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Réécritures anglaises au XVIIIe siècle de

L'égalité des deux sexes (1673)

de François Poulain de la Barre : Du politique au polémique

 

Guyonne Leduc

 

 Paris : L’Harmattan, 2010, 502 p., ISBN 978-2-296-11263-6

 

Recension de Suzy Halimi

Université Paris III – Sorbonne Nouvelle

 

En notre XXIe siècle, où les technologies de l'information répandent paroles et écrits d'un bout à l'autre de la planète à la vitesse de la lumière, où les frontières s'aplanissent entre les pays devant les voyageurs qui parcourent le monde, le législateur essaie, non sans mal, de faire respecter la propriété intellectuelle, de traquer la contrefaçon et le plagiat dans le domaine de la production industrielle comme dans celui de la création littéraire et artistique. Ces notions, discutées aujourd'hui avec âpreté, n'existent pas à l'ère des Lumières. Dans l'Europe pourtant déchirée de guerres incessantes, hommes et idées circulent sans encombre. Les Grands Touristes anglais vont séjourner en France, en Italie, en Allemagne ; les philosophes français, la Grande Catherine de Russie viennent voir comment fonctionnent les institutions dans cette Angleterre, réputée terre des libertés. Et les ouvrages, produits ici ou là, sont diffusés, traduits, adaptés – souvent plus vite qu'ils ne le sont de nos jours. Écrivains, artistes, pamphlétaires s'inspirent les uns des autres, se répondent, se copient d'abondance, sans toujours se soucier de citer leurs sources.

Un des problèmes qui font couler beaucoup d'encre aux XVIIe et XVIIIe siècles, de part et d'autre de la Manche, est bien celui  de la condition des femmes, « la belle question », comme on disait alors. Les ouvrages qui lui sont consacrés sont légion, comme le montre l'imposante bibliographie de Guyonne Leduc, et nombreuses sont les traductions et adaptations, reconnues comme telles ou non, évoquant, ou non, l'auteur du texte original. Il n'est à cette pratique rien de répréhensible, répétons-le. Dès lors, il est  plus pertinent de parler d'influence des uns sur les autres. Mais dégager la nature des emprunts, les éventuelles distorsions et en analyser les motifs, est assurément une tâche bien plus ardue.

C'est l'entreprise à laquelle se livre Guyonne Leduc dans cet ouvrage de 502 pages, incluant des annexes précieuses, une bibliographie importante et deux index très utiles au lecteur. Guyonne Leduc s'est déjà fait connaître pour ses travaux sur la condition féminine en Angleterre surtout – mais pas seulement – au XVIIIe siècle, et pour la collection qu'elle dirige chez l'Harmattan, « Des idées et des femmes ». C'est en travaillant, au fil des années, sur cette problématique, en se penchant sur les sources primaires de l'époque, qu'elle a décelé, sous la plume anonyme de Sophia, la présence massive d'emprunts au traité de Poulain de la Barre, De l'égalité des sexes (1673), traduit en anglais sous le titre The Woman as Good as the Man (1677), traduction signée A.L. Mais entre pressentir et démontrer, il y a un pas important : il y a les 502 pages de Guyonne Leduc.

L'ouvrage se déploie en trois temps, parfaitement structurés, comme il apparaît dès le sommaire. La première partie, intitulée « textes et contextes » présente les deux auteurs concernés, et le corpus des œuvres examinées. Poulain de la Barre (1647-1723) est un philosophe français, qui fut  d'abord nourri à la Sorbonne de la scolastique traditionnelle, avant de s'en éloigner pour se rapprocher de Descartes, dont les idées sous-tendent trois de ses textes : De l'égalité des deux sexes (1673), De l'éducation des dames pour la conduite de l'esprit dans les sciences et dans les mœurs (1674), De l'excellence des hommes contre l'égalité des sexes (1675). C'est le premier de ces traités, traduit par A.L. (Archibald Lovell)  en 1677, sous le titre Woman not inferior to Man, qui sert de point de départ à ce que l'on appelle les pamphlets Sophia, trois brochures  qui se répondent et qui sont réunies en 1751 sous le titre commun Beauty's Triumph. La première  suscite une réplique d'un Contradicteur (écrite par Sophia elle-même ?) et une réponse au contradicteur, qui permet à l'auteur de reprendre et d'affiner ses arguments. Tels sont les textes en présence. Avant de les examiner en détail, Guyonne Leduc les remet en contexte en une histoire des idées parfaitement documentée sur l'évolution du préféminisme en France et en Angleterre, et notamment sur l'influence de Descartes sur Poulain de la Barre. Ces excellents chapitres, fondés sur un examen attentif de sources primaires, témoignent de la vaste culture de l'auteur, qui convoque aussi  les ouvrages  secondaires en leur rendant l'hommage qui leur est dû.

