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L’Orient anglais

Connaissances et fictions au XVIIIe siècle

 

Claire Gallien

 

Oxford: Voltaire Foundation, 2011

Paperback. xiii+245 p. ISBN 978 0729410236. £60.00

 

Recension de Norbert Col

Université de Bretagne-Sud / HCTI (Lorient)

 

 

L’Orient anglais de Claire Gallien :

entre connaissances dix-huitiémistes et fiction post-coloniale ?

 

 

C’est un ouvrage d’une indéniable richesse que celui de Claire Gallien. Le texte, assez bref (il s’achève à la p. 176) mais dense, est suivi d’annexes importantes (« La bibliothèque orientale d’Edward Gibbon », des « Gravures de costumes pseudo-orientaux destinés au théâtre » et un « Tableau chronologique comparé des publications orientalistes, récits de voyage et ouvrages pseudo-orientaux anglais ») ainsi que d’une abondante bibliographie de plus de 45 pages. Tout cela doit être salué tant les chercheurs à venir y trouveront de quoi nourrir leur propre réflexion.

Je glisserai sur quelques faiblesses matérielles de l’ouvrage. L’index n’est pas toujours aussi complet que l’on pourrait le souhaiter, et l’on déplorera aussi quelques anglicismes, obscurités, approximations et incorrections, résultat sans doute d’une rédaction précipitée. Je voudrais surtout entrer au cœur de certaines des nombreuses questions que soulève ce stimulant ouvrage. Je ne suis pas spécialiste de la question ; mon point de vue ne peut donc être que celui de qui y a retrouvé certaines de ses propres interrogations, en regrettant cependant que l’auteur ne soit pas allée aussi loin qu’il était souhaitable de le faire dans les voies originales, et parfois iconoclastes, qu’elle a indiquées à défaut de toujours les suivre. Mon texte dépasse de loin ce que l’on consacre d’ordinaire à une note de lecture ; mais le livre de Claire Gallien méritait plus que quelques lignes.

Le propos de l’ouvrage

Claire Gallien s’est donné un triple objectif : analyser « les interactions qui existent au dix-huitième siècle entre la culture savante et la culture commune de l’Orient », interroger « le nouvel impératif de vulgarisation et de diffusion que se fixe la science orientaliste au dix-huitième siècle et la redéfinition des rapports entre savoir et imaginaire induite par cette rupture épistémologique », et enfin contextualiser « ces productions orientalistes et pseudo-orientales » en fonction de la colonisation de l’Inde [xii]. Ces trois axes ne correspondent pas mécaniquement aux cinq chapitres de l’ouvrage qu’ils animent en fait comme autant de lames de fond. L’entreprise était colossale car il s’agissait de reprendre à fond la question et de proposer une vision nouvelle qui mettait en rapport, à propos de l’Orient, « culture savante » et « culture commune » en repérant leurs « interactions (…) formelles, stylistiques et diégétiques » [17]. L’auteur devait situer son propos contre deux traditions. Or ces deux traditions se recoupent en certains points et sans doute, en les dissociant trop, Claire Gallien pouvait difficilement aller jusqu’au bout de son identification de leurs angles morts ou de leurs a priori.

La première tradition est celle des études post-coloniales. Contextualiser signifie, au premier chef, prendre acte de l’ouvrage d’Edward Said (Orientalism, 1978). Claire Gallien manifeste à son égard une salutaire réserve en rappelant, par exemple, que la littérature orientaliste et pseudo-orientale pouvait être particulièrement hostile à la colonisation tout comme aux préjugés condescendants à l’égard des Orientaux. Loin donc de « fossiliser » et d’« homogénéiser l’image de l’Orient », cette littérature « l’a aussi rendue plus précise et plus complexe » [xii]. Said identifiait à juste titre « la part d’imaginaire et d’idéologie participant à la constitution du discours orientaliste », mais il ne remarquait pas son pendant où le discours savant et sa vulgarisation interagissaient afin de « mieux connaître l’Orient » dans un « mouvement de percolation » typique des Lumières. Cette interaction n’avait plus cours, en revanche, au XIXe siècle où l’on observe une dissociation entre la « science orientaliste » et « l’imaginaire exotique » [13-14]. Sans doute l’une des meilleures illustrations de l’état d’esprit des Anglais du XVIIIe siècle se trouve-t-elle dans les pages consacrées à Lady Montagu. Elle put, en tant qu’étrangère, connaître de l’intérieur le sérail d’Istanbul et ainsi « infirmer les récits fantaisistes des hommes qui n’avaient pas pu y entrer » [60].

Claire Gallien se réclame donc de David Kopf, Dennis Porter ou Bernard Lewis, mais aussi de Homi Bhabha, Gayatri Spivak, Billie Melman et Lisa Lowe, qui ont mis en lumière la faiblesse de la contextualisation de Said tout comme ses généralisations [17-18]. Pour soutenir, comme le font les « postcolonial studies », que l’orientalisme reproduirait, de manière plus ou moins consciente, le colonialisme et l’impérialisme occidental, il fallait un découpage temporel ad hoc, et c’est pourquoi « Said prend pour point de départ 1798 et exclut de son analyse toute la période précédant l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte » [17 n.]. Peut-être Claire Gallien aurait-elle dû exposer plus longuement pourquoi et comment telles nouvelles perspectives, à l’intérieur même des « postcolonial studies », témoignent d’une distance critique devant les thèses fondatrices de Said. Faute d’un tel exorcisme, certains passages, on le verra, laissent paraître des positions saidiennes surprenantes quand on les réfère aux hypothèses de travail.

