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La modernité et son autre

Récits de la rencontre avec l’Indien

en Amérique du Nord au XVIIIe siècle

 

Robert Sayre

 

Bécherel (35190) : Les Perséides, 2008

Broché, 256 p. 20 €. ISBN : 978-2-9155-9637-3.

 

Recension de Bernadette Rigal-Cellard

Université de Bordeaux

 

 

L’introduction de cet ouvrage pose de manière très claire et passionnante le problème de la rencontre de deux types de civilisation, celle de la « modernité capitaliste naissante » et celle « pré-moderne » des Amérindiens, deux modèles qui évoluaient en parallèle et se sont alors entremêlés. L’auteur insiste sur la dimension économique de la modernité, ce « mode de civilisation global qui accompagne et évolue avec le capitalisme » [7], et qui permet à l’individu de s’affranchir de tout ce qui peut limiter son acquisition de capital.

À partir de Max Weber, l’auteur résume l’historiographie de la question pour aborder la situation particulière de l’Amérique anglophone. Il souligne l’originalité du développement de la société mercantile qui radicalement sépara les deux groupes, les Européens et les Amérindiens, alors qu’on peut estimer qu’au début de la conquête les deux partageaient le même code social, et la même vision du monde enchanté par le surnaturel. On verra en effet, même encore au XXe siècle, des écrivains tels que Joseph Mathews (1894-1979), Osage de l’Oklahoma, se sentir très à l’aise à Oxford au sein de l’aristocratie anglaise qui fonctionnait comme sa tribu, alors qu’il ne pouvait vivre dans la société américaine de son temps, avide, familière, vulgaire.

R. Sayre rappelle quelques grandes divergences entre les deux cultures, notamment le rapport à la terre, à la propriété du sol… ainsi que celles entre le modèle de colonisation français et l’anglais, le catholique et le protestant, celui de la vieille noblesse militaire (française) et celui de l’armée moderne (britannique). L’intérêt du livre réside précisément dans la recherche minutieuse des manifestations de ces différences dans les textes de rencontre, et cela ne peut s’opérer que par une analyse pluridisciplinaire mais surtout littéraire d’abord des récits de voyage des Européens en territoire indien, puis ceux des Américains. R. Sayre annonce qu’il ne s’agit pas d’un livre supplémentaire sur les « représentations », sur le regard impérialiste. Il analyse la manière dont certains auteurs de ces récits perçoivent dans l’Autre un visage qui les confronte à leurs propres sociétés d’origine, et leur fait prendre conscience d’une certaine proximité morale entre l’Européen et le « bon sauvage ». On ne trouve jamais en effet dans son ouvrage le schématisme réducteur des critiques post-coloniales des représentations.

Le premier chapitre, après avoir énuméré les écrits majeurs de l’époque, examine ceux de Crèvecœur dans l’Amérique prérévolutionnaire, ou « Terre des spéculations ». Le statut privilégié de Crèvecœur en tant que Français, naturalisé britannique, voyageant en permanence dans les colonies, s’installant quelque temps dans une ferme, puis repartant en Europe, donne à ses Lettres d’un cultivateur américain et à ses Sketches un point de vue unique. Ses origines nobles l’insèrent tout naturellement dans le monde pré-moderne et c’est donc avec un véritable recul qu’il peut appréhender les transformations à l’œuvre sous ses yeux, qu’il admire en partie puisque la modernité britannique l’attire. Sorte de Pic de la Mirandole aux multiples personnalités, il offre un témoignage irremplaçable. R. Sayre extrait les points principaux de ses portraits des colonies, société idéale en construction (Crèvecœur n’apprécie guère en revanche la révolution en marche). On se souvient tous de sa fameuse question « Qu’est ce qu’un Américain ? » et de sa réponse sur l’homme nouveau prenant pour seule patrie celle qui lui donne du pain. Crèvecœur écrit relativement peu sur les Indiens. Dans ses récits en français, il invente toutefois des dialogues entre deux Indiens à propos des chances qu’aurait de réussir la résistance aux colons. Ailleurs Crèvecœur fait porter à un de ses narrateurs une vision critique de la société blanche, tout en conseillant aux Indiens d’abandonner la chasse pour se sédentariser en tant que fermier, gage de civilisation.

Le chapitre suivant avance « du passé colonial aux lendemains de la Révolution » en analysant la vision de Philip Freneau, surtout connu comme poète mais auteur de nombreux essais et d’articles. Si contrairement à Crèvecœur, Freneau soutient la cause révolutionnaire, il critique vite cependant lui aussi le type de société que celle-ci engendre. Son œuvre hétérogène oppose une vision romantique, anti moderne, à celle des Lumières qu’il semble privilégier. À partir de 1780, dans plusieurs textes en prose, Freneau fait de l’Indien le Persan qui condamne la société blanche sans cœur, avide d’argent. R. Sayre montre comment Freneau invente un « discours indien » qui prend à rebours la nation qui se constitue sans égard pour l’Autre.

