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L’empreinte des choses

 

Sous la direction de Marie-Christine Lemardeley et André Topia

 

Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2007

Broché, 190 p. ISBN 978-2878544084. 21 €

 

Recension de Thierry Goater

Université Rennes 2

 

 

 

Alors même qu’elles remplissent notre univers physique et mental quotidien, les choses ne cessent de nous interroger, voire de nous angoisser. La raison ne serait-elle pas à chercher dans leur insondable opacité et leur irréductible résistance, que critiques et penseurs des courants les plus divers (philosophie de la réification, phénoménologie, philosophie analytique ou pragmatique) tentent vainement de cerner depuis le début du XXe siècle, peut-être pour en atténuer les effets sur nous-mêmes, pour éviter notre propre chosification ? Les arts n’échappent pas à ce questionnement sur ces choses qui les constituent ou sur leur propre réification.

Le recueil d’articles, coédité par Marie-Christine Lemardeley et André Topia, analyse précisément le fonctionnement et le pouvoir des choses dans la littérature et dans les arts plastiques, chez des artistes britanniques, irlandais et américains, sur une période allant du XIXe au XXIe siècle. La variété des approches et des auteurs étudiés dans les différentes contributions, réparties selon une typologie essentiellement générique, n’est pas le moindre des intérêts de l’ouvrage. Par ailleurs, une préface et une bibliographie générale sont utilement proposées.

Avant de souligner quelques échos, similitudes et différences, entre les articles, la préface introduit le sujet en tentant de le clarifier. L’affaire n’est pas mince, tant la confusion est souvent grande entre chose et objet. Dans l’ensemble du volume, avec peut-être çà et là un certain flou terminologique, on peut lire cette distinction entre l’objet, pris dans une logique instrumentale ou signifiante, dans une relation symbolique avec le sujet, et la chose autonome, opaque et immanente, dont la trace, l’empreinte n’en est pas moins grande pour ce même sujet. Le modernisme, Joyce et Woolf au premier chef, a tout particulièrement évoqué cette résistance des choses, « cette relation problématique entre la conscience percevante et le monde perçu » [8]. La préface rappelle à juste titre l’importance de la chose et de l’objet dans le domaine esthétique, puisque c’est la question du rapport au réel et finalement la question de la représentation, de la ressemblance et du réalisme qui sont ainsi posées.

La première partie, centrée sur l’écriture poétique, s’ouvre sur un article consacré à Thomas Hardy. Catherine Lanone montre bien comment sa poésie hantée par le passé et informée par la mémoire joue sur la présence et l’absence, comment elle poursuit les choses (éléments du quotidien, cliché photographique, fossile ou paysage tout entier) à la recherche d’une empreinte, d’une trace de l’affect. Confronté à une quête vouée à l’échec, à une empreinte qui se dérobe ou s’efface, l’écrivain transforme le poème lui-même en objet, revisite les formes du passé qui ne subsistent qu’à l’état de traces et souligne la résistance du réel, l’impossibilité à « dire la totalité du sens » [23].

La poésie de Lowell est elle aussi marquée par la mémoire. Dans « 91 Revere Street », seule pièce en prose de Life Studies, Lowell « réveille [l]es souvenirs inclus dans la patine des choses » [35]. Marie-Christine Lemardeley étudie la manière qu’a le poète de ressusciter son enfance en extrayant des choses, des objets imaginaires ou réels de sa mémoire. Meubles, bribes de dialogue ou images, les objets perdent leur fonction réaliste et sont « réduits à l’état de choses béantes » [31], se réduisent à des sons ou des flashs privés de sens. Loin de l’autobiographie réaliste, la poésie lowellienne fait renaître des sensations à travers les choses.