La seconde tradition est celle d’une histoire littéraire qui n’accorde pas à l’histoire des idées sa place indispensable quand on entend comprendre l’orientalisme anglais [17]. Tel est l’autre, sans doute le principal, aspect d’une contextualisation qui s’attache aux échanges entre érudition et fiction littéraire. Négliger de tels échanges, considère Claire Gallien, expose à passer entièrement à côté du sujet : ainsi Martha Pike Conant, dans The Oriental tale in England in the eighteenth century (1905), jugeait-elle que les écrivains anglais s’intéressaient si peu à l’Orient que leurs écrits de fiction en avaient un caractère stéréotypé [15]. C’était là, aurait-on envie d’ajouter, anticiper les vues de Said. Il convenait donc de cerner de près l’interaction entre connaissance scientifique et adaptation littéraire. Cela conduit Claire Gallien à prendre acte des approches de Robert Mack et de Ros Ballaster dont sa propre entreprise se veut « complémentaire » [176] - une complémentarité qui n’exclut d’ailleurs pas quelques joutes. En effet, si Mack reconnaît l’intérêt que portaient les auteurs anglais à l’Orient, il en reste au présupposé d’une cloison étanche entre connaissance et fiction [16]. De même Mack et Ballaster ne voient-ils pas la fonction pédagogique qu’assumait la littérature pseudo-orientale auprès de lecteurs qui ne se seraient pas tournés vers des ouvrages d’érudition, mais qui pouvaient trouver en de telles fictions un reflet assez fidèle d’un monde étranger [90].

Ce projet pédagogique était d’ailleurs plus ancien qu’on ne le croit communément. Après Conant, Ballaster accorde trop à la « rupture épistémologique » que serait « la fondation de la Société asiatique par Sir William Jones à Calcutta en 1784 ». Grâce à cette société, la connaissance de l’Orient serait devenue infiniment plus rigoureuse. En fait, comme le souligne Claire Gallien, il faut étudier le siècle tout entier en fonction de cette complémentarité de l’érudition et de la fiction qui, chacune à sa manière, élaborent et transmettent le « savoir orientaliste » [12 et n.]. De même Ballaster s’est-elle égarée en ne voyant dans la littérature orientale qu’un moyen de « s’imaginer autre » plutôt que de « connaître l’autre » [16]. La projection imaginaire ne saurait certes être niée, mais elle ne peut se dissocier de cette autre facette qu’est l’assimilation d’une littérature savante. Cette dernière, et là réside sans doute l’un des aspects les plus importants du livre de Claire Gallien, préparait « les migrations imaginaires des lecteurs par le réagencement des œuvres, dans une démarche qui s’apparente à la production de factices pseudo-orientaux » [174]. En d’autres termes, connaissance et fiction allaient toujours ensemble, l’une préparait l’autre non pas seulement parce que la fiction puisait à la connaissance mais aussi parce que cette dernière s’élaborait déjà dans sa propre forme de fiction. De même, les très belles analyses de l’iconographie orientaliste, reproduite dans l’ouvrage, et des commentaires contemporains montrent-elles un « double regard » (l’expression est de Jacques Le Hay, en 1714) alliant « sérieux et agrément » où se lit « un système épistémologique où savoir et imaginaire sont en constante interaction » [43, 45].

On voit ce que l’on pourrait tirer de cela dans une perspective saidienne. Ce n’est pas ce qui occupe ici Claire Gallien, qui fonde son articulation du savoir érudit et de la fiction dans l’héritage de Hayden White et de Michel de Certeau et de leur mise en cause du « mythe » de « l’objectivité du chercheur ». C’est donc comme construction qu’il faut appréhender le savoir [103], et Claire Gallien se livre à une recherche quantitative des fortunes diverses qui furent celles de tel ou tel pan de telle ou telle culture, entre exploitation et délaissement [105]. De même note-t-elle l’évolution des perspectives des traducteurs, d’abord portés à voir en un manuscrit « une pièce originale », puis à en faire « une version parmi d’autres du même texte » dont il fallait fournir une « édition définitive » [110]. Pour ces raisons, et d’autres encore, il convient de déceler les strates de « l’accès à l’Orient » [103]. De telles pages, précises et argumentées, figurent parmi les plus convaincantes de l’ouvrage. De même, sur un plan plus général, doit-on se féliciter de la fréquence des mises en garde contre l’anachronisme. Ainsi, à la toute fin du livre, Claire Gallien s’en prend-elle aux « critères subjectifs et parfois anachroniques » au nom desquels on trancherait entre une (rare] littérature pseudo-orientale de qualité (qui comprendrait Rasselas et Vatheck] et une masse d’écrits qui ne mériteraient que les « oubliettes » [176 n.]. Une authentique alliance de l’histoire de la littérature et de l’histoire des idées ne saurait se contenter de ces hiérarchisations aussi faciles que rétrospectives. Il n’est pas interdit, pour autant, de repérer des transformations, et les nombreuses pages que consacre Claire Gallien à l’évolution de la traductologie dans la période considérée sont, elles aussi, parmi les mieux venues de son livre.

