Rouge
Brésil
Jean-Christophe Rufin
Paris : Gallimard, 2001.
21 euros, 551 pages, ISBN 2-07-076198-3.
Cécile Fouache
Université de Rouen
Un an et 600.000 exemplaires après
ou dun Goncourt
à lautre
Alors
que le Goncourt 2002 vient à peine dêtre décerné,
la polémique commence déjà à enfler autour
du choix du roman de Pascal Quignard, Les Ombres errantes.
La polémique porte principalement sur le côté
novateur et peu « grand public » de ce roman,
et lon sinquiète dune baisse du chiffre des
ventes potentielles, habituellement élevé dès
que le fameux bandeau rouge « Prix Goncourt »
est apposé sur la couverture. Et lon ne peut sempêcher
de le comparer avec le Goncourt précédent, Rouge
Brésil, de Jean-Christophe Rufin.
Côté ventes en effet, le Goncourt 2001 se porte bien,
merci. Que dire de nouveau sur un roman déjà vendu à
près de 600.000 exemplaires ? Dabord constater,
peut-être amèrement, que 600.000 personnes (moi la première
puisque je lai offert à ma mère
), ont obéi
à la « mode » du Goncourt, quils
ont suivi un peu passivement le goût consensuel du jury du fameux
prix, en espérant y trouver
quoi? Un peu cyniquement je
serais tentée de dire quil sagit pour un grand
nombre de personnes, sous peine de passer pour le dernier des incultes,
de pouvoir répondre positivement à la question « As-tu
lu le dernier Goncourt ? ». Ou encore, qui na jamais
dit peut-être un peu hypocritement en déballant ses cadeaux
de Noël : « Tiens, le dernier Goncourt1 !
Il paraît que cest bien, justement javais envie
de le lire
» ?
Ce qui donne précisément envie de lire ce roman, cest
son titre, très évocateur, un excellent titre, qui contient
en germe toutes les aspirations du lecteur à lexotisme,
à laventure. Ce « rouge Brésil »,
cest celui du pau brasil, ce « bois rouge
qui donne sa couleur aux toiles des frères Gobelin »
(p.14), et à la forêt amazonienne, couleur qui évoque
la beauté du paysage, la chaleur du climat et des tempéraments,
mais également le sang versé dans les guerres fratricides
qui feront rage au cours du roman.
En lan 1555, le chevalier Nicolas de Villegagnon, sorte de Christophe
Colomb français, est chargé par Henri II de mener une
expédition sur la façade atlantique de lAmérique
du Sud, ce que l'on attend dappeler Brésil et que l'on
qualifie alors de « France Antarctique », dans
lespoir dy fonder une colonie, une nouvelle nation, pour
concurrencer les Portugais déjà installés avant
1501 et dévangéliser les Indiens. De cet épisode
méconnu de lhistoire de la Renaissance, à partir
notamment de récits de voyage dun survivant de lexpédition,
Jean de Léry (1578) et de louvrage dAndré
Thevet, cosmographe dHenri II (1557), Jean-Christophe Rufin,
médecin engagé dans le mouvement humanitaire, après
avoir séjourné plusieurs années au Brésil,
a tiré la trame dun beau et dense roman historique et
daventure. Au cur du récit, il place deux enfants
âgés de 13 et 15 ans, Just et Colombe, héritiers
floués du capitaine François de Clamorgan disparu en
Italie, embarqués de force pour servir de « truchements »,
cest-à-dire dinterprètes auprès des
tribus indiennes. Ces Indiens que l'on appelle alors les « naturels »
sont cannibales.
