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La Nuit anglaise
Bellin de La Liborlière
Édition et préface de Maurice Lévy

Toulouse : Anacharsis, 2006.
€16, 206 pp., ISBN : 2-914777-31-0

 

Recensé par Élizabeth Durot-Boucé

 

 

Le roman gothique est décidément un genre d’une longévité au moins aussi étonnante que celle de ses Melmoth ou autre Dracula ! Il est assurément remarquable qu’un genre si calomnié dès ses débuts par la critique, objet même de la raillerie de ses propres écrivains, mais encensé par ses lecteurs, obsède toujours les écrivains du XXIe siècle. Ce retour à un genre ancien continue à susciter les travaux des universitaires ainsi que l’estime des maisons d'édition. Ainsi après Arno Press qui, sous l’inspiration de Devendra P. Varma dans les années 1980, a publié des réimpressions de la plupart des grands romans gothiques, Zittaw Press reprend ce flambeau depuis quelques années, faisant redécouvrir aussi des œuvres moins connues, et les traductions françaises récentes de romans gothiques sont en nombre croissant. Cette littérature avait longtemps été oubliée en France jusqu’à ce que la thèse monumentale de Maurice Lévy (Le Roman «gothique» anglais 1764-1824, [1968] Paris: Albin Michel, 1995) vienne la sortir de l’ombre. Qui mieux que Maurice Lévy aurait donc pu redonner vie à ce pur joyau gothique, « brillante fantaisie » [5] qui offre une parodie géniale du genre ? Ce petit bijou n’avait jamais connu de réédition et ses quelques très rares exemplaires n’étaient guère accessibles qu’aux lecteurs dûment accrédités et insensibles au froid polaire des réserves de livres rares.

Dans sa magistrale préface, Maurice Lévy retrace les grandes étapes de la genèse d’un genre né du songe d’un aimable dilettante, évoquant les figures connues de ses illustres successeurs ainsi que celles, anonymes, des « besogneux plumitifs », des « naïves écrivailleuses » [6-7] et des traducteurs, médiocres ou élégants, qui tous ont contribué au développement extraordinaire de ce genre littéraire dans les dernières années du XVIIIe siècle. Comment prendre l'exacte mesure de cette prolifération de spectrales horreurs dans le roman anglais, sinon en l'éclairant par d'indispensables considérations sur les contextes culturel, historique, et politique de l'époque? C’est ce que fait Maurice Lévy, redonnant ainsi à ce genre son vrai sens, sa juste place dans l'histoire des idées et des lettres. Le portrait qu’il brosse de l’auteur de La Nuit anglaise et de ses « Radcliffades » illustre bien l’ambiguïté d’un genre parodié dès ses débuts par certains de ses créateurs eux-mêmes. À la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre, la critique fulmine contre les romans : en 1793, Alexander Thomson, dans son Essay on Novels, met en garde contre les effets pervers que peut entraîner la lecture de ces ouvrages. Dès 1798, un recenseur de The Critical Review annonce la mort de ce genre d’œuvres romanesques: « But it may be necessary to apprise novel-writers, in general, that this taste is declining, and that real life and manners will soon assert their claim » [Critical Review 472]. Cette fin programmée n’est pas le seul fait de l’Angleterre; en France non plus la critique n’encense guère les « monstrueux romans anglais dans le genre d’Anne Radcliffe » [Sainte Beuve 5 : 222].

