Face à la Révolution et l’Empire : Caricatures anglaises (1789-1815) Collections du musée Carnavalet
Pascal Dupuy
Paris : Paris-Musées, 2008 191 pages. Cartonné. ISBN-10: 2759600602 ; ISBN-13: 978-2759600601
Recension d’Antoine Capet Université de Rouen
Nombreux sont les anglicistes qui sont allés visiter l’excellente exposition du musée Carnavalet qui s’est tenue du 30 septembre 2009 au 3 janvier 2010, « France-Angleterre, caricatures anglaises au temps de la Révolution et de l’Empire »1. Son inspirateur et son commissaire, Pascal Dupuy, maître de conférences d’histoire moderne à l’université de Rouen, a fait sa thèse précisément sur ce sujet en 1998 : « L’Angleterre face à la Révolution : la représentation de la France et des Français à travers la caricature, 1789-1802 », et il nous a également donné un magnifique Calais vu par Hogarth 2. On ne pouvait par conséquent imaginer meilleur spécialiste pour cette rétrospective.
Conformément à la tradition, il s’est chargé du catalogue raisonné de l’exposition. Deux grandes parties nous sont proposées : une analyse générale de quelque soixante-dix pages, suivie d’une section de quarante-sept reproductions en quadrichromie (le plus souvent pleine page), chacune bénéficiant d’une page de commentaire. Le tout est précédé de l’habituelle brève introduction du conservateur général directeur du musée et d’un avant-propos de Lynn Hunt (UCLA) et il est suivi d’une fort utile bibliographie sélective, d’un index bien fait et d’une annexe donnant la liste référencée de toutes les caricatures politiques anglaises (1789-1815) conservées au musée Carnavalet – précieux instrument de travail pour des recherches ultérieures en ce domaine.
Les visiteurs de l’exposition qui se remémorent les originaux qu’ils ont admirés de visu ne seront pas déçus par l’extrême qualité des reproductions. Première difficulté à surmonter, l’équilibre des couleurs et leur « valeur »3 : ils sont plus que satisfaisants. De surcroît, la vaste majorité de ces images comporte des « bulles » et du texte parfois en très petits caractères. Le « piqué » ou « définition » du cliché, fonction du soin apporté lors de la « mise au point » est alors d’une importance capitale pour la lisibilité de tous les mots. Le travail effectué est ici en tout point remarquable. Sans vouloir multiplier les exemples, on pourra faire mention d’un dessin célébrissime, le French Liberty – British Slavery de Gillray (1792), où les deux « bulles », celle du famélique sans-culotte et celle du gros et gras « mangeur de rosbif », sont parfaitement lisibles sans effort spécial [Planche 9]. À l’autre extrémité de la notoriété, on a la Planche 40, La tête et la cervelle (d’après Richard Newton, 1801 ?), où des caractères certes moins nombreux, mais absolument minuscules, sont là encore facilement lisibles sans recours à la loupe.
Si nous parlons de notoriété, c’est qu’un des aspects de cette exposition était de ne faire appel qu’aux collections du musée, sans emprunt par exemple aux vastes collections de la Tate. Le choix et l’équilibre sont par conséquent nécessairement différents par rapport à d’autres expositions sur le même sujet que nous avons pu voir dans le musée londonien, notamment James Gillray : The Art of Caricature (5 juin-2 septembre 2001)4 : même s’il propose lui aussi quelques « importations » françaises, il est naturel que chacun des deux musées ait davantage d’originaux « nationaux ». On a donc vu lors de l’exposition, et on retrouve dans la galerie de reproductions proposée par le catalogue, un bon nombre d’images peu familières même si on a déjà une certaine connaissance de la question : c’est là évidemment un point fort de l’entreprise, car le visiteur / lecteur est toujours ravi de découvrir des dessins qu’il ne connaissait pas.
Si cette galerie de reproductions est un véritable régal, l’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête bien sûr pas là. Il y a naturellement les commentaires fort érudits qui les accompagnent : on pense particulièrement là à The Hand-Writing upon the Wall (Gillray, 1803 [Planche 32]). L’expression, désormais passée dans le langage courant outre-Manche (« the writing on the wall »), doit encore rappeler la Bible à bon nombre de Britanniques – mais l’explication (on nous cite à juste titre le passage de Daniel, V:2) indispensable pour des Français qui fréquentent peu l’Ancien testament est bien là, dans la meilleure tradition universitaire et muséographique.