De nombreux textes d’Elizabeth Bishop effectuent également un travail sur la mémoire, sur des sensations douloureuses vécues dans la petite enfance. Myriam Bellehigue analyse de manière fort convaincante le rôle et le fonctionnement des objets et des choses, principalement dans la nouvelle autobiographique « In the Village », qui adopte la forme d’une prose poétique, et, plus succinctement, dans le poème « Sestina », réécriture de la nouvelle. Attachés à l’éloignement puis à la disparition d’une mère souffrant de graves troubles psychiatriques, objets et choses traduisent, comme dans la poésie de Hardy, l’absence et la présence ; ils représentent à la fois les fantômes qui viennent hanter la petite fille et des « bouées de secours » [39] ou des « amarres », des « balises » [45-46] qui lui permettent d’affronter le passé et d’entamer un travail de deuil. Leur fonctionnement éminemment métonymique caractérise et constitue le texte lui-même à travers des glissements et des déplacements successifs. Objets et choses deviennent pour l’écrivain les instruments privilégiés d’une appréhension du langage et du réel.

Marc Porée clôt la première partie du volume en nous offrant un vaste parcours poétique allant de Wordsworth à Tony Harrison en passant par Ted Hughes, Phillip Larkin, Wallace Stevens, William Carlos Williams, Craig Raine, Derek Mahon ou encore Seamus Heaney. Quotidiennes, les choses disent l’humain ; ordinaires, elles ont le pouvoir de « faire apparaître le merveilleux » [59]; fabriqué par l’homme mais aussi mis au centre du paysage, l’objet est tantôt signe évident de l’artifice tantôt marque absolue de l’art ; silencieuses et banales, les choses deviennent objets littéraires par l’art du poète qui les nomme, y met son empreinte ou rend simplement un « tacite hommage » à leur « taciturnité » [67].

La deuxième partie est consacrée au roman. Choses et objets jouent un rôle essentiel dans McTeague et contribuent à charger d’ambivalence le naturalisme de Frank Norris, partagé entre réalisme et romantisme. Après une référence très utile à la distinction faite par Claude Duchet entre chose et objet, Pascale Antolin montre comment ce roman inverse le processus flaubertien à l’œuvre dans Madame Bovary, en glissant des choses accumulées et indifférenciées à des objets peu nombreux mais d’autant plus précieux, en passant d’un « cadre référentiel solide » à un « processus de déréalisation » [72], les personnages allant de l’accumulation consumériste à l’obsession pathologique. Choses et objets disent ainsi « l’instabilité sociale, morale et même spirituelle » [81] de l’Amérique au tournant du XIXe et du XXe siècle.

André Topia se penche, quant à lui, sur les questions d’embrayage et de trace, deux modes d’interactions entre l’être humain et les choses, à travers des univers fictionnels très différents. « L’embrayage, c’est l’insertion, l’adéquation, la prise plus ou moins réussie d’un être sur l’espace qui l’environne », alors que « la trace est au contraire de l’ordre de l’après-coup, un reste, une fois que l’un des deux éléments, humain ou inanimé, a disparu » [83]. Chez Dickens, on observe d’étranges assemblages liés à des glissements de frontières entre sujets humains et choses. Dans les textes de Lewis Carroll, les objets saturent l’espace au point de contaminer le corps humain. Dans les récits de Hardy, la trace représente l’absence liée au temps ou l’empreinte laissée à l’image d’une strate géologique. Chez Joyce enfin, les embrayages entre corps et choses contaminent mimétiquement l’écriture elle-même.

Dans l’article suivant, Joyce est à nouveau convoqué, en compagnie d’un autre romancier, D.H. Lawrence. Michael Bell commence son étude par une stimulante mise au point théorique sur la question de la représentation et du rapport entre les choses et les mots mais aussi sur la question de la relation entre l’homme et les choses, rappelant comment ce rapport et cette relation ont évolué historiquement, oscillant entre distance et proximité, différenciation et confusion. Pour entrevoir de nouvelles synthèses, il faut, selon lui, attendre le modernisme et notamment Lawrence et Joyce qui, avant Heidegger, cherchent à retrouver une relation primordiale aux choses. Lawrence vise à recouvrer l’altérité fondamentale des choses ordinaires, voire domestiques. Joyce estompe les frontières, dissout le dedans et le dehors, la surface et la profondeur, à travers une mise à nu parodique du langage permettant d’accepter le monde et les choses pour ce qu’ils sont.

