Théâtre et nation
Sous la direction de Jeffrey Hopes et Hélène Lecossois
Collection « Le Spectaculaire » Presses universitaires de Rennes, 2011 Broché. 232 pages. ISBN 978-2-7536-1402-7. 17,00 €
Recension de Daniel Mortier Université de Rouen
L’ouvrage présente quinze études, dont quatre écrites en anglais. Même si ce n’est pas dit, il s’agit visiblement des actes d’un colloque organisé à l’Université du Maine. Le plan adopté, comme souvent dans ces cas-là, opère des regroupements qui ont le mérite d’exister, mais qui ne sont pas très parlants : d’abord « Quel théâtre pour quelle nation ? Le cas de la France », puis « (Re)définitions du mythe de la nation », et enfin « Regards croisés ». Le principal intérêt de ce livre vient en fait de la diversité des contributions qu’il contient. Si un tiers d’entre elles concernent la France, les autres portent sur la Grande-Bretagne (2), les États-Unis (2), l’Irlande (2), ainsi que l’Autriche (1), l’Afrique du Sud (1), le Canada (1) et le Japon (1). Comme le font remarquer les deux éditeurs dans l’introduction, « à la fois moyen privilégié de l’élaboration de conceptions de la nation et lieu de sa mise en question, le théâtre se trouve au carrefour de la construction et de la déconstruction d’identités nationales » [17]. Jusqu’à la moitié du XXe siècle, ainsi qu’on pouvait s’y attendre, le théâtre se met au service des nationalismes montants, puis triomphants. Mais l’opération est rarement aussi simple qu’elle l’était avec les personnages de Frenchies—des débauchés sans scrupule—dans le théâtre des jeunes États-Unis (John S. Bak). La nation que le théâtre promeut est en effet souvent souhaitée, sinon fantasmée : une suprématie française en matière de théâtre justifiée aux XVIIe et XVIIIe par des théoriciens imaginant une caractérologie des nations (Véronique Lochert), une nation républicaine rêvée par Michelet en France vers 1848 (Franck Laurent), une identité des francophones de l’Ouest canadien ignorant longtemps les Métis (Dominique Laporte), un héritage culturel français à assumer à Strasbourg par le Centre dramatique de l’Est, devenu ensuiteThéâtre national de Strasbourg, pour une population alsacienne qui ne parlait guère le français (Andreas Hacker). Et quand les nationalismes sont contestés par le théâtre, c’est sous des aspects circonscrits et donc plutôt dans la perspective d’un aménagement d’une identité nationale, comme si le principe de celle-ci n’était pas vraiment remis en cause. En 1943, en Irlande, avec Faustus Kelly de Flann O’Brien, il a recours au mythe de Faust pour ridiculiser le leader nationaliste Eamon De Valera (Thierry Robin). Au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, en France, avec Boris Vian, Jean Genet, Jean-Paul Sartre ou Marcel Aymé, il s’en prend aux valeurs pétainistes de Travail-Famille-Patrie (Delphine Aebi). Ensuite, en Autriche, avec Burgtheater et Erlkönigin d’Elfriede Jelinek, il se sert de l’actrice Paula Wessely pour incarner le mensonge autrichien (Priscilla Wind). En Afrique du Sud, avec Fever et Concealment de Reza De Wet, il explore l’identité afrikaner en acceptant qu’elle soit fragmentée (Cécile Marshall). En Angleterre, avec Pentecost de David Edgar, il s’interroge sur les identités nationales après le démantèlement du bloc soviétique (Marianne Drugeon). L’autre intérêt de ce livre est de nous faire découvrir des expériences théâtrales peu connues, peut-être justement parce qu’elles ont un rapport avec la nation et relèvent dès lors d’un « théâtre politique ». Marion Denizot revient sur les trois périodes du « théâtre populaire » en France au XXe siècle. Lionel Pilkington s’arrête sur la pratique des tableaux vivants féministes en Irlande vers 1890-1900, avatars militants des tableaux vivants érotiques à la mode à cette époque. Drew Eisenhauer se penche sur une étonnante pièce de Georg Cook, The Athenian Women, destinée en 1918 aux Princetown Players, la troupe pour laquelle Eugene O’Neill écrira plus tard sa trilogie Le Deuil sied à Électre. Laïli Dor rend compte de l’adaptation au kabuki, par Ninagawa Yukio, de La Nuit des Rois de Shakespeare, un spectacle intitulé Ninagawa Twelfth Night et monté aussi en Angleterre. Il faut mentionner aussi l’étude d’Élisabeth Angel-Perez, « Deconstructing the nation? British Theatre in the Age of Postmodernism » [61-76]. En suivant le fil du rapport à la nation, elle permet d’y voir un peu plus clair dans le foisonnement du théâtre anglais des vingt dernières années. Elle distingue la production satirique dans la tradition des state-of-the-nation plays (Steven Berkoff, Howard Barker), la déconstruction postbrechtienne du nationalisme (Bond, Caryl Churchill, Howard Barker), le théâtre verbatim censé régénérer le théâtre politique (David Hare) et enfin, le théâtre postmoderniste qui prône le multiculturalisme et affirme que le sujet est nomade ou hybride (Hanif Kureishi, Tim Crouch, Martin Crimp). On trouvera donc dans ce livre matière à réfléchir sur la construction des nationalismes et leur évolution récente vers le questionnement identitaire, ainsi que l’occasion d’observer la diversité des formes adoptées par le théâtre, y compris le plus récent.
Cercles © 2011
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