Au fur et à mesure du voyage, ce sont toutes les tensions culturelles
et religieuses de la Renaissance qui sont mises en scène, notamment
les théories calvinistes et leurs enjeux politiques. Deux visions
totalement opposées de lhomme et de la nature saffrontent,
incarnées par les deux enfants : Just qui prend le parti
de la colonisation, et Colombe qui retourne à létat
de nature. Dun côté le monde de la loi, de la morale,
la recherche du profit et du pouvoir, de lautre le mythe du
bon sauvage. Pour Just et Colombe, le récit fonctionne comme
un voyage initiatique, il accompagne leur passage à lâge
adulte. Partis frère et sur, ils découvriront
le mensonge initial, le vrai destin de leur père et le secret
de leur filiation, de sorte que rien ne sopposera à leur
idylle sur fond de paradis retrouvé en forêt amazonienne.
On ne peut sempêcher de penser à un « Paul
et Virginie des mers du Sud », revu et corrigé à
la sauce du XXIe siècle. Le récit est riche
en rebondissements mais les dialogues parfois simplistes, et le style
saupoudré de mots vieillots sortis des oubliettes pour la circonstance.
Témoins dun autre temps, « escabelle »,
« guisarme », « cucuphe »
et « chicotte » contrastent avec le style par
ailleurs très moderne de lécriture.
Lintrigue quant à elle est sans surprise, comme le sont
les protagonistes : les pirates sont méchants, les chefs
de guerre valeureux, les sages
vieux (ou linverse), les
héros
héroïques, les traîtres félons
et tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes.
Roman populaire, Rouge Brésil est un peu comme une auberge
espagnole (je devrais dire portugaise
), où chacun trouve
ce quil vient y chercher car il y en a pour tous les goûts.
En effet, cest tout à la fois un roman historique (qui
narre un épisode véridique), un roman daventure,
plein dexotisme et de rebondissements, un roman de cape et dépée,
un roman déducation, un roman initiatique, et un roman
damour qui frise même parfois le roman à la Barbara
Cartland.
À
travers ce mélange des genres, le message véhiculé
est dune moralité sans faille, très politiquement
correct, bien-pensant, presque didactique : message de tolérance,
dhumanisme et de paix, message exprimé dans le nom même
des deux héros. Point nest besoin de recourir à
une onomastique complexe pour comprendre que Just le bien nommé
gouverne la colonie avec bonté et équité après
le départ de Villegagnon et que Colombe est vecteur de paix
entre les Indiens et les colons.
Louvrage
se termine par une postface de lauteur, intitulée « À
propos des sources de Rouge Brésil ». Comme
son titre lindique, cette postface ne se contente pas de mentionner
les sources, ce qui aurait largement suffi à satisfaire la
curiosité du lecteur quelque peu féru dhistoire
et à asseoir le récit dans la vérité historique.
Rufin enveloppe ses sources de tout un discours lui aussi bien-pensant,
explicitant le message quil a voulu faire passer dans son roman.
Comme si, au bout de 545 pages, nous navions pas compris
!
Il nous faut donc encore lire cinq pages en caractères encore
plus denses, où lon apprend que Jean-Christophe Rufin
est obsédé par le thème « de la première
rencontre entre des civilisations différentes, linstant
de la découverte qui contient en germe toutes les passions
et tous les malentendus à naître » (p.548).
Certes plutôt plaisant à lire, Rouge Brésil
est une belle histoire de facture très classique, qui nous
plonge dans un univers dépaysant, mais ce faisant névite
aucun cliché, sans avoir la qualité stylistique des
classiques qu'il évoque. Conçu et écrit pour
satisfaire le goût dexotisme et de culture générale
du lecteur-consommateur du XXIe siècle, il contient
juste ce quil faut de détails historiques et de curiosités
lexicales pour ne pas ennuyer et rester lisible. Il contient les bons
ingrédients, mais ordonnés de manière trop peu
originale pour que la mayonnaise prenne vraiment. On sent trop le
roman « calibré » pour le grand public,
voire pour une adaptation en cinémascope sur grand écran.
Dun Goncourt à lautre, les années se suivent
et ne se ressemblent pas.
1
Essayez avec Renaudot, Médicis, ou Fémina, leffet
sera le même.