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Pratique sociale de la traduction

Le roman réaliste américain dans le champ littéraire français (1920-1960)

 

Jean-Marc Gouanvic

 

Arras : Artois Presses Université, 2007. Collection traductologie.

200 pages, ISBN 978-2-84832-054-0, 20 €

 

Recension d'Isabelle Génin

Université Sorbonne-Nouvelle Paris III

 

 

Jean-Marc Gouanvic est professeur titulaire et directeur de la maîtrise en traductologie à l’Université Concordia. Cet ouvrage, paru en 2007, est déjà bien connu des spécialistes de traductologie. Il fait suite à Sociologie de la traduction : La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950, également publié par Artois Presses en 1999. Correspondant exactement au champ de recherche de l’auteur, l’ouvrage reprend, dans certains chapitres, quelques articles déjà publiés et utilise les termes qui structurent la recherche de Jean-Marc Gouanvic, d’une part les notions empruntées à Bourdieu (habitus, champ, illusio), et d’autre part celles empruntées à Berman (traduction éthique, tendances déformantes) et à Meschonnic (décentrement, signifiance).

 

L’introduction et les chapitres 1 et 2 sont essentiellement théoriques et présentent les outils analytiques employés. Dans les chapitres suivants, sont privilégiées des études contrastives de romans américains et de leur(s) traduction(s). La période étudiée correspond à un engouement, après la Seconde Guerre mondiale pour la littérature américaine en France. Les auteurs choisis sont des auteurs américains majeurs : Henry James, John Dos Passos, Ernest Hemingway, John Steinbeck et Henry Miller, sans ambition d’exhaustivité cependant.

 

Dans l’introduction, très détaillée (15 p.), l’auteur rappelle que les études de traductologie sont polarisées : d’une part celles qui voient la traduction comme un produit et analysent les facteurs sociaux et historiques, d’autre part celles qui s’intéressent à la traduction comme processus et se concentrent « sur l’analyse des discours de la traduction ou sur les concepts pragmatiques » pour la saisir. La traduction peut aussi être envisagée en termes de « production », reprenant et conjoignant les deux approches précédemment citées. On trouve ensuite un rapide état des lieux de la recherche en sociologie de la traduction et de l’influence du modèle de constructivisme structuraliste élaboré par Pierre Bourdieu. Sont cités Daniel Siméoni (1998), Theo Hermans (1999), Isabelle Kalinowski (2001) et les chercheurs ayant collaboré au numéro spécial des Actes de la recherche en sciences sociales intitulé Traduction : Les échanges littéraires internationaux (2002). L’approche de Jean-Marc Gouanvic n’est pas d’étudier le corpus des traductions à la manière de ces analyses de « sociologie externe » mais d’extraire de la théorie de Bourdieu des éléments spécifiques intéressants pour la recherche en traductologie.

 

La perspective de l’auteur est donc de centrer son analyse sur les agents (producteurs des productions étudiées) et sur les conditions structurelles et institutionnelles à l’origine de la production. C’est la raison pour laquelle c’est la société cible (société française) qui a imposé la délimitation du corpus. Jean-Marc Gouanvic donne une définition du habitus appliqué au traducteur : « une disposition durable, transposable acquise par un ‘corps socialisé, investissant dans la pratique les principes organisateurs socialement construits et acquis au cours d’une expérience sociale située et datée’ ». « Ces dispositions subjectives, qui ont pris forme dans la pratique historique et ont été incarnées dans un habitus, sont ensuite ré-investies dans le champ qui a d’abord présidé à sa genèse, où elles trouvent les conditions favorables à leur expression. » Des formules importantes sont posées : « En matière de traduction littéraire, le lien qui lie la traduction au champ source est oblitéré […] le texte est décontextualisé du champ source et déhistoricisé, puis re-contextualisé et ré-historicisé dans le champ cible. » Les modalités de la rupture avec le champ cible sont de trois catégories :

1) assimilation des traits du texte de départ (effacement des différences)

2) dissimilation (affirmation des différences)

3) assimilation et dissimilation.

Le dialogue entre les cultures établi par la traduction fonctionne surtout dans un sens : il n’y a pas de retour de la traduction sur le texte source et la présence de la société source est filtrée par les intérêts de la société cible.