Si ces œuvres semblent peu goûtées par les écrivains et par les critiques, elles jouissent en revanche d’une popularité immense auprès du public. Les traductions, imitations et adaptations de ces romans attestent leur popularité auprès du lectorat. L’anglomanie se traduit par une prolifération de traductions ainsi que par un nombre élevé de prétendues traductions et d’ouvrages apocryphes présentés la plupart du temps comme des traductions de Mrs Radcliffe. Comme y réfléchit le soi-disant traducteur de la Nuit anglaise, « nous sommes dans un siècle où rien n’est plus aisé que de faire imprimer un roman, et de plus un roman traduit de cinq ou six langues ; ce qui vaut encore bien mieux qu’un roman traduit de l’anglais » [33]. Le gothique repose sur une relation complexe et symbiotique entre auteur et lecteur. Écrivains et éditeurs cherchent à attirer les lecteurs en mettant en place un certain nombre de stratégies narratives ainsi qu’une panoplie de procédés largement dénoncée dans les parodies et dans les pastiches. Les disciples du roman noir veulent faire frissonner leurs lecteurs, sans se soucier d’apporter à leurs ouvrages originalité ou valeur littéraire. Pour lutter contre ce déferlement romanesque et gothique, les meilleures armes s’avèrent être la caricature et la parodie car, comme le dit Maurice Lévy, « le sourire, chacun le sait, est plus pénible à endurer que la censure » [Lévy483]. De fait, les périodiques ne mentionnent la majorité des romans que sous la forme succincte de brefs comptes rendus descriptifs auxquels le recenseur ajoute un mot de louange ou de blâme selon qu’il juge l’œuvre en question nuisible ou bénéfique. Mais en l’absence de véritable critique, et là où ces recenseurs prêchent dans le désert, le rire irrévérencieux de la parodie et du burlesque met en lumière les excès du genre gothique, en dénonce les méfaits et les dangers pour les lectrices à la sentimentalité exacerbée et en ridiculise les débordements. Sous le pseudonyme de Polypus, dans All the Talents, a Satirical Poem in Three Dialogues (1807), Eaton Stannard Barrett — lui-même auteur quelques années plus tard d’une savoureuse parodie, The Heroine or Adventures of Cherubina (1814) — affirme la supériorité des ouvrages satiriques sur toute autre forme de critique pour provoquer un changement d’attitude :

I must maintain that satirical writings are the fittest literary instruments to reform public abuse. Ridicule is an irresistible weapon. It takes effect when all others fail; and by treating grave follies with a ludicrous levity, is of more avail than volumes upon volumes of solemn reproof or of dry dissertation. [xiv].

La parodie, forme d’intertextualité voire d’hypertextualité au sens où Genette la définit comme « l’un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine» [Genette 453], existe depuis les débuts de la littérature — voire de l’humanité si l’on en croit Aristote pour qui « imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes » [Aristote 8] — , coexistant ou menant une existence parallèle, voire conjointe, avec les formes qu’elle caricature. Maurice Lévy montre fort bien dans sa préface à quel point le gothique se prête aisément à la parodie ou au pastiche : ses outrances et ses accumulations d’horreurs ainsi que l’aspect mécanique de ses procédés contiennent leur propre condamnation et il est loisible, à la lecture de nombre de ces romans, de s’interroger sur les visées réelles de leurs auteurs. Il est en tout cas troublant de constater que nombre des parodies du genre sont le fait de romanciers gothiques, illustration de cette toute relative étanchéité de « la cloison entre le roman noir et sa désacralisation sur le mode parodique » [19]. Ainsi, Matthew Gregory Lewis, le sulfureux auteur de The Monk (1796), lui-même lecteur et traducteur des contes populaires allemands, les reprend et les travestit dans sa pièce The Castle Spectre (1798) et lui aussi veille à signaler au lecteur toutes ses sources d’inspiration. Autre exemple, celui de Mary Charlton qui compose Phedora ; Or the Forest of Minski (1798) et The Pirate of Naples (1801), mais aussi Rosella ; Or Modern Occurrences (1799). Ce phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau si l’on songe avec Mikhaïl Bakhtine que dans l’Antiquité les « ‘contre-épreuves’ qui parodiaient et travestissaient les grands mythes nationaux étaient aussi légitimes et canoniques que leur modèle tragique direct » [Bakhtine 413]. Tous les auteurs tragiques comme Sophocle, Euripide ou Eschyle, sont aussi des auteurs de drames satiriques. Pour V.C. Clinton Baddeley, la principale différence entre parodie et satire est là, « burlesque discovers laughter not in the objects of its hatred but rather in the objects of its affection » [Clinton Baddeley 2]. Pour lui, le burlesque est au service de la vérité et prend comme arme non pas l’amertume, mais le rire irrévérencieux et inconvenant. Parodie et burlesque appartiennent à la même famille et ont pour but de susciter le rire par la caricature de la lettre ou de l’esprit d’ouvrages sérieux ou par le traitement ludique de leur sujet.

