Le cinéma parle ! Études sur le verbe et la voix dans le cinéma anglophone
Sous la direction d’Anne-Marie Paquet-Deyris & Dominique Sipière
Bulletin du CICLAHO, n°6 Nanterre : Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2012 Broché. 480 p. ISBN 978-2907335324. 20€
Recension d’Isabelle Schmitt Université de Bourgogne (Dijon)
Dans ce numéro 6 du bulletin du CICLAHO (groupe de recherche sur le cinéma classique hollywoodien), Anne-Marie Paquet-Deyris et Dominique Sipière ont regroupé 28 articles en français ou en anglais issus du XIVe colloque de la Société d’Étude et de Recherche sur le Cinéma Anglophone (SERCIA) organisé à Paris Ouest Nanterre La Défense en septembre 2009. Le recueil, où le film est envisagé comme parole plurielle, est placé sous le signe de la recherche d’une convergence utopique et féconde entre image et son, visage et voix.
Comme son titre l’indique (« Aux origines de la voix »), la première partie est consacrée à la transition entre « muet » et « parlant », les six articles convergeant autour de la question clé de la synchronisation. S’intéressant à la nature hybride de productions largement délaissées par les historiens, Jean-Marie Leconte montre comment, entre 1927 et 1930, la parole et le son se sont intégrés aux films et comment, confrontés à une technologie nouvelle, les cinéastes en sont venus à élaborer une grammaire fondant le style hollywoodien classique.
L’article de Raphaëlle Costa de Beauregard prolonge ce travail en s’intéressant à un « proto-parlant » britannique, A Cottage on Dartmoor (Anthony Asquith, 1929). L’auteur y étudie « l’éloquence du silence » à travers l’analyse de toute une imagerie sonore, reprenant l’argument fondamental de Melvyn Stokes selon lequel le cinéma n’a jamais été vraiment silencieux, argument qu’il développe dans un article passionnant consacré en particulier aux commentateurs (« film lecturers ») des films muets à la fin de la première décennie du vingtième siècle.
Tandis que l’étude de trente « hybrides» britanniques produits entre 1929 et 1931 permet à Robert Murphy de montrer que la difficile, mais féconde, résolution de la tension entre son et image pose les jalons de la production des décennies suivantes, Philippe Roger et Simone Rinzler se consacrent à Charlie Chaplin, dont la « résistance au parlant » est bien connue. Pour l’un comme pour l’autre, Chaplin mit le temps et l’effort nécessaires à trouver sa voix, pour Simone Rinzler dans le discours de résistance tel qu’il s’énonce à la fin du Dictateur. Philippe Roger, confrontant la version muette de 1925 de La Ruée vers l’or à la sonorisée de 1942, s’interroge sur le déphasage introduit par la suppression des intertitres et l’ajout d’un commentaire dans la seconde, et en vient à définir la nature de la « voix » de Chaplin, soit la mélodie pure dans laquelle « la voix corporelle rejoint le chant de l’âme » [51].
L’article de Gilles Menegaldo qui ouvre la deuxième partie, intitulée « Grammaire de la parole », revient sur les débats autour de la voix off pour établir de précieuses distinctions entre voix in, off et over et étudier en profondeur les modalités de la voix over dans les films classiques (policier et noirs).
Pour sa part, Taïna Tuhkunen présente un tableau complet des voix féminines et des ambiguïtés vocales dans All About Eve (Mankiewicz, 1950), décrivant comment la voix autoritaire des « nouvelles femmes » de cinéma des années trente et quarante semblent céder la place à des voix faussement douces ou naïvement sexy témoignant de rapports homme/femme différents. Dans la troisième partie, Marguerite Chabrol se concentrera sur le cas particulier de la voix d’une de ces femmes « fortes », Katherine Hepburn, voix construite aux effets de réception contradictoires [261].
Autres rapports tendus, les rencontres de crise entre les mots et les images dans les films d’Ernst Lubitsch permettent à Dominique Sipière d’explorer jeux et écarts, tant dans la diégèse que dans le verbe même, les mots construisant par iconogénèse des images différant de celles du film dans des « joutes qui produisent du sens » [178].
