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La fabrique du signe

 Linguistique de l’émergence entre micro- et macro-structures

 

Sous la direction de Michel Banniard et Dennis Philps

 

Collection INTERLANGUES linguistique et didactique dirigée par Wilfrid Rotgé

Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2010

Broché. 330 pages. ISBN 978-2-8107-0121-6. 18€

 

Recension de Bénédicte Guillaume en collaboration avec Pedro Duarte

Université de Nice-Sophia Antipolis

 

 

 

Cet ouvrage collectif (1) comporte treize contributions réparties en quatre sous-parties, comme autant de « fenêtres » que l’on ouvre, pour reprendre le terme des éditeurs scientifiques, encadrées par une introduction et une conclusion, chacun des éditeurs signant par ailleurs un chapitre dans sa spécialité. Onze sont rédigés en français, un autre en anglais et un autre encore en espagnol. Les langues étudiées sont très diverses (tant sur les plans géographique que diachronique), à l’image de la variété des thèmes abordés, dont le point commun, mis en exergue dès l’introduction, est de vouloir appliquer le concept d’« émergence » à la linguistique. Comme l’expliquent Michel Banniard et Dennis Philps dans l’introduction générale, « ce concept intuitif repose sur l’observation que l’ensemble est plus simple que la juxtaposition des parties, ce qui équivaut à dire qu’il y a une structure (inattendue) au niveau du collectif qui ne se laissait pas prévoir à l’examen des éléments » [13]. En réalité, l’émergence dont il est question ici est tout d’abord celle, fascinante pour tout linguiste, de la construction du signe, et de la manière dont ce dernier serait devenu arbitraire au fil d’une évolution, pour reprendre la thèse développée ici. Par ailleurs, certains des contributeurs s’intéressent plus particulièrement à l’élaboration des langues dites littéraires à partir des langues naturelles dans l’Occident européen. La première partie du livre s’intitule ainsi « Du langage aux langues littéraire ».

La théorie de l’émergence offre de nouvelles perspectives en biologie et en anthropologie afin de comprendre les spécificités du langage humain, par opposition aux systèmes de communication des autres grands primates. Dans ce cadre, l’hypothèse de J.-L. Dessalles, le premier contributeur, est que le langage humain répond essentiellement à un « comportement d’affichage » [24] qui, au sein d’un groupe politique tel que ceux rencontrés dans les diverses sociétés humaines, permet à l’individu d’exhiber les qualités qui en font un allié désirable. Or, un tel comportement engendre aussi bien la fonction narrative que la fonction argumentative du langage. On est donc assez loin de la perspective traditionnelle, qui voit essentiellement le langage humain comme un vecteur d’informations utiles entre individus, et plus proche du cadre biologique darwinien. La théorie selon laquelle une telle nécessité d’affichage serait à l’origine de l’émergence du langage humain permet également de justifier d’autres caractéristiques spécifiques à ce dernier, par exemple la nécessité d’apprendre un code variable en fonction des aires géographiques, l’abondance du lexique et sa complexité, la possibilité de faire référence à un temps et un lieu distincts de celui de la situation d’énonciation, et enfin la longueur des structures dialogiques (construites par analogie ou bien par récursivité lorsqu’elles sont fondées sur une argumentation).

Moins loin de nous dans le temps, Jean-Christian Dumont évoque à travers les concepts de latinitas ou encore d’elocutio la naissance du latin en tant que langue écrite et normée, servant de fondement non seulement à l’expression littéraire et érudite, mais également partie prenante de l’identité latine. Or, paradoxalement, cette langue identitaire se calque dans un premier temps sur le grec, auxquels les Romains empruntent leur tradition théâtrale en l’intégrant aux jeux du cirque. Ainsi, la première représentation de théâtre en langue latine, en l’an 240 avant notre ère, qui reprend non seulement les thèmes mais également les règles de versification du grec, est l’œuvre de Livius Andronicus (ou Andronikos), un Grec naturalisé [38-39]. Par la suite, à l’époque dite classique, la norme se définit par référence à des auteurs anciens plus ou moins idéalisés : ainsi, Cicéron décrie l’œuvre d’Andronicus le Grec pour encenser celles de Névius, Plaute, ou encore Ennius, considérés par lui comme de véritables auteurs latins. Or, le décalque de la langue et de la tradition grecques, pour maladroit qu’il ait pu paraître, était sans doute une étape nécessaire de l’émergence de la langue latine classique.