La seconde partie suscite  l'admiration devant l'analyse ligne à ligne, mot à mot, des deux textes mis en regard sur la même page, pour  montrer les emprunts, le calque, la transposition et parfois aussi les distorsions infligées au texte initial, sous sa forme traduite en anglais, Sophia n'ayant pas eu accès à l'original en français : travail d'érudition, travail admirable, qui ne se contente pas de constater, mais qui analyse aussi les objectifs des changements introduits. Ainsi apparaît, chemin faisant, le parti pris polémique de Sophia, qui force le ton par rapport à Poulain de la Barre, par tous les moyens lexicaux et grammaticaux à sa disposition. Cette comparaison linéaire démontre à l'évidence les emprunts – on dirait aujourd'hui le plagiat – mais aussi le propos délibéré qui sous-tend les adaptations.

Cette analyse minutieuse, en profondeur, appelle une synthèse. C'est l'objet de la troisième partie intitulée « Caractérisation différentielle des préféminismes de Poulain de la Barre et de Sophia », deux chapitres passionnants qui étudient d'abord le cartésianisme du premier et la façon dont il est lié à son préféminisme, que ce soit sur le thème de la raison, de l'union de l'âme et du corps et de son identité chez les deux sexes. Et là, il apparaît clairement que Sophia est très en retrait, faute de culture philosophique, très discrète pour ne pas dire muette sur tout ce qui touche au corps d'une part, à l'âme et à la théologie d'autre part, alors que le cartésianisme de Poulain de la Barre couvre et informe toute la chaîne de sa réflexion philosophique. Pudeur féminine ou manque d'assurance dans des domaines du savoir mal maîtrisés ? N'est-ce pas déjà l'aveu d'une certaine infériorité de la femme Sophia ?

Le chapitre 2 consolide la synthèse en opposant les deux auteurs. « Du discours politique au préféminisme polémique » : sous ce titre particulièrement heureux, Guyonne Leduc montre que le propos de Poulain de la Barre se situe dans une perspective large, dénonçant toutes les inégalités, celles entre les deux sexes, mais aussi celles de la hiérarchie sociale et même l'autorité du souverain sur ses sujets. Sophia n'a pas perçu – n'a pas compris ? – ce dessein d'ensemble et reste au niveau de la polémique féministe. Les termes pour le dire sont sans appel et nous laisserons ici la parole à Guyonne Leduc :

Son audace verbale se double d'une timidité conceptuelle. Son préféminisme est épidermique, non issu de sa réflexion. Sophia n'a pas compris le substrat conceptuel et philosophique de l'Égalité ; aussi son œuvre apparaît-elle de circonstance [411].

C'est tout un cheminement textuel à travers les deux œuvres qui conduit à cette conclusion. Suivent des annexes qui parachèvent le travail, déjà très complet, en comparant les deux éditions de Woman not Inferior to Man, celle de 1739 et celle de 1751, la structure des traités examinés, et les influences intermédiaires entre Poulain de la Barre et Sophia. Enfin, deux  tableaux récapitulent les emprunts de Sophia, en une vue chronologique. L'ouvrage comporte aussi, comme il se doit, une bibliographie, modèle du genre pour la présentation et le respect des normes typographiques, qui montre l'importance de la « belle question » à l'époque des Lumières, le nombre d'écrits qui lui sont consacrés, et, au titre des sources secondaires, la richesse de la recherche sur les femmes, recherche à laquelle Guyonne Leduc apporte cette excellente contribution.

Devant cette documentation exemplaire, oserons-nous suggérer d'ajouter  aux ouvrages de fiction, celui de Defoe, Roxana  (1724), dont l'héroïne porte haut, pour son époque, les couleurs de le revendication féministe, et aux sources secondaires l'ouvrage de Michael McKeon, The Secret History of Domesticity, qui remet en question bien des clichés sur l'infériorité des femmes en montrant, textes à l'appui, le rôle grandissant qu'elles jouent au XVIIIe siècle dans la sphère privée, mais aussi dans la sphère publique ?

En conclusion, nous aimerions rendre un hommage sans réserve à cet ouvrage tout pétri d'érudition, qui confirme Guyonne Leduc comme une de nos plus éminentes spécialistes de l'histoire des femmes en Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles.

 

 

 

 

 

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