Mais il y a surtout le copieux texte, véritable petite monographie sur la caricature – ses origines, sa diffusion, sa réception en Grande-Bretagne, en France et en Europe en général. On ne s’en étonnera pas, l’historique de la caricature outre-Manche s’appuie au premier chef sur l’ouvrage de référence de notre collègue angliciste Michel Jouve, L’âge d’or de la caricature anglaise (1983)5. Le travail de « reprise », comme disent aussi les anglophones de nos jours, est remarquablement documenté, le point culminant étant peut-être la discussion illustrée des « détournements » opérés par le périodique allemand London und Paris [47 et seq.] La mise en regard [50-51] de Head – and Brains (l’original de Richard Newton, 1794) et de La tête et la cervelle déjà cité illustre aussi parfaitement la variété des cas : ici, avance Pascal Dupuy à juste titre, l’adaptation est assez littérale.
Le lecteur ayant quelque connaissance du sujet « attend » naturellement l’auteur au détour de ses analyses sur les « deux grands », Cruikshank et surtout Gillray – notamment les attaques de ce dernier contre « Little Boney », mais aussi contre Fox, son « ennemi de l’intérieur » favori. Ce lecteur ne sera certes pas déçu par ce qui a trait à Bonaparte / Napoléon, mais le passage le plus passionnant pour un non-angliciste est vraisemblablement celui qui explicite [72] The Slough of Despond (Gillray, 1793), magnifiquement reproduit dans la planche 10 (on arrive à lire presque tout ce qui est écrit sur le havresac brun foncé de Fox – on y perçoit facilement en tout cas « French Gold », qui insinue qu’il est à la solde de l’ennemi). Le Britannique d’un certain âge ou l’angliciste français saisit bien sûr immédiatement l’allusion au classique de Bunyan 6, mais pour les autres Pascal Dupuy nous donne à ce propos une véritable leçon d’histoire culturelle britannique en s’appuyant sur le célébrissime (tout au moins parmi les spécialistes de civilisation britannique) The Making of the English Working Class de E.P. Thompson (1963), où ce dernier avance que les Radicals britanniques étaient influencés à parts égales par The Pilgrim’s Progress et The Rights of Man de Tom Paine. Il y a donc ici une sorte de mise en abyme, si l’on considère l’image du point de vue du mouvement Radical, puisque le brûlot de Tom Paine (1791-1792) précède la charge de Gillray (elle-même détournement de Bunyan) contre Fox de seulement de quelques mois.
Pour toutes ces raisons l’auteur est donc entièrement fondé à conclure son texte en disant qu’il a « replacé la production satirique graphique anglaise dans la configuration historique dans laquelle elle s’est construite » [81]. Nous pourrions ajouter : pour notre plus grand plaisir esthétique et intellectuel. Le volume, de grand format carré cartonné, est fort agréablement présenté, ce qui ne gâte rien. Nous avons là un ajout de premier ordre à ce qui reste somme toute une branche de l’histoire encore mal explorée, et il va de soi que cet ouvrage se doit de figurer dans toute bibliothèque universitaire. _____________________
1. Site consacré à l’exposition : http://www.canalacademie.com/ida5151-France-Angleterre-a-Carnavalet.html
2. Dupuy, Pascal. Calais vu par Hogarth. Calais : Musée des beaux-arts et de la dentelle, 2003. ISBN : 978-2-911716-12-6.
3. Voir sur cet important sujet du rendu des couleurs dans les reproductions de tableaux notre recension du catalogue de l'exposition Hogarth de la Tate (2006).
4. Voir les archives de la Tate : http://www.tate.org.uk/britain/exhibitions/gillray/ À noter que l’exposition de Tate Britain en cours, Rude Britannia : British Comic Art (9 juin-5 septembre 2010), comprend certaines caricatures que l’on trouve dans Face à la Révolution et l’Empire. http://www.tate.org.uk/britain/exhibitions/britishcomicart/default.shtm Le catalogue est en cours de recension pour Cercles.
5. Apparemment toujours disponible auprès de la Fondation des Sciences Politiques :
6. Voir la recension de Dunan-Page, Anne (ed.) The Cambridge Companion to Bunyan. Cambridge : University Press, 2010 (à paraître dans Cercles).
Cercles © 2010
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