Michel Banniard, l’un des deux éditeurs scientifiques, conclut cette première partie en attirant notre attention sur le fait qu’en philologie comme ailleurs, non seulement les modèles ne doivent pas être considérés comme définitifs, mais, de surcroît, les matrices mentales implicites en œuvre à une époque donnée ne peuvent que contaminer les concepts forgés à ce moment-là, nul besoin d’être marxiste pour le savoir… Il en va ainsi selon son chapitre du « latin vulgaire », concept forgé au milieu du XIXe siècle, qui semble plus rendre compte du fonctionnement inégalitaire de la société de l’époque que de la réalité linguistique d’un temps antérieur. Michel Banniard remet pareillement en cause la notion de « diglossie », traditionnellement utilisée elle aussi pour décrire la transition de la latinophonie à la romanophonie. Un tel dualisme appauvrissant est également à l’œuvre chez certains linguistes qui opposent sans nuance l’oralité à la scripturalité [49]. Face à ces oppositions quelque peu grossières, Michel Banniard opte pour sa part pour un continuum langagier. Ceci correspond en diachronie à un flux continu de paroles, présentant néanmoins des fluctuations qui créent des zones contiguës mais distinctes [50]. Il prend l’exemple du latin classique, qui exhibe déjà les signaux des mutations à venir. En synchronie, l’auteur considère le français contemporain : les divers registres employés à l’oral comme à l’écrit co-existent chez un même locuteur et interfèrent sans cesse les uns avec les autres, ce qui, à terme, engendrera une nouvelle évolution de cette langue, qui, loin d’être un avilissement, est une condition nécessaire à ce qu’elle reste vivante [50-51]. Une autre mise en évidence du continuum langagier se situe au niveau de sa linéarité inhérente, qu’il s’agisse de la chaîne parlée ou bien de l’écrit. L’auteur dessine dès lors le portrait du locuteur type, qui fait évoluer sa langue par des processus inconscients d’écrémage et de sélection, dictés par des affects et des pulsions lui permettant de créer sa propre grammaire en prélevant à la surface des énoncés les éléments pertinents pour lui [53]. Là-dessus s’opère une sélection collective, qui n’est pas naturelle, mais culturelle.

La deuxième partie est consacrée aux « mutations fonctionnelles ». Dans le chapitre intitulé « La langue, l’émergence du mot et la syntaxe », le Canadien Walter Hirtle pose une question qui semble évidente, et à laquelle il n’est pourtant pas simple de répondre : à quoi tient l’émergence du mot à la conscience ? Si Saussure caractérise le mot comme une « unité qui s’impose à l’esprit » (Cours de linguistique générale, 154), ceci n’explique pas pourquoi le mot peut de surcroît prendre immédiatement sa place sur la chaîne syntaxique et jouer ainsi son rôle dans l’organisation de la phrase. L’auteur caractérise les mots comme un universel du langage humain et amorce une comparaison avec les cellules en biologie [66]. Par la suite, il s’appuie sur les travaux de Gustave Guillaume afin de décrire – schéma à l’appui – l’émergence du mot dans l’acte de langage. Au commencement se trouve le désir ou la nécessité d’exprimer un vécu expérientiel. La première phase de l’acte de langage correspond pour sa part à un acte de représentation, au cours duquel le signifié de puissance est actualisé en un signifié d’effet lexical, doté d’une classe fonctionnelle lui permettant de remplir la fonction syntaxique requise ; or, ce résultat est également le point de départ de la deuxième phase de l’acte de langage, à savoir l’expression, qui met en réseau les sens lexicaux et les fonctions syntaxiques pour former le sens de la phrase [76]. L’ensemble de ce processus débouche sur un message (phase 3 – la référence), que l’interlocuteur pourra, dans des conditions normales, déchiffrer. En conclusion, Walter Hirtle récuse plus que jamais la non-problématisation de l’émergence du mot ou encore sa caractérisation comme une donnée mémorisée, stockée, disponible ; l’émergence dynamique de significations nouvelles est du reste à la base de phénomènes tels la métaphore ou encore les néologismes.