La forme la plus ancienne, illustrée par Antoine Galland pour les Mille et une nuits (1704-1717, puis traduite en anglais de 1706 à 1717), jumelle volontiers censure et ajout d’éléments stéréotypés qui renforcent les représentations courantes de l’Orient [119]. L’époque parlait d’adaptation, et Claire Galland de « traduction par ‘englobement’, lorsque le passage traduit recouvre le texte source jusqu’à le faire disparaître » [120]. Très vite cependant, comme en témoigne la traduction d’un poème d’Ibrahim Pasha par Lady Montagu (dans une lettre à Pope de 1717), on peut faire voisiner une traduction littérale, qui requiert un effort de sympathie de la part du lecteur élevé dans un goût différent, et une adaptation qui modifie la source afin de la rendre intelligible au lectorat visé. Les difficultés, dit Lady Montagu, sont de même nature que celles que pose Homère [120], comme Pope est parfaitement susceptible de le comprendre. Certes, croire que le traducteur « orchestre le déplacement des signifiants pour assurer la transmission des signifiés » relève de l’illusion, et Claire Gallien le fait sentir en confrontant les vues sceptiques de Walter Benjamin et la certitude qu’avaient les orientalistes d’être capables de « traduire ‘fidèlement’ un texte oriental » et d’en « retranscrire l’imaginaire qu’il véhicule » [121]. Elle identifie alors trois modèles de traduction :

[L]e modèle par englobement, par enchâssement et par déploiement. Alors que la technique englobante dissout l’altérité, celle de l’enchâssement la réduit en ajoutant à l’intérieur du texte une glose des termes transcrits, tandis que la technique par déploiement exhibe l’étrangeté d’un texte préservé dans sa cohésion et sa cohérence originales. Dans ce dernier cas, le risque d’inintelligibilité est généralement réduit au moyen de notes de bas de page explicatives [121].

Les pages suivantes montrent le passage des « belles infidèles », autrement dit de la traduction par adaptation, à des traductions fondées sur l’enchâssement et sur le déploiement et qui dépassent ainsi « la dichotomie version littérale/version adaptée, fidélité/inconstance, en présentant des versions fidèles augmentées de commentaires » [134]. Un tel respect de l’original a permis aux textes orientaux de « jouer un rôle de supplément au corpus national » [124]. Claire Gallien illustre ces changements de perspective en comparant par exemple les traductions que font Alexander Dow, en 1768, et Jonathan Scott, en 1799, des contes persans d’Inayat Allah. Là où Dow utilisait l’englobement, Scott opte pour le déploiement [124], et Claire Gallien en donne des illustrations précises [126-128]. Elle souligne aussi que cette mutation doit être replacée dans le nouveau contexte du romantisme qui privilégie « la mise en valeur du génie original » [123]. En un mot, cet orientalisme n’a rien d’ethnocentriste et son « rapport à l’altérité » est « bien différent des positions hégémoniques des dix-neuvième et vingtième siècles » [124].

Or là n’est pas tout, car le développement de l’orientalisme coïncide avec des opérations militaires et avec la colonisation de l’Inde, et cette plus grande fidélité dans la traduction va de pair avec un tout autre souci : mieux connaître les colonisés permet de mieux les soumettre. Les orientalistes étaient en effet « rémunérés par l’administration coloniale » [123]. Cette hypothèse d’une probité intellectuelle instrumentalisée par des considérations allogènes aurait dû susciter de plus amples développements. De même aimerait-on plus d’explications sur les « positions hégémoniques » ultérieures. On se doute qu’il s’agit de la colonisation de l’Inde, mais elles viennent au cœur de considérations traductologiques, ce qui crée une certaine confusion. Le non-spécialiste songe volontiers à la traduction que fit Edward FitzGerald du Rubaiyat d’Omar Khayyam (1859, 1868). Elle relevait de l’adaptation : cette méthode se rattache-t-elle à l’hégémonisme incriminé ? Peut-être, mais dans ce cas, pourquoi la même utilisation de l’adaptation, au siècle précédent, n’avait-elle pas les mêmes enjeux ? Faudrait-il en conclure que le XIXe siècle colonialiste avait à ce point altéré les perspectives que l’on en oubliait les progrès de la traductologie, et qu’une adaptation innocente quelques décennies plus tôt, pourrait-on dire, se chargeait maintenant de tout autres connotations ? Tout cela aurait mérité quelque attention. De surcroît, certaines des plus belles pages de Claire Gallien - par exemple celles qui touchent à la nutrition réciproque de la connaissance et de la fiction - contiennent de quoi aller dans un sens peu ou prou inspiré de Said : en d’autres termes, l’autre (s’il faut utiliser un tel cliché] était plus objet de fantasmagorie qu’appréhendé en soi. Cette distinction a-t-elle d’ailleurs beaucoup de sens dans le cadre hypercriticiste dont se réclame Claire Gallien ? On comprend les difficultés de l’entreprise.