Katalin Por se concentre sur Trouble in Paradise du même Ernst Lubitsch pour y étudier les écarts entre scénario et film organisant des « dissonances signifiantes » entre récit et narration [190]. De son côté, Jacline Moriceau s’intéresse à une autre source de tensions, celles induites par le passage au parlant entre dialogues originaux et traductions. S’agissant de donner accès au sens d’œuvres artistiques au signifié « tremblé » [196], elle préfère utiliser le terme « translation ».
La troisième partie, consacrée à la période classique, s’ouvre sur la comparaison opérée par Yves Carlet entre Young Mr. Lincoln de John Ford et Mr. Smith Goes to Washington de Frank Capra, deux films de 1939 dans lesquels l’art oratoire des protagonistes exalte le peuple américain. Zachary Baqué reprend le film de Ford pour le rapprocher de Advise and Consent (Otto Preminger, 1962) et montre comment les valeurs énoncées devant le dispositif théâtral du Sénat sont régénérées par l’oral.
L’article d’Anne Martina sur le Musical est d’une richesse telle qu’on se contentera ici de renvoyer tout lecteur travaillant sur le genre à cette lumineuse étude de « la métamorphose du matériau verbal lors du passage à l’expression chantée » [237]. Concluant cette partie, Elena von Kassel se consacre à l’école documentaire britannique entre 1933 et 1945, en particulier à l’évolution du commentaire entre apparente objectivité et subjectivité.
Sous le titre « Quelques idiomes particuliers », la quatrième partie rassemble quatre articles qui tous s’intéressent à des phénomènes de ruptures. Xavier Daverat et Philippe Morice se font écho puisque le premier s’intéresse aux logorrhées triviales auxquelles se livrent certains personnages du cinéma américain et le second à la façon qu’a la « Créature eastwoodienne » [310] de déstabiliser ses adversaires par « sa parole insoumise, son écart de langage » [311]. Nicole Cloarec et Anne-Marie Paquet-Deyris étudient pour leur part la disjonction entre corps et voix, dans le cas de l’usage très rare de la deuxième personne dans la voix à la fois off et over dans Blast of Silence (1961) pour la première et de la « prise de parole » maléfique de la marionnette dans deux films de ventriloques pour la seconde.
Toujours sous le digne de l’écart, « La voix moderne », dernière partie du recueil, s’ouvre par l’analyse que fait Trudy Bolter du thème du langage dans trois films majeurs de Paul Thomas Anderson (Magnolia, Punch-Drunk Love et There Will Be Blood) structurés par l’antithèse entre hypocrisie et sincérité de la parole. Dans son étude de Down by Law de Jim Jarmush (1986), Céline Murillo montre comment les voix fonctionnent comme un reflet du rapport des personnages à l’existence, tandis qu’Isabelle Singer se consacre à Dead Man (2005), du même Jarmush, analysant la progression des personnages vers un véritable échange verbal les constituant en sujets.
Sina Vatanpour montre comment dans The Inner Life of Martin Frost (2006), Paul Auster fait jouer les différentes fonctions de narrateur, réalisateur et auteur les unes contre les autres, et met en place un rapport dialectique entre mots et images permettant de créer l’illusion tout en la dénonçant. David Roche s’intéresse aux dialogues et aux personnages chez Quentin Tarentino, s’appuyant sur une étude de Reservoir Dogs (1992) pour montrer comment les personnages prennent leur épaisseur caractéristique dès lors qu’ils articulent l’écart entre le réel et le symbolique, résolvant ainsi le paradoxe du « naturel » des dialogues dans des films retravaillant les genres hollywoodiens.
Stéphanie Benson, étudiant la voix du Colonel Kurtz dans Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), et Jean-François Baillon, rapprochant le documentaire Partition (Ken Mc Mullen, 1987) d’India Song (Marguerite Duras, 1975), s’intéressent à la parole postcoloniale, la première montrant comment la difficulté d’adapter une voix rapportée débouche sur une parole vide masquant la folie de la colonisation tandis que le second étudie un dispositif scindant voix et source des voix pour exprimer « l’impossibilité d’un régime esthétique postcolonial selon les codes du réalisme » [468].
L’analyse de Paranoid Park (Gus Van Sant, 2007) par Delphine Letort, faisant ressortir de multiples décalages entre bande-son et images, reprend le fil d’un recueil offrant à la réflexion de multiples exemples de la tension créatrice entre ce que les films donnent à voir et ce qu’ils donnent à entendre.
Ce remarquable recueil d’articles est à recommander vivement aux chercheurs en cinéma et aux bibliothèques universitaires.
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