Révoltes et utopies Militantisme et contre-culture dans l’Amérique des années 1960
Claude Chastagner
Paris : CNED/PUF, 2011 Broché. 224 p. ISBN 978-2130591177. 19 €
Recension d’Elsa Grassy Université de Strasbourg
2011 fut une année faste et studieuse pour Claude Chastagner. Alors que De la Culture Rock paraissait aux Presses Universitaires de France, le jury de l’agrégation choisissait de mettre au programme de civilisation « Révoltes et utopies : la contre-culture américaine des années soixante » – sujet signé du même auteur. L’ouvrage recensé ici, paru chez les PUF en collaboration avec le CNED, s’adresse en premier lieu aux candidats et aux préparateurs aux concours, mais on ne saurait trop en recommander la lecture à toute personne intéressée par la question, qu’elle soit ou non américaniste. Le propos s’ouvre sur une citation de Clark Kerr, président de l’Université de Californie, qui, en 1959, prévoit une décennie radieuse pour les employeurs, tant la nouvelle génération lui semble docile. « Il n’y aura pas de révolution », prédit-il. La question que pose le sujet de l’agrégation, et que creuse avec intelligence et subtilité l’ouvrage de Claude Chastagner, est de savoir à quel point la phrase de Kerr, risible en première lecture, peut être prise au sérieux. Les « révoltes » des années soixante étaient-elles révolutionnaires ? Ou doit-on considérer que le militantisme des jeunes générations n’a eu d’impact « que » culturel, manquant ses objectifs politiques ?
Dès la première page de l’introduction, l’auteur nous détrompe : au cours des années 1960, « la plupart des jeunes Américains blancs des classes moyennes […] n’ont pas réclamé grand-chose ». De la même façon, Claude Chastagner prend soin de s’attaquer aux lieux communs, aux rengaines usées (par exemple « If you remember the 60s, you weren’t there », rendue à son véritable auteur, Charlie Fleisher [9]) et à peser ce que les mythes de la période contenaient de réalité. Le jugement peut paraître sévère :
La révolution n’a pas eu lieu. Ils n’ont remis en question ni les choix politiques de leurs dirigeants, ni l’homophobie et le sexisme de leur environnement culturel (...). Ils n’ont pas renié la société de consommation dans laquelle ils grandissaient, les automobiles dispendieuses, les banlieues confortables et anonymes, les programmes de télévision aseptisés, le whisky ou le Valium, compléments indispensables à une vie passée « en complet gris ».
Cependant, comme le souligne Claude Chastagner, l’existence même de sixties « fantasmées », déformées autant par le regard des baby boomers nostalgiques que par le sensationnalisme des médias contemporains, dit quelque chose des années 1960. Cette fiction, qui ne correspond qu’à la réalité d’un nombre limité de jeunes Américains, a eu autant d’impact – sinon plus – sur les décennies suivantes que n’ont pu y prétendre les faits.
Le plan de l’ouvrage décortique méthodiquement le sujet, donnant ainsi aux candidats à l’agrégation toutes les armes dont ils auront besoin pour l’épreuve. Claude Chastagner se propose ici de « rappeler les différentes phases de [l’]engagement [de la jeunesse américaine], de souligner les questions qu’il pose et d’indiquer les pistes qui peuvent permettre de mieux comprendre les enjeux et les conséquences de cette décennie » [11]. On ne saurait trop louer la problématisation tenace à laquelle se livre l’auteur, et qui manque cruellement à la plupart des ouvrages parus presque immédiatement après l’annonce du programme de l’agrégation. On ne répètera jamais assez aux candidats qu’il ne s’agit pas d’obtenir une connaissance encyclopédique de la période, mais de poser les bonnes questions, de faire apparaître l’articulation des faits, les contradictions : non pas d’informer l’examinateur, mais de réfléchir avec lui.
Les chapitres sont propices à l’exercice d’un esprit critique sur la période. Après une introduction concise présentant les principales problématiques à explorer, Claude Chastagner définit les mots clés de la question au programme et s’interroge sur la pertinence et l’usage de termes tels que « militant », « radical » ou « libéral » (« Éclairages » [13-29]), ce qui nous fait rentrer dans le vif du sujet : car s’il est toujours bon de réfléchir aux mots et au sens qu’ils prennent sous la plume de tel ou tel auteur, c’est précisément à une redéfinition de l’action politique, du militantisme et du changement social que se sont livrés les jeunes Américains des Sixties. Dans la deuxième moitié de ce chapitre, Chastagner nous rappelle que les rapports entre le politique et le culturel ont occupé une place centrale dans l’historiographie de la période. Suit une présentation du contexte socioculturel des années 1950, contexte dans lequel les acteurs de la décennie suivante ont grandi, qui permettra au lecteur de comprendre comment leur sensibilité aux thèmes de l’égalité et de la liberté personnelle s’est développée.
Les chapitres 3 et 4, selon une progression chronologique, reprennent la dichotomie politique / culture pressentie dans le titre et la citation en exergue (« Changer le monde », sur les mouvements principalement politiques : droits civiques, Free Speech, guerre du Viêt Nam, est suivi par « Changer la vie », sur les hippies, le rock psychédélique et la presse underground). Pour autant, l’auteur ne considère pas contre-culture et combat politique comme mutuellement exclusifs. Il s’emploie au contraire à démontrer « comment, dans les faits, les différentes formes de dissidence des années soixante s’interpénètrent et sont mutuellement dépendantes » [28-29], puisque les militants politiques adoptent des modes de vie alternatifs, et bien que « moins ouvertement et classiquement politisée que le militantisme étudiant, la contre-culture peut […] faire preuve d’un radicalisme similaire dans sa remise en question des façons de penser, de vivre et de créer » [120]. L’ouvrage fait en outre la part belle à la musique de la contre-culture – on n’en attendait pas moins de Claude Chastagner, spécialiste du rock. On retiendra qu’en raison de leurs connotations socioculturelles, tous les genres musicaux n’ont pas participé de la même manière aux combats de la période. C’est ainsi le folk, genre introduit en politique par Joe Hill et l’IWW, plutôt que le rock, trop commercial, qui fournit au mouvement ses hymnes protestataires.
Le chapitre 5, « Nouveaux départs », se concentre sur les années 1968-69 et sur cet entremêlement du politique et du personnel illustré par les Yippies, la deuxième vague féministe et les mouvements pour les droits des homosexuels. Le dernier chapitre, sans surprise, est consacré aux suites des mouvements de contestation des années 1960 (« En héritage ») et pose la question de l’américanité des militants des Sixties. Alors que des conservateurs comme John Harmon McElroy ont qualifié d’anti-américaines les révoltes de la période, elles paraissent au contraire refléter un idéalisme présent dans la définition même du pays – rappelons que, dans le deuxième chapitre, Chastagner nous avait montré à quel point l’éducation des jeunes des années 1960 les prédestinait à remettre en cause la société américaine.
Une chronologie et une bibliographie thématique complètent efficacement cet exposé stimulant et incisif, qui constitue à nos yeux le meilleur compagnon de l’aspirant-agrégé paru à ce jour.
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