Des flottements méthodologiques

Force est de revenir aux questions soulevées par la validité des vues de Said. On sait quel rôle joua Warren Hastings dans la diffusion de la culture indienne, ce dont Claire Gallien se fait à juste titre l’écho : Hastings préfaça la première traduction de la Bhagavad-Gita, due à Charles Wilkins en 1785 [150], et écrivit aussi une préface, en 1796, pour un « roman épistolaire pseudo-oriental » d’Elizabeth Hamilton, Translations of the letters of a Hindoo rajah [96]. Mais Hastings, sans succès immédiat d’ailleurs, réclamait aussi, en 1768, « l’établissement d’un poste de persan à Oxford » dans le but de « faciliter les échanges entre colonisateurs et membres de l’administration moghole » [52]. Comment faire la part de la culture désintéressée et de préoccupations infiniment plus commerciales, voire impérialistes ? L’ouvrage donne surtout des raisons de ne pas trop s’attacher à cette dernière possibilité, mais on sent quelque chose qui évoquerait un chaînon manquant. Sans doute la fin du siècle s’approche-t-elle de la périodisation retenue par Said, ce qui expliquerait un changement de vues par rapport aux décennies précédentes, mais on ne trouve pas de véritable prise à bras le corps du sujet sur un point aussi central que susceptible de nourrir d’interminables polémiques. De même que les vues de Lewis, Kopf et Porter au sujet de Orientalism ne suscitent pas de véritable discussion, Robert Irwin n’est mentionné que dans le cadre de la critique littéraire (où ses vues relèvent des mêmes perspectives que celles de Mack ou de Ballaster] : Claire Gallien ne dit rien de For Lust of Knowing (2006) où Irwin s’en prenait aux vues réductrices de Said. Sans doute pourrait-on se contenter de voir en ce dernier bien plus un militant, au fond, qu’un érudit - mais on est alors d’autant plus gêné par les hésitations manifestes dont témoigne L’Orient anglais. Je dois souligner que mes réserves ne portent que sur des passages épars du livre de Claire Gallien. Pour autant, ils jettent le trouble tant ils cadrent mal avec les vues infiniment plus convaincantes qui dominent et dont je me suis fait l’écho jusqu’ici.

La question de l’ancienneté des langues en est un exemple. Addison et Defoe, parmi d’autres, attribuaient la vigueur des langues orientales à leur préservation « dans un état primitif proche voire identique à celui du temps des prophètes », ce qui leur permettait « de combler le manque d’expressivité de la langue anglaise ». Claire Gallien semble ensuite s’égarer en voyant dans un tel constat un point de vue condescendant en fonction duquel l’Orient serait « maintenu au stade le moins évolué du développement des civilisations ». Elle retrouve ainsi des positions saidiennes sur la supériorité discursive de l’Occident [156 et n.]. Ce faisant, elle néglige sa critique antérieure du schématisme qui se donne à lire chez Said. Les aspects les plus réducteurs des « postcolonial studies » font ici un retour pour le moins surprenant. En fait, et il convient d’y insister avec la dernière énergie, l’ancienneté était alors valorisée, et c’était encore dans cette vigueur biblique que Burke (Sublime and Beautiful, 1757 & 1759) puisait certaines de ses plus belles illustrations du sublime en littérature. Les recherches menées par William Jones sur la place fondatrice du sanscrit [147] apportent des éléments supplémentaires pour mettre en cause ce passage troublant. Comme le reconnaît d’ailleurs Claire Gallien, il s’agissait de faire à la littérature orientale sa place aux côtés des Anciens ou de Milton - ce qui témoigne déjà d’une réelle admiration à une époque où « [l’]étalon de référence reste la Grèce et son poète épique Homère » [150]. Par ailleurs, le rapprochement des langues orientales et du « temps des prophètes » ne pouvait pas, de près ou de loin, être péjoratif - sauf, sans doute, et de manière posthume au demeurant, sous la plume bien isolée d’un Bolingbroke qui incriminait tout ensemble judaïsme et christianisme, mais qui n’est pas évoqué. Pour ce qui est des autres auteurs, le point de vue était, faut-il y insister, infiniment plus bienveillant. La seule nouveauté de l’époque, et Claire Gallien aurait dû mettre ce point en évidence, c’est que la Bible, pour cette raison même qu’elle devenait objet d’orientalisme, permettait de construire des ponts vers d’autres aspects de cet Orient qui devenait au même instant, quoique sur un autre plan et pour d’autres raisons, partie intégrante de l’imaginaire anglais - tout cela renvoyant, faut-il encore insister sur ce point, les perspectives inspirées de Said au domaine de l’anachronisme.

Sans doute la question du primitivisme est-elle susceptible d’interprétations variées. Quand Lady Montagu voit dans le bain turc non pas du « primitivisme » ou de la « barbarie » mais « le signe d’un raffinement et d’une liberté totale » [62], on aurait souhaité une mise en rapport plus serrée de cet « épisode du bain turc » avec trois formes de critique identifiées un peu plus haut, féministe, orientaliste et contemporaine - ce dernier terme n’est d’ailleurs pas l’objet de précisions, ce qui suggère une sorte d’épuisement de la taxonomie [61 n.] dont les enjeux méthodologiques appellent investigation. Qu’il ait pu se glisser, dans la fascination pour l’Orient, toute une gamme d’exploitations est indéniable, mais il aurait fallu, à tout le moins, dissocier ce qui relevait de la vénération religieuse envers les textes anciens de ce qui, à un niveau plus profane, succombait aux modes du temps et aux engouements ambigus pour des civilisations peu connues. Le parallèle que fait Lady Montagu entre Ève, telle que la décrivait Milton, et les femmes au bain méritait une réflexion sur les réécritures de l’Orient à partir de l’héritage biblique. Avec plus ou moins de précision et de souci religieux, ces réécritures témoignent d’un regard dont la condescendance est absente.