Marieke Van Acker s’intéresse pour sa part à l’écrit mérovingien des VIIe et VIIIe siècles, période dite de transition entre latin finissant et ancien français ; ces textes sont souvent décriés comme ayant perdu contact avec la langue parlée en vigueur, et seraient donc peu révélateurs des pratiques langagières de l’époque. Or, il s’agit-là typiquement d’une des oppositions binaires simplistes dénoncées par M. Banniard dans sa propre contribution. Marieke Van Acker prend pour sa part comme objet d’étude les hagiographies. Dans la mesure où ces dernières étaient destinées à être récitées à un public illettré, leurs auteurs, pour leur part cultivés, ne pouvaient manquer de prendre en compte le problème de la communication et de l’intelligibilité. Il s’agit donc là, comme le souligne le chapitre, d’un « genre de l’entre-deux par excellence » [92], témoin des tensions contradictoires entre les exigences stylistiques d’un récit sacré et la nécessité d’être bien compris d’un public peu instruit, bien que familier il est vrai avec les faits religieux. La linguiste prend par ailleurs comme hypothèse de travail que l’hétérogénéité souvent à l’œuvre dans ces écrits est consciente et maîtrisée, plutôt que contrainte et accidentelle [93]. Elle étudie plus particulièrement dans ce chapitre la Vita Gaugerici rédigée à Cambrai vers l’an 650.

La contribution en anglais du médiéviste Michael Richter dépeint un travail sur un corpus tout à fait exceptionnel dans la mesure où il s’agit de comptes-rendus écrits d’audiences de tribunaux dans des régions du Nord de l’Italie, de la fin du huitième siècle au début du onzième. Ces transcriptions de confrontations orales sont supposées refléter le langage des diverses couches de la société de l’époque, puisque les juges ou assimilés faisaient partie de l’élite lettrée, tandis que les plaignants et les accusés pouvaient appartenir à toutes les classes sociales. Il est certes impossible d’évaluer le degré de liberté que s’autorisaient à prendre les différents scripteurs, eux-mêmes des juristes, néanmoins certains passages se présentent clairement comme des citations des propos tenus. Tout en écartant la problématique de l’évolution du latin vers les dialectes italiens [109], le texte s’applique à montrer à travers l’exemple de quelques verbes que, dans la période 774-875, les formes latines classiques de ces verbes cohabitaient dans des proportions significatives avec des formes vernaculaires, qui suivaient elles-mêmes dans leur conjugaison certaines règles de la grammaire latine standard. L’évocation de l’émergence en une période donnée d’une nouvelle langue écrite savante destinée à supplanter le latin se révèle convaincante, néanmoins l’auteur ne fait à l’évidence qu’effleurer le sujet comme les potentialités de ce corpus en se cantonnant à quelques données très ponctuelles.

Au seuil de la troisième partie, intitulée « Logiques de la narration », Antoine Toma dresse un bilan argumenté des études menées sur l’émergence du signe linguistique, et présente un modèle de « mise en média » [128] qu’il définit comme étant « une inscription sémiotique dans le continuum spatio-temporel qui prend une forme différente selon le type de média utilisé » [127]. La prise en compte dans ce modèle de toutes les dimensions spatiales ainsi que d’interfaces multi-fonctions permettant le contact entre les divers plans ouvre de riches possibilités, mais rend sa représentation complexe sur une surface plane. Ce chapitre nous invite par la suite à remettre en question, pour la bonne cause il est vrai, certains concepts de la théorie d’Antoine Culioli, arguant du fait qu’une plus grande économie dans la représentation métalinguistique pourrait assurer une meilleure diffusion de cette approche [137]. Pour ce faire, il se fonde sur certains schémas proposés dans le troisième tome des recueils d’articles de Culioli (2) compilés par les éditions Ophrys depuis les années 1990, et qui servent aujourd’hui de référence en ce qui concerne la Théorie des Opérations Enonciatives (ci-après TOE). L’auteur reproche à la représentation que l’on rencontre chez Culioli une inutile complexité [137], et plus particulièrement un manque de rigueur concernant la représentation de la Frontière. Si l’on peut parfois s’interroger en effet sur la pertinence du type de bornage (ouvert / non-ouvert) qui est proposé entre les trois zones du domaine notionnel (Intérieur, Frontière, Extérieur) dans la TOE, il semble plus discutable de conclure, comme on le fait ici, que l’Intérieur serait lui-même assimilé à une large Frontière ; aucun des écrits de Culioli ou de ses disciples ne va dans ce sens. De surcroît, le parti-pris d’Antoine Toma de considérer qu’une Frontière est une « limite sans épaisseur » [137] pose problème dans la mesure où justement la possibilité de la prise en compte d’une Frontière épaisse constitue une des grandes originalités de la TOE.

