Voyage à nowhere Itinerrances orientales - 1973
Robert Deliège
Collection L’écriture de la vie Paris : Téraèdre, 2006 Broché. 128 p. ISBN 978-2912868329. 13,50€
Recension de Claude Chastagner Université Paul-Valéry, Montpellier 3
Un jeune blanc timide, souriant, regard intelligent et cheveux longs, vêtu d’une chemise blanche aux manches relevées et d’un pantalon au pli marqué, un petit sac de toile accroché à l’épaule par une mince cordelette. De chaque côté, deux jeunes gens, d’origine indienne semble-t-il, vêtus à l’occidentale, élégants et sûrs d’eux. Tous font face à la caméra, au lecteur donc, et témoignent d’un évident plaisir à être ensemble. Difficile de déduire de cette image délicate et posée le contenu de Voyage à nowhere de Robert Deliège, professeur d’ethnologie et d’histoire de l’Inde à l’université de Louvain-la-Neuve. Il s’agit en fait du récit à la première personne, modeste et sans fard, de l’expérience initiatique vécue ou parfois simplement rêvée par de nombreux jeunes occidentaux au cours des années soixante et soixante-dix : prendre la route de l’Orient. Véritable rite de passage vers l’âge adulte qui se substituait pour bien des jeunes gens à celui du service militaire, la traversée de l’Europe et du Moyen-Orient en direction de l’Inde et du Népal concrétisait l’appel de l’ailleurs que suggéraient les différentes formes culturelles de l’époque, de la musique rock à laquelle les Yardbirds, les Beatles et les Rolling Stones avaient insufflé des accents indianisant, aux récits de voyage tel que Flash ou le Grand Voyage de Charles Duchaussois (1971), où se combinaient aventures, drogue et orientalisme. Le jeune homme de la couverture, c’est Deliège lui-même, et comme le veut
le principe de la collection L’écriture
de la vie, il s’agit d’un récit autobiographique, et donc « authentique »,
dans lequel l’auteur revient sur un épisode particulier de son passé. Sauf que
bien entendu, comme Philippe Lejeune nous en a convaincus, les processus de
sélection et de filtre qu’opèrent la mémoire et les choix inévitables d’écriture
et de stratégie narrative rendent ambigu le « pacte autobiographique »
passé avec le lecteur. L’auteur du présent ouvrage a l’extrême honnêteté de ne
pas prétendre à une objectivité fallacieuse et de ne tirer aucune vérité
générale de ses propres pérégrinations. Ce refus de l’embellissement joue à plusieurs niveaux. Il crée de toute évidence, bien que de façon paradoxale, une sympathie pour l’auteur, pour sa modestie et son humanité (on se surprend alors à scruter son visage d’aujourd’hui en quatrième de couverture pour le comparer à celui du recto et essayer de détecter les traces qu’a pu y laisser le voyage). Plus encore, il permet une déconstruction salutaire des mythes qui entourent les années soixante et la décennie suivante, époque que les professionnels de la contre-culture, qui aiment tant s’attribuer le beau rôle dans les aventures picaresques qu’ils nous ressassent, ont érigée en un véritable âge d’or dont ils simplifient sans vergogne les complexités. Dans son humilité même, l’ouvrage de Deliège est en fait d’une réelle importance, un de ces documents dont pourrait s’emparer la nouvelle histoire sociale pour dresser une cartographie des errances souvent peu glorieuses des adolescents des sixties. Le lecteur qui a connu ces époques tout autant que les plus jeunes trouveront dans Voyage à nowhere une réjouissante justesse de ton et une indispensable mise en perspective. D’autant plus que Deliège ne fait en aucun cas preuve de misérabilisme ni d’auto-flagellation.Avec une tendresse et une ironie qui lui permettent d’éviter le piège de la nostalgie, il se penche sur un passé où il trouve l’origine probable de toute une carrière, de toute une vie. Retour à la couverture : que fait l’auteur en compagnie de ces jeunes Indiens, à l’allure d’étudiants