Il y aurait d’autres raisons, toujours en se fondant sur des éléments que fournit Claire Gallien, de douter de la pertinence de son jugement sur un telle condescendance. On la suivra volontiers, en revanche, lorsqu’elle oppose le réalisme du roman et les besoins tout autres, semblables à ceux que suscitaient les « romances », que satisfaisaient les contes orientaux [34]. De même a-t-elle raison de rappeler, après Mack, la portée subversive du pseudo-orientalisme, y compris chez les auteurs homosexuels et les femmes(1), et de relier cela à une mise en cause du réalisme soumis aux exigences du marché [37 n.]. Mais le réalisme n’était-il pas, lui aussi, subversif et, d’autre part, l’orientalisme était-il étranger aux exigences du marché ? Claire Gallien ne s’attarde pas sur ce point. Pourtant, les contes orientaux tout comme pseudo-orientaux prennent une place de choix dans les querelles littéraires occidentales. Quoi que l’on puisse à juste titre penser des limites de telles projections dans un autre imaginaire, on ne saurait trouver dans de tels jeux une prétendue supériorité occidentale. Autre exemple, qui n’est pas étudié en tant que tel, de l’attrait que suscitaient l’Orient tout comme le pseudo-Orient : les vues de Burke sur l’esthétique ont aidé les orientalistes à soutenir « la supériorité des lettres orientales dans le domaine du lyrisme et du sublime » sur la base de la supériorité qu’accordait Burke « au sublime comme source de plaisir esthétique » [157]. On ne s’étonne donc pas de trouver, dans les essais qui accompagnent les Poems, consisting chiefly of translations de William Jones (1772), des distinctions qui soulignent combien la poésie arabe ne se cantonne pas au seul domaine du beau [158] - ce en quoi il faut voir un compliment. Le sublime burkéen, largement illustré par des références à l’Ancien Testament et plus particulièrement à Job, se combinait ainsi à l’intérêt pour l’arabe comme accès privilégié à l’hébreu - ce sur quoi insistait déjà Thomas Hunt, titulaire de la chaire d’arabe à Oxford dans les années 1740 [49] - et, d’autre part, valorisait indirectement tout ce qui, dans les langues orientales, évoquait une perception de la divinité aux antipodes du développement du déisme. Claire Gallien ne dit rien de cela. Il ne s’agissait pas alors d’incriminer une quelconque arriération mais, bien au contraire, de retrouver, fût-ce sur le mode de l’implicite, une vision à la fois plus orthodoxe et plus captivante du rapport entre l’homme et le divin. Les lectures saidiennes trouvent ici une limite évidente tant elles plaquent des interrogations ultérieures sur des goûts qu’il faudrait, bien au contraire, analyser pour ce qu’ils étaient et signifiaient en leur propre temps. L’ouvrage aurait gagné à mettre de tels aspects en évidence.

Un autre point touche à un autre tournant épistémologique qu’esquisserait Jones (Claire Gallien, on s’en souvient, se refuse à trop accorder à la fondation de sa Société asiatique). Jones participerait du même courant que Shaftesbury, Adam Smith et Hume qui « analysent le pouvoir évocateur du langage en termes d’idées et de sentiments ». Il remettrait donc en cause « la définition aristotélicienne de la perfection artistique en postulant qu’elle ne dépend pas du degré de ressemblance au réel mais de l’adéquation entre sentiment et expression ». Pour Jones, les œuvres d’art agissent sur nous de deux manières différentes. La sympathie naît de ce qui évoque les passions ; la substitution, quant à elle, naît de ce qui relève du descriptif en nous faisant sentir l’analogie entre nos réactions devant l’œuvre d’art et devant ce qu’offre la nature à nos sens [158]. Force est de constater que l’on ne trouve pas là grand-chose qui puisse infirmer Aristote. D’autre part, c’est « précisément sur ce terrain de l’expression des passions et de la description du sublime que les poètes orientaux peuvent, selon Jones, entrer en comparaison avec les poètes européens » [158]. Les deux citations proviennent de deux essais distincts de Jones, ce qui ne rend pas très aisée la compréhension de ce qu’il apporterait réellement. Il a certes lu Burke, mais toute la question est de savoir dans quelle mesure il a bien assimilé son esthétique. Cela entraînerait beaucoup plus loin qu’il n’est loisible de le faire ici. Claire Gallien ne mentionne pas de dette de Jones envers Burke lorsqu’il y va de la rupture supposée entre Jones et Aristote, et elle a raison de s’abstenir de le faire : la distinction qu’opère Sublime and Beautiful est tout autre. Elle porte sur l’imitation, et non pas la sympathie, et sur la substitution, mais cette dernière ne signifie pas la même chose chez Burke et chez Jones. L’imitation, chez Burke, concerne ce qui, dans la poésie, « décrit les manières et les passions des hommes que leurs mots peuvent exprimer », et s’applique à la poésie « simplement dramatique » ; sans doute n’y a-t-il pas là de grande différence avec ce que met Jones sous le nom de sympathie. Quant à la substitution burkéenne, elle procède par « des sons auxquels la coutume donne l’effet de réalités » et il s’agit là de « poésie descriptive »(2). En d’autres termes, Burke entre dans un courant qui va de Platon à Aristote et à Locke et qui interroge le langage, alors que Jones semble en rester à des considérations sur le lien entre l’art et les affects. Or Claire Gallien évoque tout ensemble cette supposée rupture jonesienne et la dichotomie burkéenne entre le beau et le sublime. Si Jones a puisé chez Burke, il n’en a retenu que cette grande fracture qui était sans doute ce qu’il y avait de plus immédiatement accessible dans Sublime and Beautiful, mais qui n’épuise pas tout ce que l’on peut y trouver.