Les visions complexes de Crèvecœur et de Freneau font place dans le troisième chapitre, « Le degré zéro de l’‘Autre’ : la violence indienne et l’‘aventure’ chez les Indiens », à une vision radicalement différente de l’Indien, celle du colonisateur sans remords. La problématique définie en introduction se déploie ici pleinement : dès lors que les colons mettent en place une société de type capitaliste, ils doivent l’asseoir sur du foncier, la terre dont on va déposséder son propriétaire originel. R. Sayre nomme les conflits qui s’ensuivirent « le degré zéro » puisqu’il n’en sort aucune tentative de compréhension de l’autre parti. L’imaginaire anglo-américain transforme l’Indien en ennemi diabolique, puis en fait le ressort des histoires d’aventure, en particulier des célèbres récits de captivité. Les textes se focalisent sur la violence des sociétés indiennes, et notamment leur amour de la torture des prisonniers, défiant l’imagination. Ces pratiques insoutenables étaient surtout le fait des tribus de l’Est, en particulier de la Nation iroquoise, qui justement étaient celles avec lesquelles les Blancs avaient le plus de contacts. Sayre parle alors de « degré zéro de la rencontre ».

L’auteur distingue entre les récits militaires, ainsi ceux d’un Robert Rogers qui dénonce la main du véritable ennemi, le Français, derrière cette cruauté, et les récits de captivité, racontés par les victimes qui parfois revenaient chez eux après un séjour plus ou moins long, plus ou moins supportable. Comme dans chaque chapitre, R. Sayre montre que ces histoires ne fonctionnaient pas toutes sur le même modèle : si certains récits ont largement contribué à la diabolisation de l’Indien, d’autres donnent à voir la vie courante dans les tribus où, on le sait, de nombreux prisonniers choisirent de rester, de devenir des Indiens blancs. Existent aussi de simples ouvrages historiques, et aussi des fictions. Chaque genre offre en réalité une multitude de visions, notamment chez ceux qui furent très proches de l’Indien. Sayre définit les histoires d’aventure et leur fonction pour la société anglo-saxonne, examine le journal du Capitaine Thomas Morris, et le récit d’Alexander Henry qui malgré son ouverture à ceux qui l’ont fait captif, démontre qu’il conserve des préoccupations mercantiles.

Le chapitre quatre présente une sorte d’envers des précédents dans la mesure où l’auteur se penche sur les récits des Français. En premier il définit le « récit de voyage » de type ethnographique, lequel rend compte de « l’expérience d’une rencontre avec l’Autre ». Il montrera comment les textes évoluent entre interaction, compréhension et évaluation. S’il est notoire que la colonisation ne s’est pas effectuée en Nouvelle-France comme dans les colonies anglo-saxonnes, Sayre le prouve en analysant les récits des Français Lahontan et Charlevoix. Fidèle à sa problématique opposant la culture capitaliste en expansion à la culture pré-moderne qui ne serait pas que celle des Indiens mais aussi celle des Français, Sayre rappelle les divergences entre catholicisme et protestantisme, et aussi le fait avéré que les missionnaires catholiques s’adaptaient bien davantage aux mœurs des Sauvages qu’ils souhaitaient convertir que les missionnaires protestants, bien moins nombreux de surcroît à l’époque. Il souligne aussi la parenté entre les coureurs des bois ou même les élites qui gouvernaient la Nouvelle-France, tous caractérisés par un esprit frondeur, insubordonné, et les sociétés indiennes essentiellement libres. De manière très intéressante, son analyse montre comment l’esprit révolutionnaire français en gestation et la future devise, liberté, égalité, fraternité, se sentait à l’aise en pays indigène, au moins au niveau intellectuel, ainsi qu’on peut le voir dans les Dialogues de Lahontan, qui refuse tant l’absolutisme que la propriété privée et le pouvoir de l’argent, ces deux derniers éléments définissant au contraire le contrat social des futurs États-Unis. Il est intéressant aussi de voir que Lahontan critique, en « anticlérical » fils des Lumières, les missionnaires qui se méprennent sur les supposées conversions des Sauvages et sur leurs pratiques religieuses. On se prend à regretter que Sayre n’ait pas analysé le livre de Lafitau Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, publié une vingtaine d’années après le voyage de Lahontan. Le jésuite Charlevoix, dont Sayre précise qu’il a beaucoup utilisé justement Lafitau, tient, comme Lahontan, les Indiens dans son estime. Son apport sera néanmoins une vision plus moraliste car il estime, en bon missionnaire, que la christianisation des Indiens est impérative (peut-être davantage que leur francisation, sauf si les deux peuvent être réalisées en même temps).