Néanmoins, la représentation simplifiée sous la forme d’un segment de droite muni du côté gauche de l’attracteur (noté 1) et de l’autre d’une porte d’entrée ou de sortie (notée 0) se révèle opératoire pour représenter les opérations en jeu dans des exemples classiques de Culioli tels Pas qu’un peu ! ou Ce qu’il fait froid !, ou encore certains exemples d’énoncés interrogatifs avec intonation montante ou descendante (en français toujours). On peut toutefois objecter que, pour autant, d’autres problèmes linguistiques nécessitent bel et bien la représentation d’une Frontière, avec ou sans épaisseur (3). Dans l’ensemble, les suggestions d’Antoine Toma se révèlent pertinentes dans la mesure où elles sont complémentaires par rapport aux outils existant dans la TOE (ainsi, les schémas proposés pour la représentation de Si c’est mignon, ça ! et Si c’est pas mignon, ça ! [143] fusionnent avantageusement la représentation simplifiée du domaine notionnel d’Antoine Toma avec certaines caractéristiques du schéma de came de Culioli), mais il semble peu probable qu’elles puissent purement et simplement remplacer les modèles originaux.

Nous changeons à nouveau d’époque avec Wolfgang Haubrichs qui s’intéresse pour sa part à l’évangéliaire en vieil-haut allemand rédigé au neuvième siècle de notre ère par le moine Otfrid de Wissembourg. Ce dernier s’arroge une liberté assez étonnante dans cette réécriture poétique de certains passages de la Bible à destination de lettrés, mais également de laïcs moins instruits [155]. L’auteur commente plus particulièrement certains dialogues (comme l’Annonciation) ou autres passages en discours direct (par exemple le décret d’Auguste ordonnant le recensement), et démontre qu’Otfrid réinterprète largement les sources bibliques et enrichit les adresses en question de formules qui sont en réalité typiques des conventions tant sociales que littéraires de la société de son époque, notamment à travers le poème courtois – ce qui donne dès lors à entendre une oralité qui ne peut nous être accessible qu’au travers de tels témoignages.

La contribution de Michel Gailliard porte quant à elle sur la « confusion » des temps dans les chansons de geste en langue d’oïl. Or, la variation en question, à savoir un va-et-vient entre le présent de l’indicatif, le passé simple et le passé composé afin de faire progresser l’action narrative, n’est pas sans rappeler certains enjeux du français oral ou écrit contemporain. Le chapitre explique les chevauchements constatés en partie par la rareté de l’imparfait de l’indicatif à l’époque concernée ; ce dernier ne prendra sa valeur actuelle qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle, et ne peut donc servir à affiner les emplois des autres temps par différenciation, en dépit de quelques emplois ponctuels. Ainsi, l’examen d’exemples montre une irrégularité dans l’emploi de ces temps mettant en évidence l’existence d’un diasystème au niveau temporel dans les textes de l’époque, témoin de la transition en cours vers des étapes plus modernes de la langue.