Au demeurant, ce que dit Claire Gallien d’Aristote porte surtout sur Addison. Elle résume ainsi les choses : le « système tropologique oriental correspond aux normes de l’analogie décrite par Aristote dans la Poétique (1457b) » [159]. Addison considérait aussi que « la beauté des comparaisons, métaphores et allégories dépend entièrement du rapport juste et évident avec l’idée et la chose qu’elle représente » [160]. De même Burke soulignait-il, dans Sublime and Beautiful, combien il était superflu d’ajouter quoi que ce fût aux analyses d’Aristote sur l’imitation : cette dernière portait sur les qualités d’un poème ou d’une peinture qui étaient telles « qu’on n’éprouverait aucun désir de le voir en réalité », car la réalité n’apporterait rien de plus(3). En d’autres termes, l’analyse des manières et des passions ne faisait qu’ajouter, sans en rien retrancher, aux vues antérieures d’Aristote sur l’adéquation entre l’art et l’objet préalable. Si Jones entendait rompre avec Aristote, il aurait fallu mieux distinguer entre les apports de Shaftesbury, de Smith et de Hume, d’une part, et ceux de Burke, d’autre part, qui ne fournissaient nullement à Jones de quoi se réclamer d’une poétique non-aristotélicienne. Burke entendait d’ailleurs rationaliser le goût contre le « sixième sens » de Shaftesbury et contre le scepticisme de Hume lorsqu’il ajouta, en 1759, son « Introduction on Taste » qui ne figurait pas dans l’édition de 1757. Autrement dit, l’« adéquation entre sentiment et expression » n’avait rien, en soi, qui pût témoigner d’un éloignement par rapport à cet Aristote que retrouvaient Burke tout autant qu’Addison.

En fait, ce passage assez embarrassé, où trop de choses sont évoquées à la fois sans les référer précisément à leurs enjeux spécifiques, permet surtout de rejeter les rares suggestions, de type saidien, qui déparent L’Orient anglais. Addison soulignait la supériorité de Job sur Homère : ce dernier restait bien en deçà de la métaphore vigoureuse, et totalement inattendue, où la crinière du cheval renvoie au tonnerre(4). Certes, Addison admettait que certaines métaphores orientales pouvaient choquer, tant, dit Claire Gallien, « [l]es tropismes ne sont pas entièrement interchangeables » [159]. Tout l’effort des orientalistes consistera donc, et cela est fort bien expliqué, à montrer « que le tropisme oriental n’est pas synonyme de barbarie ou d’obscurantisme et qu’il peut même participer au renouvellement d’un patrimoine littéraire obsolète » [160]. En d’autres termes, on y décèlerait un choix en faveur de l’« allogénisation » et non pas de l’« autochtonisation » [161 n.]. En d’autres termes encore, il ne reste pas grand-chose qui aille dans un sens saidien, et c’est là une raison supplémentaire de regretter que Claire Gallien n’ait pas fait correspondre son analyse des détails avec ses lignes directrices qui, elles, doivent recevoir un assentiment sans mélange.

Orientalisme, évangélisation, décadence de l’Empire

On est tenté de brouiller une autre césure que propose Claire Gallien. Selon elle, les débuts de l’orientalisme sont dominés par l’intérêt pour l’hébreu, voire l’arabe et le turc à des fins d’évangélisation. Plus on avance dans le XVIIIe siècle et plus l’intérêt se déplace vers le persan et les langues indiennes et, dans le même temps, vers des perspectives plus commerciales que religieuses. Quant à l’évangélisation, elle ne relevait plus des seules universités. Ainsi la Society for Promoting Christian Knowledge encouragea-t-elle George Sale dans sa nouvelle traduction du Coran publiée en 1734. En sens inverse, deux chrétiens arabes entreprirent une traduction du Nouveau Testament en arabe [14]. Sale entendait œuvrer contre les préjugés hostiles à « la religion musulmane » [66]. À la même époque, Leonard Chappelow, arabisant de Cambridge, soutint la Society for Promoting Christian Knowledge et la Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts dans leurs traductions de la Bible en arabe [51]. D’autre part, s’il n’existait que des chaires d’hébreu et d’arabe au XVIIIe siècle, et si cette dernière langue était volontiers étudiée comme moyen privilégié d’accès au monde hébraïque [49], l’existence de traductions latines rendait moins indispensable la connaissance de l’hébreu ou de l’arabe et, avec le temps et les besoins coloniaux, « [l]’orientalisme anglais sera […] moins porté sur l’hébreu ou l’arabe que sur le persan, l’hindoustani, le bengali ou le sanscrit » [53].

Tout n’est certes pas convaincant : les traductions latines, en l’occurrence de l’hébreu biblique, dataient quand même d’avant la Réforme protestante ! Reste surtout à savoir si les soucis évangélisateurs portèrent aussi sur le persan et sur les langues indiennes. Claire Gallien n’en dit rien, comme si les perspectives coloniales avaient bel et bien conduit à un changement complet dans les préoccupations. Or il y eut de telles traductions, dès le début de ce XIXe siècle que l’on ne saurait tenir mécaniquement à l’écart d’une étude sur le siècle précédent : si le XVIIe siècle est, à fort juste titre d’ailleurs, convoqué pour établir des perspectives, pourquoi se priver de la première décennie du XIXe ? William Carey commença à traduire le Nouveau Testament en sanscrit en 1801, Henry Thomas Colebrooke publia une traduction des quatre évangiles en persan à Calcutta en 1804 et Henry Martyn traduisit le Nouveau Testament en hindoustani en 1809, avant de le faire en ourdou et en persan. Les perspectives évangélisatrices n’avaient pas été entièrement supplantées par les préoccupations commerciales, et cela n’a, à l’évidence, rien de surprenant. Tout au plus peut-on tomber d’accord avec Claire Gallien lorsqu’elle évoque une diversification accrue par rapport aux soucis qui dominaient l’Oxford de William Laud dans les années d’avant la Grande Rébellion. Des aspects plus profanes, voire plus ludiques, apparurent peu à peu, par exemple avec les traductions des Mille et une nuits, mais l’évangélisation fut loin de marquer le pas. C’est bien le contraire qui aurait été étonnant.  

