William T. Vollmann : Le roman historique en question Une étude de The Rifles
Sous la direction de Françoise Palleau-Papin
Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2011 Broché. 159 p. ISBN 978-2878545456. 20 €
Recension de Marie-Christine Agosto Université de Bretagne Occidentale (Brest)
Coordonné par Françoise Palleau-Papin, professeur de littérature américaine à l’Université Paris Nord–Paris 13, cet ouvrage collectif émane d’un groupe de chercheurs de l’équipe VORTEX (EA 4398 PRISMES) de l’Université Sorbonne Nouvelle–Paris 3. Il offre une passionnante voie d’accès à l’œuvre encore peu étudiée de William T. Vollmann, à partir de son roman The Rifles, publié en 1994. Composé de six chapitres qui s’enchaînent et se répondent de manière harmonieuse, l’ouvrage est articulé autour d’un questionnement central : celui de la « fiction historique » (ainsi que Vollmann qualifie son roman) dans une perspective postmoderne, les modalités de son écriture et ses enjeux épistémologiques. L’étude rend justice aux méta-commentaires de l’auteur sans obérer la dimension esthétique et onirique qui prévaut dans cette œuvre inclassable d’histoire et d’imagination. De l’introduction à la postface, l’ensemble est d’une clarté et d’une lisibilité exemplaires. Le propos liminaire dresse un portrait précis de Vollmann, romancier, essayiste et artiste graphique né à Los Angeles en 1959, auteur prolixe, provocateur et sans concession d’une œuvre éclectique et monumentale. Sa passion de l’histoire en ferait, pour reprendre le mot de Françoise Palleau-Papin, un « Balzac californien ». Loin des romans fleuves dont il est coutumier, The Rifles, est l’un du cycle des Sept Rêves. Assorti des dessins et croquis de l’auteur, ce roman hybride combine enquête sociologique et historique, associant l’introduction de la carabine et celle du système capitaliste dans la société inuit, une population déplacée au-delà du cercle polaire par le gouvernement canadien dans les années 1950. Ecrit deux ans avant que n’eût lieu à Ottawa le procès intenté par les familles inuits, le roman prend valeur d’engagement, au service d’une cause sociale (chapitre 2) et dans une veine éco-critique (chapitre 1), la thématique du fusil se faisant emblème d’un système de domination coloniale fondée sur la violence et le progrès technique, et arme politique pour dénoncer la dégradation irréversible de l’environnement. Il illustre une tentative de retour aux sources et la prise de conscience d’une vérité historique impossible. L’analyse progresse subtilement de la question des « sources primaires et de leur réécriture » (chapitre 1) à celle de « la possibilité de l’enquête historique » (chapitre 2). Puis elle aborde la confusion spatiale, temporelle et narrative induite par « la composition en fuite » (chapitre 3) et par « la multiplicité des voix narratives » (chapitre 4), pour finir sur « les personnages féminins : entre rôle et représentation » (chapitre 5) et « l’hybridité générique » (chapitre 6). La cohérence et le plan dynamique de l’étude en font un véritable ouvrage et pas un simple recueil d’articles juxtaposés. Le voyage hallucinatoire que propose Vollmann vise, par enchevêtrement narratif, une « reconstitution / déconstruction » des sources historiques fournies par les récits d’exploration du XIXe siècle et que feint de rendre le paratexte scientifique, avec ses chronologies, cartes et croquis, notamment les hypotextes de l’explorateur britannique John Franklin à la recherche d’un passage du Nord-Ouest canadien. Dans le premier chapitre sur la réécriture des sources primaires, Catherine Lanone montre comment cette métafiction historiographique noue trois types de déplacements spatio-temporels : les expéditions de Franklin, la délocalisation des Inuits, et l’épopée dérisoire de Subzero, personnage-narrateur et avatar de Vollman. Elle décrit le détournement des topoï du récit d’exploration et l’effet gothique qui en résulte, ainsi que la façon dont les distorsions et anachronismes jouent sur les affects. La complexité du propos de Vollmann vient de ce que non seulement il dénonce la dégradation de l’écosystème par les armes et démystifie les discours officiels, mais aussi se crée son propre passage du Nord-Ouest en s’appropriant la quête de Franklin. Vollmann mêle ainsi aux faits plusieurs niveaux de fictions, car ce sont ces fictions qui structurent le rapport au monde, écrit Vincent Bucher (chapitre 2). Avec une grande maîtrise conceptuelle, il montre comment, entre enquête systématique et quête