Le chapitre cinq revient à des écrits anglo-saxons. John Lawson, auteur d’un récit de voyage en Caroline, tout en conservant une mentalité de colonisateur, admire chez les Indiens leur peu de considération pour les biens matériels et finalement il renverse l’échelle de valeurs, plaçant ceux-ci au-dessus des colons car ils ont su mettre en place une société heureuse. Lors d’un nouveau voyage en terres amérindiennes, il sera pourtant torturé à mort par ceux-là mêmes qu’il trouvait en de nombreux points admirables. Jonathan Carver, cartographe américain, aura encore une autre vision de l’Amérindien. Il s’intéresse à leur religion, et est impressionné par l’efficacité de leur magie. Il estime qu’ils sont prudents, maîtres d’eux et affectueux en famille. Et bien qu’il sache à quel point ils peuvent être féroces, il se félicite de l’accueil qui lui a toujours été réservé. Il les admire. Sayre explique que ce mouvement vers l’Autre s’explique par le fait que Carver, soldat et cartographe, était beaucoup moins investi dans le processus d’expropriation des Indiens que Lawson, qui demeurait admiratif mais peu ouvert à l’Autre.

Le livre se termine sur l’apothéose de la rencontre, celle que retrace le botaniste quaker William Bartram. R. Sayre démontre comment la religion de l’auteur, non pas le quakerisme de l’élite marchande de Philadelphie, individualiste, mais le quakerisme des Amis, de la lumière intérieure, va colorer son approche de l’Amérindien, par un processus d’« affinité élective ». Bartram clairement rejette la brutalité des colons, leur peu de considération pour la nature, pour les animaux et a fortiori pour les Indiens. Le botaniste, dont la tâche consiste à repérer et à nommer, se laissera nommer lui-même par les Indiens, sera invité à leurs cérémonies. Il s’intéressera réciproquement à leur histoire, à leurs qualités intrinsèques, à leur moralité. Leurs défauts ne sont pas pires que ceux des Blancs. Quelque peu comme Lahontan, Bartram semble suggérer une association possible entre les Indiens et les révolutionnaires américains. Sayre peut ici se réjouir des progrès de la vision de l’Autre quand il dit de Bartram que sa vision « relève d’une identification passionnée avec l’Autre de sa propre société », à l’opposé du degré zéro ou absence de relations que l’on trouve dans certains documents. L’Indien est intégré à la Nature et a fait « fleurir une civilisation véritablement humaine ».

Dans sa conclusion Sayre explique à nouveau qu’il ne s’agit pas pour les auteurs ouverts à l’échange de faire de l’Indien un bon sauvage. Chacun des auteurs positifs à l’égard des sociétés indiennes détecte clairement leurs différentes facettes et en pèse chaque aspect au terme de longues réflexions. Tous les écrits examinés dans l’ouvrage rapportent la complexité des comportements indiens, même si certains ont tendance à forcer le trait pour plaire au public. Sayre évoque enfin le poids des Lumières et du romantisme, la spécificité du siècle, et termine sur la différence entre les visions du XVIIIe siècle, infiniment variées et souvent riches de promesses d’entente entre les différents peuples de la future nation, et celle du siècle suivant qui verra le triomphe sans conteste de la modernité, de la technologie, du capitalisme. L’Indien sera alors essentiellement vu dans sa disparition inéluctable.

En conclusion, je formulerai d’abord deux regrets. Le premier c’est que bien que R. Sayre cite de nombreux passages des récits qu’il analyse, ces extraits demeurent très courts (à de rares exceptions près) et le lecteur doit se fier à la périphrase qu’il en fait. Bien évidemment, citer davantage impliquait un plus gros livre, mais qu’importe. Une anthologie pourrait peut-être s’envisager dans la mesure où les textes étudiés sont difficiles d’accès.

Le second regret est que de nos jours encore il subsiste des livres d’une telle qualité sans index et sans bibliographie finale, plus exploitable que les références en bas de page, système si frustrant pour qui veut retrouver des titres facilement. La brève chronologie en annexe qui va de 1683 à 1812 est utile mais ne permet pas de combler toutes les attentes du lecteur habitué aux ouvrages américains bien « encadrés ». C’est plus un défaut d’éditeur que d’auteur, et avec les logiciels disponibles de nos jours, ces compléments d’érudition devraient systématiquement apparaître pour faire de nos livres des outils de référence sans faille.

Enfin, je tiens à redire le plaisir immense que j’ai pris à lire ce livre. Il est d’une impressionnante richesse tant au niveau de la documentation, de la connaissance de l’historiographie, de la critique, que de l’analyse littéraire et anthropologique des textes et de leurs sous-entendus. Si les relations entre les Européens et les Amérindiens ont fait l’objet d’un nombre incalculable de livres, celui-ci tranche sur les autres par la finesse des analyses des seules choses que nous possédions véritablement : les textes témoignages. Le rapport entre les récits, les diverses couches de la société occidentale qui les ont produits, l’expérience personnelle des auteurs, est magistralement analysé dans cette brillante synthèse constamment appuyée sur des microanalyses inédites. Il doit donc figurer dans toutes les bibliothèques et les bibliographies nord-américanistes.

 

 

 

 

 

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