Si Claire Gallien élude la question de l’évangélisation, elle reste pareillement discrète sur d’autres pistes tout aussi révélatrices des interrogations britanniques, au premier chef ce procès de Warren Hastings trop brièvement mentionné [12]. Il témoigne, cependant, quelles qu’aient été les arrière-pensées de Charles James Fox et de Burke, de cette permanence, tout au long du XVIIIe siècle, d’un regard que l’on ne saurait appeler colonialiste. Il n’était certes pas nécessaire de montrer combien Fox et surtout Burke se sont fourvoyés à force de vouloir embarrasser William Pitt en exploitant sans retenue le prétexte qu’était un Hastings soigneusement remodelé en fonction de leurs objectifs, mais il aurait fallu mentionner, au moins en passant, en quoi le procès prenait place dans un nouveau spectre de hantises. L’Empire britannique risquait de sombrer dans le même gigantisme, la même corruption et la même violence que l’Empire romain avant lui. On décèle néanmoins, dans l’ouvrage, l’ombre portée du procès, avec toutes les complexités qui s’attachent au traitement des peuples indigènes dans l’ensemble de l’Empire. Elles donnent à voir combien, fût-ce de manière indirecte, la littérature de fiction participait de ces craintes devant l’avenir d’un monstre surdimensionné où se donnaient libre cours des conduites criminelles annonciatrices de la fin de ces vertus qui, soutenait-on, avaient toujours présidé aux libertés anglaises, puis britanniques.

Claire Gallien mentionne un passage significatif d’un roman de Phebe Gibbes, Hartly House, Calcutta, de 1789 [171]. Il s’agit du viol d’une Indienne par un soldat britannique. Cela évoque certaines des accusations portées alors par Burke au cours du procès de Hastings ; or ces accusations témoignent d’une évolution de l’imagerie de Burke. Au cours de la guerre d’Indépendance américaine, il accusait l’armée britannique d’utiliser des Indiens (américains, s’entend) et des esclaves en fuite qui violaient les Américaines(5). Avec Phebe Gibbes, le renversement coïncide avec la défense des Indiens que Burke entendait mener contre un Hastings vilipendé sans souci des réalités. En quoi tout cela est-il symptomatique d’un regard différent de celui qui lui préexistait, en quoi, surtout, cela permet-il d’identifier la nature différente des regards que l’on portait sur l’Inde et sur d’autres civilisations ? Burke s’attachait à défendre les princes indiens contre un aventurier britannique, et cela relevait au fond de ce conservatisme qui fut sien tout au long de sa carrière(6). Sans doute, mais qu’en était-il de ses contemporains ? Nombre de points évoqués par Claire Gallien tendraient effectivement à montrer que le traitement de l’Inde différait de celui que l’on consacrait à d’autres civilisations. Il y avait là, faut-il y insister, de quoi trouver des raisons supplémentaires de battre en brèche les thèses monolithiques de Said.

Pseudo-orientalisme et stéréotypes

Il n’empêche que des stéréotypes existaient. Claire Gallien évoque rapidement celui du prince oriental cruel [75], mais elle passe aussitôt à des traitements vaudevillesques grâce auxquels on célébrait, a contrario, les libertés anglaises [76]. Elle s’attache aussi aux rectificatifs que l’on aurait pu, avec un peu de curiosité, trouver chez Lady Montagu [76-78]. Or le prince cruel existe dans une littérature plus sérieuse, y compris (encore que ce ne soit qu’en filigrane] dans Rasselas. On le trouve aussi, avec une forte dose d’humour noir, chez Burke. L’introduction de 1759, « On Taste », de Sublime and Beautiful mentionne la réaction critique, devant la décollation de saint Jean-Baptiste dans le tableau de Gentile Bellini, d’un sultan qui se fondait sur sa connaissance intime de ce genre de spectacle. En ne s’attachant pas véritablement à de tels repérages, Claire Gallien se prive sans doute d’arguments en faveur de Said. Cela rend d’autant plus surprenants les propos où elle le retrouve tout en ayant donné les meilleures raisons de se méfier de ses vues. Sans doute découvre-t-on de tout dans l’Orient tel que le voient les Anglais, mais une typologie plus nette aurait été souhaitable afin de référer de telles discordances à l’ouvrage de Said et de mieux cerner ce qui peut s’y appliquer au XVIIIe siècle et ce qui ne le décrit en aucune manière.