La quatrième et dernière partie intitulée « Signes et symboles » débute par la contribution en espagnol de Claudio Garcia Turza et Fernando Garcia Andreva consacrée à l’émergence vers l’an mille du nouveau système graphique du castillan (4). Après une présentation rapide et efficace du corpus retenu, de ses apports ainsi que de ses limites – avec la prise en considération toute particulière de la glose 89 du codex 60 de la Real Academia de Historia –, les auteurs prennent le temps de s’arrêter sur la définition de langue naturelle, pour rejeter notamment la saisie de supposées langues primitives, souvent à partir de témoignages sporadiques. Ils préfèrent ainsi poser avec prudence les éléments de datation et de localisation qui concernent la rédaction de leur corpus. Ils passent ensuite à l’étude de l’émergence d’un type d’écriture novateur, où est recherchée la transcription phonologique d’un parler. Les auteurs insistent alors sur l’analyse de l’écriture : « Une écriture est une nouvelle manière d’écrire la langue ; ce n’est pas elle-même une langue » (« Una scripta es una manera de escribir la lengua ; no es lengua en sí » [215]). Suit une réflexion particulièrement stimulante sur ce fait [215‑216], qui laisse place, en fin de chapitre, à un exposé fin et minutieux des graphies, de leur distribution, des contraintes et libertés liées à leur emploi. On pourra citer, à titre illustratif, la distribution de c valant pour /k/ ou /g/ selon le timbre de la voyelle qui suit ce graphème ; ou encore valant /ts/ et /dz/ dans quelques cas dûment précisés.

Par la suite, Georges Bohas s’intéresse au sens dans le lexique de l’arabe. La théorie de la racine triconsonantique (c’est-à-dire le fait qu’un grand nombre de mots partageant un trait sémantique commun présentent par ailleurs trois consonnes identiques disposées linéairement de la même manière, tandis que les phonèmes intermédiaires correspondent à des schèmes grammaticaux signifiants [231-232]) est une approche traditionnelle du vocabulaire en arabe et dans les langues sémitiques en général. Or, l’auteur remet en cause ce concept très largement accepté, non pour en nier la réalité, mais pour montrer qu’il est en réalité très en-deçà de ce qu’il est possible d’observer. En effet, il reconstitue pour sa part des paradigmes lexicaux encore plus importants, toujours en mettant en évidence un substrat phonétique et sémantique commun. Tout d’abord, il existerait en plus des racines triconsonantiques des éléments constitués de deux consonnes, qu’il nomme étymons. Par la suite, Georges Bohas tient compte des traits phonétiques des consonnes des racines et des étymons, et opère grâce à eux des regroupements qu’il nomme « matrices », au nombre de dix [238-9]. Ces matrices sont d’après lui les véritables éléments primitifs du lexique arabe. Elles permettent, grâce à leurs traits sémantiques et phonétiques communs, de regrouper une quantité de termes bien supérieure à celle obtenue au moyen des seules racines triconsonantiques. Il affirme même que l’ensemble du lexique arabe pourra à terme être organisé en fonction de telles matrices [236]. Et il va encore plus loin en postulant une relation motivée (qu’il nomme « mimophonie ») entre les traits phonétiques et l’invariant sémantique (ou notionnel) de chaque matrice. Ainsi, la combinaison entre les traits phonétiques « nasal » et « continu » serait liée à l’organe nasal et ce qui l’affecte, de manière plus ou moins métaphorique (le chapitre fait également référence à la manière dont les sciences cognitives étudient l’organisation cérébrale), allant de la description d’une voix nasillarde jusqu’à la caractérisation d’une personne hautaine, « qui porte la tête haute » [239-244]. Il s’agit donc là ni plus ni moins d’une audacieuse et radicale remise en question de l’arbitraire du signe, qui devrait alimenter bien des débats.

Georges Bohas entreprend également de répondre au principal argument que l’on peut objecter à sa théorie : s’il existe un lien un tant soit peu motivé entre phonétique et sémantique dans une langue comme l’arabe, comment expliquer l’immense diversité linguistique à laquelle nous sommes confrontés ? Son chapitre tente dès lors de montrer que, par certains aspects, les matrices qu’il met en évidence pourraient être des universaux du langage ; ainsi, on rencontre la présence d’une consonne nasale dans une écrasante majorité de langues dans le vocable désignant le nez. De même, la combinaison coronal / dorsal serait largement utilisée dans les langues du monde pour les concepts de « briser, couper écraser » (par exemple « couteau » en français [255]).

