuls les étudiants en médecine ou les médecins liraient Sherlock Holmes. L’auteur en est parfaitement consciente, qui consacre d’excellentes pages à la manière dont Doyle, loin de viser une exactitude purement « clinique » dans sa fiction, reprend un matériau médical à des fins d’investigation policière, voire même d’effets sensationnels (voir le débat sans fin entre Holmes et Watson sur ce sujet, y compris dans la série BBC). En 1891, Doyle séjourne à Vienne pour assister à un Congrès d’ophtalmologie, domaine dans lequel il se serait volontiers spécialisé : il rencontre à cette occasion Albrecht von Graefe, l’inventeur du bistouri-cataracte. L’instrument sera repris dans la nouvelle des Mémoires de Sherlock Holmes, « Flamme d’Argent », pour devenir l’arme du crime, hardi renversement d’un instrument destiné en principe à la guérison plus qu’au meurtre. Gageons que la référence précise, dans la nouvelle, à l’instrument en question est aussi un moyen pour Doyle d’ancrer l’enquête dans une vraisemblance. En d’autres termes, médecine et style ont partie liée. Dans « L’Affaire de Lady Sannox » (Sous la lampe rouge : Contes et récits de la vie médicale, Actes Sud, 2006), le bistouri deviendra même l’instrument d’une vengeance particulièrement horrible, puisque le chirurgien jaloux s’en servira pour défigurer sa femme. En réalité, la matériau médical est bel et bien théâtralisé par Doyle, comme dans « Le détective agonisant », où Holmes se met en scène comme mourant, aux fins de convaincre non seulement son adversaire afin de le piéger, mais aussi son ami le Dr Watson, horrifié devant la maigreur de son ami, ses croûtes sur les lèvres, etc. Comment piéger un docteur en se maquillant de telle sorte qu’on affiche de faux symptômes, voilà qui caractérise bien sinon la méthode de Sherlock Holmes, du moins ses manières, plus irrévérencieuses vis-à-vis dela Faculté qu’il n’y paraît : il y a bien un côté « bluffeur » chez Holmes, qui nous enchante [67] mais qui du même coup relativise tout rapprochement sérieux entre ses méthodes et celles d’un médecin. Il va de soi que dans nos vies nous ne sommes pas prêts à consulter sérieusement un amateur de farces et attrapes.

La question du diagnostic est également au cœur de « L’aventure du soldat blafard », étrange nouvelle liée à l’expérience de Doyle comme médecin lors de la guerre des Boers (il écrivit dans le British Medical Journal de juillet 1900 un article sur les ravages de la fièvre entérique). Elle tourne autour de la réclusion d’un jeune vétéran rapatrié d’Afrique du Sud, qu’un de ses anciens camarades, James M. Dodd, tente d’approcher malgré le cordon sanitaire qui semble le protéger des regards, au fond de la propriété familiale. C’est avec l’aide de Holmes que Dodd parvient à forcer les barrages : c’est même Holmes (Watson est absent de l’histoire) qui fournit le diagnostic, à savoir la lèpre. On est ici au plus près, semble-t-il, de la superposition entre diagnostic clinique et policier. Pourtant, une fois encore, Doyle réintroduit un espace de jeu en proposant une fin qui remet en cause le diagnostic initial. Comme l’a montré Catherine Wynne, la nouvelle relève moins de la dermatologie (la lèpre expliquerait la peau blafarde du jeune homme) que des pathologies de stress liées au combat : comme dit Wynne, la détection se fait ici « traumatique » (voir Bacilles, phobies et contagions : Les métaphores de la pathologie, sous la dir. de Caroline Bertonèche, Michel Houdiard, 2012). Convoqué par Holmes lui-même au chevet du jeune homme, le spécialiste londonien en réfère aux mystères de la psychologie plus qu’aux pseudo-certitudes de la dermatologie. Comme nombre de ses contemporains, Doyle, on le sait, croyait dur comme fer à la paranormalité et aux mystères échappant à la philosophie, ce qui relativise son rapport au positivisme ambiant. On le voit à travers cet exemple où le clinique le dispute à l’irrationnel (comme dans « La Marque dela Bête » de Kipling), l’absence du Dr Watson ne permet pas pour autant à Holmes de triompher comme vrai médecin, alors que dans « Le détective agonisant », la présence à ses côtés du docteur permettait son triomphe comme faux malade : le rapport entre clinique et critique est bien, comme le montre Dominique Meyer-Bolzinger dans ce livre qui devrait faire autorité—malgré, notons-le, l’absence d’une bibliographie—, dialectique, ludique, parfois polémique. Entre Watson qui incarnerait plutôt le regard (ne serait-ce que du lecteur) et Holmes qui représenterait le coup d’œil supposé infaillible, il n’est jamais dit, et c’est tant mieux, dans cet univers foncièrement « malléable » [197], qui l’emporte.

 

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