On remarque particulièrement les flottements saidiens de Claire Gallien quand il s’agit de Samuel Johnson et de Rasselas. D’une part, elle souligne que la « connaissance livresque du milieu africain » qu’a Johnson « informe le contenu du récit fabuleux et apparaît aux lecteurs avertis sous forme d’allusions » [17]. On songe bien entendu, au premier chef, à la traduction que fit Johnson, en 1735, du livre du Père Jeronimo Lobo. Claire Gallien rappelle, avec tout autant de pertinence, que Johnson, seul ou en collaboration avec John Hawkesworth, a écrit une vingtaine de « contes pseudo-orientaux », suivant d’ailleurs en cela l’exemple de Steele et d’Addison [34 n.]. Elle note aussi - et il serait vain de la chicaner sur ce point - que l’Abyssinie et l’Égypte ne sont guère, pour Johnson, qu’un « décor exotique dont la fonction n’est autre que de contribuer à l’élaboration du bonheur » [86]. Ce jugement sur Rasselas la conduit à confirmer « l’analyse d’Edward Said d’un discours sur l’Orient en total décalage avec son référent oriental » [87], ce qui se concilie mal avec son propos antérieur sur la présence et la fonction des traces savantes tout au long de l’ouvrage. Quelle place, d’autre part, convient-il d’accorder à la portée, transgressive, de la littérature pseudo-orientale qui en fait « un outil d’expérimentation poétique » grâce auquel on peut dépasser les « codes » et, y compris chez Johnson, « ouvrir de nouveaux horizons imaginaires » [154] ?

Claire Gallien n’explicite pas son propos face à cette question centrale qui touche aux thèses de Said et qu’elle aborde tantôt contre l’auteur d’Orientalism, tantôt avec lui, sans véritablement montrer à partir de quel point de telles thèses n’ont plus de validité. En d’autres termes, si le « conte pseudo-oriental » illustre un « combat symbolique entre le bien et le mal » et s’il apporte « aux lecteurs des fondements en matière d’instruction morale » en leur donnant l’occasion « d’exercer, par mimétisme, leurs facultés sentimentales » [80-81], n’aurait-il pas fallu, encore une fois, s’emparer de tels aspects afin de mieux se situer par rapport à Said ? Sans doute Claire Gallien a-t-elle raison contre Cécile Revauger qui n’appréhendait Rasselas qu’« en termes d’authenticité ou d’inauthenticité » [171]. Pourtant, on ne sait trop, à la lecture de L’Orient anglais, que retenir de Rasselas : en raison de son « décor (…] élémentaire », il « témoigne de l’ambivalence des rapports de la culture commune de l’Orient à l’orientalisme savant » tant « [s]eule la mémoire érudite dévoile la face cachée des contes pseudo-orientaux, seule une lecture en creux révèle l’hypotexte savant qui sous-tend ces écrits » [174]. On aurait souhaité que l’auteur aille plus loin dans cette « lecture en creux » afin d’en mettre en évidence les enjeux et d’offrir une discussion infiniment plus fructueuse des théories de Said. Elle se serait donné, en outre, des arguments supplémentaires pour valider cet autre axe de son ouvrage qu’est la mise en rapport de la fiction et des connaissances. D’innombrables éléments en sont fournis, mais le dessin n’est pas assez appuyé pour que le lecteur puisse trouver le fil rouge qui, certes, apparaît çà et là, mais que l’on ne parvient pas à suivre avec toute la netteté souhaitée.

Je ne saurais pourtant me contenter de donner l’impression que l’ouvrage de Claire Gallien suscite exclusivement les réserves que j’ai formulées. Elles naissent du terreau où je me sens le plus à l’aise, et pour ce qui est du reste il est évident que l’ouvrage, comme je l’ai déjà indiqué, est une mine d’informations et de pistes de réflexion. En témoigne, par exemple, la qualité du travail sur les aspects traductologiques. Il fallait montrer l’honnêteté de ces orientalistes attachés à cerner peu à peu la meilleure manière de présenter à leurs lecteurs cet Orient qui leur était au fond à la fois familier et étranger. L’orientalisme alimentait un pseudo-orientalisme qui créait à son tour une autre demande dans un processus de fécond renouvellement. Il faut savoir gré à Claire Gallien d’avoir donné de convaincants aperçus sur l’articulation des connaissances et des fictions. Il reste certes, çà et là, des raisons de douter que le projet ait vraiment été mené à son terme. On retiendra surtout qu’elle fournit aussi toutes celles de ne pas rester prisonnier de ces incertitudes passagères.

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(1) Cela suggère, au demeurant, d’autres pistes qui ne sont pas mentionnées : quid de la littérature érotique ou pornographique inspirée par l’Orient ? À part les Mille et une nuits, bien expurgées, rien n’est évoqué qui aille en ce sens.

(2) Burke, Sublime and Beautiful : iv, vi.

(3) Burke, Sublime and Beautiful : i, xvi.

(4) Si Claire Gallien donne bien les références à Addison, on aurait souhaité en revanche que les textes sources soient identifiés : « la description d’un cheval lancé au galop dans la version grecque d’Homère, latine de Virgile et hébraïque de l’Ancien Testament » [159] a quelque chose d’assez… cavalier. Le passage « tiré de la Bible » provient de Job 39 : 19.

(5) Luke Gibbons a écrit des pages très convaincantes sur de tels points, en particulier sur la manière dont Burke participe de la lecture sexuelle du meurtre de Jane McCrea (Edmund Burke and Ireland : Aesthetics, Politics, and the Colonial Sublime, Cambridge: University Press, 2003 : 189-194).

(6)  Kramnick (Isaac], The Rage of Edmund Burke : Portrait of an Ambivalent Conservative, New York: Basic Books, 1977 : 27. Ce conservatisme, que Kramnick ne met pas en doute, s’alliait cependant à une ambivalence tout aussi permanente et qui aurait très bien pu porter Burke à des vues révolutionnaires.

 

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