Ce chapitre ouvre indéniablement un champ d’études très riche, et il est à espérer que ses affirmations suscitent la curiosité plus que la controverse, car les questions posées méritent tout à fait de l’être. Ce sont du reste bien les mêmes interrogations concernant une possible motivation du signe linguistique qui président aux travaux de Dennis Philps et Didier Bottineau, dont les chapitres suivent celui de Bohas, toujours dans la partie intitulée « Signes et Symboles ». Nous quittons le champ des langues sémitiques pour nous intéresser à l’anglais et au français (Philps, Bottineau), mais aussi au basque et au breton (Bottineau), et de manière plus ponctuelle à bien d’autres langues encore.

À l’approche de la fin de l’ouvrage, Dennis Philps, l’un des deux initiateurs et éditeurs scientifiques de cet ouvrage collectif, dresse un bilan provisoire de sa théorie sémiogénétique des conditions d’émergence et d’évolution des signes linguistiques (TSG), sur laquelle il a commencé à publier en 2000, tout en mettant en évidence le lien entre une telle approche et des recherches en biologie et en archéologie tendant à motiver l’émergence du langage par la mise en parallèle des fonctions motrices gestuelles et articulatoires. Le postulat commun est celui selon lequel le signe n’aurait à l’origine pas été arbitraire, mais le serait devenu, par métonymie, par métaphore, ou encore par iconicité, au fur et à mesure que le langage évoluait en un phénomène beaucoup plus abstrait et complexe. Dennis Philps isole dans certains champs sémantiques de l’anglais des ‘marqueurs sub-lexicaux’ pouvant être définis comme des « unité[s] submorphémique[s] douée[s] d’une invariance tant phonologique que notionnelle au sein du sous-ensemble de mots dont [ils sont] un élément formateur », par exemple <sn-> dans sneeze, sniff, snore et snot, ou encore <gr-> dans grab, grasp, grip et grope [283]. A partir de là, DP remonte jusqu’à des racines indo-européennes, qui nous ramènent de quatre à six mille ans avant notre ère [285-288], sans pour autant s’en contenter puisque les données biologiques (notamment dans le cadre de la phonologie articulatoire) permettent en réalité de postuler que l’émergence du langage a pu avoir lieu jusqu’à cinq millions d’années en arrière, pour atteindre une forme comparable à celle que l’on connaît il y a environ cent millions d’années (5). C’est tout au long de cette très vaste chronologie que d’innombrables processus de désémantisation et de grammaticalisation sont intervenus pour aboutir à l’arbitraire cher à Saussure. Cette description, bien que très convaincante, donne quelque peu le vertige dans sa tentative de remonter aux origines mêmes de l’humanité. Face à la difficulté à étayer concrètement de telles hypothèses, le rapprochement avec d’autres disciplines prend tout son sens ; la convergence des données de domaines scientifiques distincts apporte ainsi une réelle crédibilité à l’ensemble.