Carle Bonafous-Murat s’intéresse lui aussi à un problème de frontière ou plutôt de distinction, non pas entre le sujet et les choses, mais entre la chose et l’objet, ce qui nous ramène à une question centrale de l’ouvrage. Il montre que, si des poètes irlandais contemporains semblent accréditer cette distinction, suivant laquelle la chose représenterait un avant ou un après de l’objet, Beckett offre une toute autre vision dans ses premiers romans. Chose et objet n’existeraient pas successivement mais simultanément et c’est la marque (trademark) qui cristalliserait le statut incertain des produits peuplant ses récits.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’intéresse au polar et aux arts plastiques. Kevin Barry propose une approche tout à fait originale. Il ne s’intéresse pas à la beauté des œuvres, une beauté constituée en tant que telle, mais plutôt à ce qu’il appelle une « beauté pauvre » parce qu’elle s’attache à la « pauvreté des choses » (« the poverty of things » [132]). Il cherche notamment à montrer comment, dans un contexte de mort imminente, un artiste s’ingénie à rendre les choses belles. L’essentiel de son analyse concerne Derek Jarman, écrivain, peintre, jardinier et cinéaste anglais mort du sida en 1994. Son journal intime (Smiling in Slow Motion), son étude de la couleur (Chroma) et son film (Blue) expriment la facticité, la particularité et l’étrangeté des choses dans un refus commun de l’image et du récit. L’étude se termine avec le Marat assassiné de David, sur un détail en particulier. Dans sa triviale matérialité et son apparente insignifiance, le morceau de tissu rapiécé du drap sur lequel Marat a été assassiné et sur lequel son corps repose (détail dans le coin en bas à gauche du tableau) serait la métonymie de la vie ascétique du héros révolutionnaire mais aussi une parodie de la toile spectaculaire du peintre.

De morts et d’assassinats, il est aussi beaucoup question dans l’article suivant, consacré au polar américain. Benoît Tadié étudie l’univers matériel du roman policier dans ses avatars successifs. L’évolution du roman policier se traduit par « une rupture avec les paradigmes idéologiques et épistémologiques du XIXe siècle » [148]. L’auteur montre efficacement comment la fonction sémiotique des objets change entre le roman à énigme à la Conan Doyle, les romans écrits par Hamett ou Chandler et le polar publié dans les pulp magazines. On passe d’un « discours de vérité » [150], construit sur la lecture d’indices clairs que représentent les objets, à une « confusion des apparences » [150] résultant d’objets qui sont autant de signes illisibles et déréglés, puis à nouveau à une surdétermination des choses dans une infralittérature policière vouée au fantasme et à la consommation.

Le dernier article du recueil porte sur une figure très controversée de l’art contemporain. Isabelle Alfandary se penche en effet sur Jeff Koons, qui bouscule le monde de l’art et le rapport à l’artefact et à l’objet. L’abandon de la peinture, la nécessité de rompre avec l’emprise de la subjectivité, conduisent Koons au désir d’objet, à la sculpture qui « appartient au règne des choses » [162]. Un des intérêts de l’article consiste à dépasser la médiatisation superficielle et stéréotypée de cet artiste pour montrer comment son traitement des objets jusqu’au kitsch l’amène à déshumaniser l’objet, à neutraliser le jugement esthétique porté sur l’objet d’art tout en lui conservant un statut particulier, mais aussi à fétichiser l’objet jusqu’à l’obscène, interrogeant ainsi le malaise de notre civilisation.

On ne peut que recommander la lecture de ce recueil d’articles très divers et souvent passionnants, qui examinent la place des choses et des objets dans la littérature et les arts plastiques, le problème de la représentation et de l’expression du réel, mais aussi la place importante et souvent négligée des choses et des objets dans nos sociétés et dans nos vies, questions dont l’actualité n’est pas démentie par la publication récente de l’essai philosophique novateur de Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses (PUF, 2011).

 

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