brillants, comment se fait-il qu’il ne porte pas les oripeaux habituels du routard ? Là encore, s’opère une déconstruction radicale des clichés habituels sur l’Inde. Si le rock, la drogue et les manteaux afghans font bien partie du voyage, si au bout de la route, il y a certes la rencontre avec la misère et la souffrance, d’autres découvertes, d’autres ouvertures sont possibles. Comme la prise de conscience (même si dans le cas de Deliège, elle n’intervient que quelques années plus tard) de la diversité et de la complexité des pays traversés, ce que peu d’ex-routards mentionnent dans leurs récits. Le jeune Robert s’en rend compte confusément, l’Inde, c’est aussi des artistes, des intellectuels, une classe moyenne avec qui on peut non seulement partager, mais aussi apprendre. Tel est me semble-t-il le message que nous adresse la photographie de la couverture :
Sans faire preuve d’ethnocentrisme, mais sans pour autant attribuer aux cultures rencontrées une supériorité superficielle qui ne tiendrait qu’à leur exotisme et à leur distance, Deliège témoigne de l’importance de l’apprentissage et de la désorientation, à une époque qui privilégie au contraire la satisfaction immédiate des désirs et les Smartphones avec GPS intégré. Le paragraphe d’ouverture offre à ce titre un parfait condensé de la dimension à la fois intimiste et historique de l’ouvrage de Deliège, de sa façon tendre et amusée d’observer les clichés d’une époque qui continue curieusement de fasciner les nouvelles générations et de son lyrisme parfois poignant, toujours tempéré d’une pointe d’autodérision : Nous étions les apôtres de la contre-culture, nous rêvions d’un monde fait d’amour et de paix et les garçons portaient des cheveux longs, le crâne parfois ceint de foulards colorés venus de l’Inde qui, comme pour toutes les modes anciennes, nous paraissent un peu ridicules aujourd’hui. Avec nos parkas déteints, nous avions toujours une mine de déterré, les yeux délavés par les soi-disant “voyages”, ou mieux encore les trips, que nous ne faisions presque pas. La drogue, que nous appelions “merde” ou shit, était chère et, n’ayant pas trop d’argent, nous en parlions plus que nous n’en fumions. Lorsque, d’aventure, il m’arrive de repenser à cette période de ma vie, j’éprouve des sentiments confus, étrange mélange de nostalgie et de mépris. Nous n’avions pas vingt ans, la vie nous tendait les bras et nous refusions de l’enlacer. [7] Récit d’un Européen francophone, le texte de Deliège s’inscrit néanmoins au cœur de la contre-culture anglophone des années soixante. En filigrane, le lecteur retrouvera les rythmes de King Crimson et du Velvet Underground, les textes de Jerry Rubin et d’Allen Ginsberg, les modes vestimentaires et les idéaux peace and love qui ont façonné l’époque. S’y dessine l’image d’un Occident cosmopolite qui prend sa source à Londres pour s’éteindre à Istanbul, dont les acteurs partagent une culture commune, aux racines anglo-saxonnes, brassant Tolkien, Dylan et Alan Watts, et nourrie de la pensée contestataire nord-américaine. Même l’Inde que rencontre Robert au bout de son périple peut n’apparaître que comme une extension paradoxale et improbable de la mère patrie, où les autochtones parlent anglais et maîtrisent l’œuvre de Shakespeare bien mieux que les lycéens européens. Alors que la contre-culture américaine est au programme de l’agrégation d’anglais, que les musiques pop et rock des décennies soixante et soixante-dix, marketing nostalgique aidant, continuent de dominer l’actualité, et que les expériences artistiques, politiques et spirituelles des anciens hippies continuent d’inspirer les mouvements sociaux contemporains, le court ouvrage de Robert Deliège s’avère une pertinente et savoureuse contribution à la compréhension de la culture anglophone.
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