C’est le chapitre de D. Bottineau qui conclut ce voyage ; or, les travaux de ce linguiste sur la cognématique présentent des convergences avec la théorie sémiogénétique de D. Philps. Si nous reprenons par commodité l’exemple de l’anglais, ce dernier s’intéresse, tout comme son collègue, à des cohérences internes au niveau sub-morphologique [spin, spill, spit, spew…] [315]. Au-delà du lexique, certains marqueurs pourraient avoir un rôle grammatical ; ainsi, l’opposition th- / wh- est bien connue des anglicistes, notamment à travers les travaux de Wilfrid Rotgé. D. Bottineau évoque également le schème vocalique u-i-a qui sous-tendrait non seulement le système des auxiliaires (do, be, have) mais également celui des prépositions (to, in, at) ou encore en partie celui des affixes verbaux (to, -ing, -ed) [319], ce qui n’est pas sans rappeler les schèmes grammaticaux de l’arabe évoqués par G. Bohas. L’idée de voir en a un marqueur de disjonction est par ailleurs compatible avec l’opération d’extraction (en termes culioliens) typique de l’article indéfini. D. Bottineau mentionne d’autres exemples [319-321] et en conclut que la cohérence submorphologique, qui ne fait qu’affleurer au niveau du lexique, est nettement plus facile à mettre en évidence au niveau grammatical [321]. Or, comme il le note lui-même, les morphèmes grammaticaux formant une classe fermée, il est de ce fait beaucoup plus facile d’y projeter une logique, sans pour autant que sa véracité soit démontrée. Cette tentative de réappropriation du langage et de motivation du signe est toutefois intéressante, et D. Bottineau, tout comme D. Philps, n’hésite pas à remonter très loin dans le temps, évoquant par exemple en ce qui concerne a l’analogie entre l’articulation du phonème correspondant et la possible sémantisation du morphème en tant que marqueur de disjonction [321] ; dès lors, la graphie compense en partie la dispersion phonologique, qui est il est vrai abondante, et ce même au niveau des morphèmes grammaticaux (a/an, -s du pluriel…). L’auteur conclut en affirmant que la démarche cognématique s’étend avec succès à beaucoup d’autres langues (il aborde également en détail dans son chapitre le cas du basque et du breton), et que le postulat selon lequel un réinvestissement cognitif des capacités articulatoires est possible permet d’expliquer des dynamiques à long terme et d’explorer entre autres la question épineuse de l’origine du langage [322-323].

En conclusion, au seuil de ce voyage démarré aux origines, nous ne pouvons que souligner l’aspect novateur de cet ouvrage dans la mise en commun, pouvant de prime abord sembler éclectique, de points de vue sur des phénomènes très variés. Néanmoins le thème de l’émergence apporte bel et bien une cohérence à l’ensemble, et la référence à l’approche biologique est convaincante. Parmi tous les thèmes abordés, nous retiendrons plus particulièrement les tentatives de mise en cause de l’arbitraire du signe – il semble qu’il faudrait encore un immense travail avant de démontrer les théories avancées dans cet ouvrage, si toutefois elles sont démontrables. Néanmoins, à l’ère de l’ordinateur, on peut imaginer de monter des projets prenant en compte la plupart des langues (en travaillant vraisemblablement sur des transcriptions phonétiques, afin d’éviter de se heurter sans cesse au problème de la transcription scripturale, problème qui n’est du reste évoqué que de manière assez furtive dans cet ouvrage, à part dans le chapitre de Claudio Garcia Turza et Fernando Garcia Andreva), voire même les étapes de leur évolution. L’émergence du langage, phénomène aussi mystérieux que proprement miraculeux, continuera probablement de nous échapper dans ses détails, et même sans doute dans ses grandes lignes – mais on peut tout de même espérer lever un coin de voile, le temps d’un bref instant, comme s’y appliquent avec conviction les contributeurs de cet ouvrage collectif.

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(1)  Il s’agit plus précisément des actes d’un colloque de 2006 organisé par l’Institut de Recherche Pluridisciplinaire en Arts, Lettres et Langues (IRPALL) à l’Université de Toulouse-le Mirail, qui faisait suite à plusieurs années de réflexion collective lors de séminaires de recherche au sein de cette même Université.

 

(2) Antoine Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation. Domaine notionnel. Tome III (Paris : Ophrys, 1999).

 

(3) Voir entre autres Graham Ranger, « Le concept de frontière : applications en linguistique énonciative » dans L'identité et ses frontières : approches croisées d'un malaise contemporain, dir. M. Beauviche (Avignon : Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse, 2007) et Sylvie Mellet (dir.) Cahiers de Praxématique 53 : La notion de Frontière notionnelle et de son utilité pour l'analyse linguistique (Montpellier : Presses de l’Université Paul Valéry, 2011).

 

(4) La recension de cet article est faite par Pedro Duarte de l’Université de Nice-Sophia Antipolis, que nous remercions pour cette contribution.

 

(5) Voir aussi David McNeill, Gesture and Thought (Chicago & London : University of Chicago Press, 2005).

 

 

 

 

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