narrative, le roman de Vollmann exhibe le rêve de pouvoir qui habite la raison occidentale et l’impuissance à s’affranchir du déterminisme de l’histoire. Deux chapitres abordent l’analyse structurelle et narratologique pour souligner les effets de désorientation et d’anamnèse produits d’une part par la syntaxe, la composition et le lexique, d’autre part par la confusion des voix. Dans le chapitre 3, Françoise Palleau-Papin dessine avec originalité le « diagramme axial » de l’incipit et expose la « polarité héliocentrique » du roman – tout en élargissant ces stratégies narratives à d’autres textes de Vollmann, construits sur les tropes du palindrome et de l’anadiplose, et sur des figures de symétrie, de répétition et de miroir, comme si Vollmann cherchait toujours dans ces échos une voix impossible invitant à une lecture active pour partager son rêve. L’idée est reprise par Sophie Chapuis (chapitre 4), qui analyse la multiplicité des voix narratives et le brouillage des pronoms personnels poussé parfois jusqu’à l’incohérence grammaticale. Loin d’être pure expérimentation, cette déconstruction linguistique est une façon de repenser un rapport à l’histoire fondé sur un discours univoque et hégémonique, ainsi que le reflet des mythes inuits qui favorise le jeu sur la gémellité, le dédoublement et la renaissance des personnages. Le doute épistémologique ne pouvait être mieux rendu que par la blancheur obsédante de la banquise dont rendent compte tous les contributeurs. Les traces et vestiges qui affleurent à la surface gelée de l’Arctique et jalonnent le texte vollmannien sont les signes d’une histoire érodée par un environnement hostile qui dégrade aussi les capacités perceptives et cognitives (Vincent Bucher). À la fois lieu privilégié pour une réécriture de l’histoire et image de son effacement (Sophie Chapuis), la banquise se fait aussi métaphore de la femme comme territoire inconnu à découvrir et à conquérir (Madeleine Laurencin). Figures de l’altérité, « en pointillés » sous le regard des hommes, les personnages féminins sont dominés par la jeune Reepah, dont la surdité répond à la cécité du narrateur, William the Blind, et qui devient la maîtresse commune, par-delà les époques, des capitaines Franklin et Subzero. Porte-parole du peuple bafoué, ancrée dans les mythes inuits et double de la légendaire Sedna, elle est, à l’opposé de l’européenne Lady Jane, déesse et fantôme, reine des glaces et passeur entre les personnages, entre les époques et les lieux, entre le rêve et la réalité. Si Vollmann aborde avec réalisme les thèmes de la sexualité, de la maternité et de la prostitution, avec le recours à la langue inuktitut pour mieux faire passer les allusions les plus osées, il plonge aussi le roman dans l’imaginaire de la culture locale (Madeleine Laurencin). L’étude se termine par une réflexion sur « l’hybridité générique » nourrie des théories de Lotman, de Budor et Geertz, et de Schaeffer. Christine Lorre-Johnston adopte une approche comparative qui met en contrepoint avec le roman de Vollmann trois prototypes génériques : un récit anthropologique, un récit de voyage et un roman historique. L’interaction entre littérature et anthropologie contribue à la dénonciation d’un double viol, celui du peuple et de la terre, tandis que le voyage de Vollmann reste une quête de soi virile et romantique. Si la valeur informationnelle du roman historique est mise en doute, les phénomènes de défamiliarisation et d’entropie créés par la transformation générique mènent à un sentiment de culpabilité refoulée et renouvellent une forme de lyrisme qui résiste à toute clôture. Revenant sur le rapport de la fiction vollmanienne à l’histoire, le livre conclut à une « écriture de l’esquive autant que de l’engagement », « une poétique de la blancheur, sur les traces de Poe, Melville et Gass ». La mise en récit de cet épisode tragique de la vie des Inuits confère une approche phénoménologique qui passe par un narrateur aveugle ne pouvant voir que par les yeux d’un autre, ce qui contribue à la vision fantasmatique. Jouant sur le romantisme d’une quête d’absolu menant à la mort et sur l’écriture distanciée postmoderne, Vollmann ne cherche pas à construire une identité nationale mais à dénoncer la violence de la colonisation. Il invite aussi à « un grand saut » vers l’Autre, comme l’évoque la photographie de Michael H. Davies (« One Long Jump ») choisie comme illustration de couverture pour cette étude éclairante et magistralement menée.
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