 

Au chapitre 1 (12 p.), d’autres précisions théoriques sont données. Trois points dans les théories développées par Antoine Berman seront utilisés dans l’ouvrage :

1) la traductologie comme analytique de la défaillance

2) l’historicité et la temporalité des actes de traduction

3) l’importance de l’analytique du traducteur

La théorie du polysystème (Gideon Toury) est critiquée car construite « en dehors des agents » et excluant « la subjectivité du traducteur ». Sont données les définitions des termes empruntés à Bourdieu : champ et champ littéraire (défini par des enjeux et des intérêts spécifiques irréductibles aux enjeux et intérêts d’autres champs et non perçus par quelqu’un extérieur à ce champ), l’habitus (déjà défini dans l’introduction) et l’illusio (« adhésion originaire au jeu littéraire qui fonde la croyance dans l’importance ou l’intérêt des fictions littéraires »). La décision de traduire un texte, par exemple, est prise par le décideur en fonction de son habitus et du poste qu’il occupe (éditeur, directeur de collection, traducteur…), mais aussi en fonction du capital symbolique de l’œuvre et de l’auteur dans la société source et dans la société cible ainsi que de la légitimité de la culture nationale de l’œuvre et de l’auteur source. 

 

Est ensuite discutée la notion de signifiance, empruntée à Julia Kristeva et à Henri Meschonnic (« une rythmique et une prosodie par lesquelles passe tout ce qui fait sens »). Deux brefs exemples sont donnés pour illustrer le propos, la traduction de James Fenimore Cooper pour l’importance du capital symbolique, et celle de passages du Camera Eye de Dos Passos pour la signifiance.

 

Le chapitre 2 (9 p.) aborde la question de l’éthique de la traduction. L’auteur prend ses distances avec la définition qu’en fait Berman. Par exemple, les traductions de Boris Vian, qui optent pour une registre plus familier que l’original, préservent quand même la signifiance du texte source. Un facteur déterminant de la façon dont les traductions sont faites est de nature classificatoire. Les traductions publiées dans la collection Série Noire sont marquées par l’omniprésence de l’oralité, manière de traduire imposée par Marcel Duhamel. La traduction est « une entreprise de translation d’un texte source dans la société cible » et, par conséquent, « une entreprise de construction d’homologies entre deux sociétés ».

 

Les chapitres suivants sont des études, de type contrastif, des romans du corpus sélectionné. On y trouve des remarques sur les tendances générales de chaque traduction, une explicitation du contexte dans lequel elles ont été produites, une description de l’habitus du traducteur ainsi que des exemples commentés en détail. Cette deuxième partie de l’ouvrage est moins théorique, même si les outils définis dans la première partie sont bien évidemment utilisés pour l’analyse. Elle peut, par conséquent, intéresser divers types de lecteurs : ceux qui souhaitent voir une mise en pratique de l’application du constructivisme structuraliste à un corpus de traductions, ceux qui s’intéressent aux approches traductologiques contrastivistes et ceux qui s’intéressent à un auteur particulier et au contexte de sa réception en France.

 

Le chapitre 3 (15 p.) est un panorama des traductions des divers auteurs du corpus et du paratexte qui les accompagne (préface, introduction, appendice …) :

Nathaniel Hawthorne, dont l’œuvre est traduite de façon très sélective jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et qui bénéficie après la guerre d’un fort mouvement de traduction dominé par Gallimard, qui fait de l’auteur un écrivain consacré en France.

Henry James, pour qui un phénomène de « rattrapage » de traduction est encore plus marquant après la guerre, correspondant à une époque où les États-Unis ont une légitimité accrue grâce à leur victoire militaire et à leur hégémonie économique et technologique.

William Faulkner, dont les traductions influencent de nombreux écrivains francophones et bénéficient d’un « intense discours préfaciel ».

Ernest Hemingway, beaucoup traduit en France et consacré par sa publication dans la collection la Pléiade en 1966 et 1969.

John Dos Passos, dont l’œuvre paraît dans le plus complet désordre chronologique et sans effort d’harmonisation entre les multiples traducteurs.