La première parodie du gothique en France est La Nuit anglaise où, dès 1799, Bellin de la Liborlière dénonce les effets pervers que peut avoir sur un lecteur influençable la lecture des romans « noirs ». Il se garde bien d’adopter un ton moralisateur ou didactique mais met les rieurs de son côté en dressant le portrait burlesque de Monsieur Dabaud, marchand de la rue St-Honoré à Paris. La Nuit anglaise met en lumière les codes d’écriture constitutifs du roman gothique ou roman noir, véritable « carnavalisation » du texte |23] dont le souci premier est de faire rire. La Nuit anglaise est drôle et enlevé, le rythme trépidant et effréné, et les aventures échevelées de M. Dabaud connaissent maints rebondissements et péripéties jusqu’à leur dénouement attendu. S’étant lassé des ouvrages qui avaient jusque-là fait ses délices et où il ne trouve « que ce qui se passe autour de [lui] » [39], M. Dabaud s’entiche des romans noirs dont la complexité merveilleuse le charme.

Est-il possible d’inventer des aventures plus variées, plus merveilleuses, et surtout de s’affranchir avec une plus orgueilleuse liberté de l’unité de l’action, à laquelle on avait jadis la bêtise de s’astreindre parce qu’on ne connaissait pas le plaisir de lire à la fois trois histoires au lieu d’une, ce qui ne laisse pas que de contribuer beaucoup à la clarté. [49]

M. Dabaud ne souhaite rien tant que d’être le héros de l’une de ces histoires terribles et se trouve pris à son propre jeu par son fils qui ourdit une machination pour obtenir le consentement paternel à son mariage avec la belle Ursule. Curieux mélange de bon sens populaire et d’enthousiasme délirant, le bonhomme fait la critique de ces romans qu’il prise tant par ses remarques prosaïques sur les accessoires du bric-à-brac gothique. Il prie le moine de « mettre de l’huile dans cette lampe, afin qu’elle ne soit pas comme toutes les autres qui n’éclairent jamais qu’à demi » et de « prendre garde qu’elle ne s’éteigne pas au moment où on en a le plus besoin, comme il arrive toujours » [85]. Il reproche à son mentor de lui faire vivre des aventures inutiles comme d’aller passer la nuit dans une tour lugubre et dépourvue de tout confort ou d’être terrifié par un brigand venu uniquement lui apporter une clef d’or que, dit-il, il « aurait beaucoup mieux fait de [. . .] laisser à la serrure, que de m’effrayer de la sorte » [130]. La réponse du moine est éclairante sur la nature de ce genre romanesque :

Vous vous plaignez précisément de ce qu’il y a de plus beau dans votre histoire, répondit le moine ; c’est d’avoir un grand nombre d’aventures inutiles qui étonne celui qui les lit. Le héros n’est plus rien dans un roman, c’est le lecteur qui est tout : pourvu qu’il frissonne et qu’il soit en suspens, les personnages ont beau faire tout ce qu’ils veulent, peu importe. [107]

Les aventures haletantes de ce brave homme sont narrées à coups d’extraits de romans gothiques dûment référencés en note, le roman pratiquant pour ainsi dire un collage de romans gothiques mis bout à bout. Opérant la synthèse d’éléments épars empruntés à des romans comme The Monk, The Italian, The Romance of the Forest, A Sicilian Romance ou The Mysteries of Udolpho, Bellin de La Liborlière compose un mélange de divers ingrédients, illustrant le sens original de l’italien pasticcio qui désigne un pâté contenant de nombreux ingrédients dont des macaroni et de la viande. Ce roman parodique s’apparente de fait davantage au pastiche, décrit par Proust comme de la « critique littéraire en action » [Proust 8 : 60], pratique intertextuelle au sens où l’entend Genette de « présence effective d’un texte dans un autre » [Genette 8]. Le passage suivant offre une bonne illustration de cette technique, qui procède à la manière du pastiche en peinture :

Si j’étais partout ailleurs, dit-il en se levant, je n’hésiterais pas à relever le rideau, je serais bien certain de découvrir des objets agréables à la vue ; mais, dans la tour du Sud-Ouest, il ne peut y avoir derrière un rideau « qu’une figure de cire représentant un cadavre rongé par les vers (1), ou bien un cadavre étendu sur une couche basse et toute inondée de sang, ainsi que le plancher (2), ou bien une niche remplie d’ossements humains (3) », et tout cela n’est pas fort ragoûtant à voir… Ainsi, le plus prudent est de s’éloigner. [118]
(1) Mystères d’Udolphe, IV, 283.
(2) Idem, III, 17.
(3) Hubert de Sévrac, I, 233.