Francis Scott Fitzgerald, dont seulement trois romans sont traduits, montrant que « la légitimité d’un auteur ne se transmet pas de façon automatique à la culture cible ».

 

Les conclusions de ce panorama sont l’intérêt considérable pour la littérature américaine en France entre 1945 et 1950, la domination du champ par les éditions Gallimard et la diminution du volume de publications que cela entraîne pour des œuvres indigènes et/ ou d’auteurs plus récents.

 

Le chapitre 4 (22 p.) développe le concept d’homologie (ressemblance dans la différence) dans les  traductions des textes d’Ernest Hemingway : A Farewell to Arms par M.-E. Coindreau, For Whom the Bell Tolls par Denise V. Aymé, The Old Man and the Sea par J. Dutourd. Ces traductions se sont efforcées de rendre le sens sans tenir compte du rapport étroit entre sens et forme, ce qui a réorienté la réception critique de l’œuvre en France. Jean-Marc Gouanvic souligne le caractère paradoxal des traductions : s’agit-il encore de l’œuvre de l’auteur ? Pourtant les traductions, même déficientes, préservent une part non négligeable de l’œuvre.

 

Le chapitre 5 (18 p.) s’intéresse à « l’effet de collection » des collections spécialisées dans la littérature étrangère traduite et s’attarde sur les disparités entre les diverses traductions des textes de Dos Passos (quatorze ouvrages dont douze traduits par des traducteurs différents). Malgré leur défaillance – aucune ne parvenant à restituer la « respiration de la phrase originale » –, ces traductions connaissent un immense succès et influencent de nombreux écrivains français.

 

Le chapitre 6 (12 p.) est en marge du corpus puisque l’auteur nous présente la production en anglais des écrivains américains résidant à Paris entre 1922 et 1933 et plus particulièrement le cas de Henry Miller. La traduction de Tropic of Cancer par Henri Fluchère est étudiée en détail, surtout pour l’influence qu’elle exerce sur le statut de l’écrivain en France. Publiée par les éditions Denoël, elle fait subir à l’œuvre « un saut symbolique » et consacre la légitimité de Miller.

 

Le chapitre 7 (24 p.) s’intéresse aux traductions de The Grapes of Wrath et de The Moon Is Down de John Steinbeck dans le contexte de censure et de clandestinité des pays occupés par l’Allemagne nazie. Divers aspects sont étudiés : différences typographiques et rendu des sociolectes, habitus d’Yvonne Desvignes, traductrice de The Moon Is Down pour les éditions de Minuit. Le concept clé est la différenciation entre censure et polemos (antagonisme extrême qui oppose les discours des sociétés source et cible dans le texte), contraire au contrat d’entente qui lie en général original et traduction.

 

Le chapitre 8 (8 p.) étudie la traduction de What Maisie Knew de Henry James par Marguerite Yourcenar. Pour Jean-Marc Gouanvic, il s’agit là d’une traduction éthique malgré la tendance à utiliser des co-occurrents en français et à expliciter les sentiments de Maisie. Le chapitre 9 (11 p.) détaille l’habitus de M.-E. Coindreau et celui de M. Duhamel. L’aspect retenu pour Coindreau, traducteur de Faulkner, est la correspondance fantasmée entre l’échec de la Sécession sudiste et celui de la contre-révolution de la chouannerie à laquelle Coindreau se sent lié par ses origines vendéennes. Ses traductions privilégient une image tragique de la vie et sont faites pour plaire aux hommes de lettres dominants de l’époque, ce qui, en retour, lui assure une légitimité dans le champ littéraire français. Pour Duhamel, le trait distinctif de ses traductions est l’usage de l’argot et d’un registre familier, lié à son habitus d’autodidacte d’origine modeste, son excellente connaissance des vernaculaires et sa carrière de doubleur de cinéma.

 

Le dernier chapitre (6 p.) est un entretien avec André Bay, directeur littéraire des éditions Stock. Après une brève conclusion (5 p.), on trouve, en fin d’ouvrage, la liste des premières éditions françaises des auteurs du corpus, une bibliographie fournie (5 p.) et un index des noms de personnes physiques mentionnées dans l’ouvrage.

 

 

 

 

 

 

 

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