Les ouvrages cités en note sont tous des traductions françaises de ces romans gothiques ou noirs, preuve supplémentaire — si besoin était — de l’engouement pour ces romans, traduits sitôt leur publication (The Italian d’Ann Radcliffe fait même l’objet de deux traductions rivales, celle de l’Abbé Morellet et celle de Mary Gay, l’année de sa publication, 1797). En outre le lectorat s’est popularisé, ainsi que le constateAlexandre Pigoreau qui conseille de laisser lire des romans à son portier et à sa fruitière : « Abandonnez-leur les châteaux de madame Radcliffe, les cavernes, les souterrains, les forêts ; laissez-les errer au milieu des fantômes nocturnes et des ombres sanglantes » [Pigoreau iv]. Bellin de La Liborlière, à l’instar des autres parodistes, se moque des héros de romans et met en garde avec humour ses contemporains qui pourraient s’écarter du droit chemin du bon sens et de la raison en s’adonnant à des lectures sentimentales et romanesques. Incongruité et dissonance, baroquisme et disjonction, télescopage et verbigération sont mis en œuvre à l’envi, pour aider le lecteur (ou la lectrice) à sortir de l’univers artificiel des romans noirs, à lui faire « quitter [ses] yeux de roman pour y voir comme tout le monde » [32] et ouvrir les yeux sur le monde réel. La parodie met à nu les procédés du texte premier, en démonte les mécanismes et amène de la sorte le lecteur à en faire une relecture critique. La parodie peut être source de renouvellement, à la fois pour l’artiste qui a épuisé les ressources de sa créativité et pour la tradition littéraire elle-même qui semblait parvenue à son déclin. A ce titre, les parodies du roman gothique ne sont sans doute pas la preuve de la décadence du gothique mais plutôt un signe de sa bonne santé.

Cet ouvrage — et sa délectable préface si éclairante et si riche — constitue un outil précieux aussi bien pour le chercheur que pour le lecteur profane. Le premier y trouvera « une description qui a l’air d’un inventaire ou d’un procès-verbal » [153] des divers procédés auxquels ont recours tous les romanciers gothiques, et le second pourra satisfaire sa passion de « tous les romans passés, présents et futurs où il y aura des spectres, des ruines, des châteaux, des bandits, de petites portes cachées, des poignards tachés de sang, des armoires secrètes et, surtout, une tour portant le nom duquel que se puisse être des quatre points cardinaux » [191]. Ce livre exquis a sa place désignée dans la petite bibliothèque vitrée de style gothique dont rêve Breton, auprès des Mystères d'Udolphe, du Moine et autre Melmoth.

Bibliographie

Aristote. Poétique. Michel Magnien éd. Paris : Le Livre de Poche, 2002.
Bakhtine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978.
Barrett, Eaton Stannard. All the Talents, a Satirical Poem in Three Dialogues. London: Stockdale, 1807.
Clinton Baddeley, V.C. The Burlesque Tradition in the English Theatre after 1660. [1952] London: Methuen, 1973.
The Critical Review 23 (1798) : 472.
Genette, Gérard. Palimpsestes. Paris : Seuil, 1982.
Lévy, Maurice. Le Roman «gothique» anglais 1764-1824. 1968. Paris : Albin Michel, 1995.
Pigoreau, Alexandre. Premier supplément à la petite bibliographie biographico-romancière, ou dictionnaire des romanciers. Paris : Pigoreau, 1821.
Proust, Marcel. Correspondance. Philip Kolb éd. Paris : Plon, 1981.
Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Causeries du lundi. Paris : Garnier, 1851-62.

 

 

 

 

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