Divina
Frau-Meigs, Médiamorphoses
américaines : dans un espace privé unique au monde
(Paris : Economica, 2001, 30,00€, 371 pages, ISBN 2-7178-4339-6)—Caroline
Bélan, Université de Rouen
Médiamorphoses américaines, de Divina Frau-Meigs,
sarticule tout dabord autour dune notion qui peut
sembler évidente : « Les Etats-Unis des origines
contiennent déjà en germe les Etats-Unis de lère
électronique. »[4] Ainsi donc, dès le premier
chapitre, et dans un souci pédagogique bienvenu, Frau-Meigs
reprend les concepts à lorigine des institutions et de
la république américaines, et redéfinit certains
termes pivots ou faux-amis du système démocratique américain :
la Révolution américaine, explique-t-elle, est fondée
sur la visée démocratique dont le but est détablir
un système politique de type républicain, sur le contrôle
social qui permet de sassurer du maintien de la démocratie,
et sur la société civile qui est composée des
acteurs de ce système, cest à dire le peuple :
ces trois concepts seront au cur des relations et tensions entre
sphère publique et médiaset donc au cur
de Médiamorphoses américaines. Le retour sur
les liens entre léthique protestante et la place de lindividu
dans la vie publique est certainement bénéfique :
lindividualisme protestant et la prédestination requièrent
une affirmation des droits individuels (civil dissent) par
opposition à lomnipotence dangereuse de lEtat.
Par conséquent, la vie de la communautéqui, finalement,
nest rien de plus quun groupe dindividusnest
pas dordre privé au sens où nous pourrions lentendre :
« Ce qui convient aux individus sur le plan personnel (self-interest)
est ce qui définit le bien (collectif) sur le plan politique. »
[8] De là le glissement vers les redéfinitions des différents
espaces américains : lespace publicréduit
au sens anglo-saxon de public, cest à dire hors-marché,
plus proche de lidée de non-profitableet
lespace privé divisé selon Frau-Meigs en « sphères
semi-privées, privées et intimes » [13].
Pendant la Grande Dépression, comme nous le rappelle lauteur,
les Progressistes redéfinissaient les valeurs démocratiques
en utilisant le « muck-raking »,
la révélation dans la presse de scandales en tout genre,
car « un public mieux informé est conduit à
prendre des décisions politiques propres à compenser
les excès du marché et du politique. » [15]
Aujourdhui une redéfinition a lieu : le débat
politique tourne toujours autour de lutilitaire (self-interest)
mais transcende le conflit Démocrate-Républicain: « La
participation se fait dans la recherche du consensus mainstream
pour les Républicains, dans le dissensus des minorités
pour les Démocrates. » [17]. Mais le consensus reste
fragmenté, divisé en autant dindividus qui tiennent
tous à leur liberté individuelle, ceci expliquant, pour
Frau-Meigs, la dérive juridique de la société
américaine ; car les libertés du Bill of Rights
font partie dun contrat à respecter : « Ce
qui explique le paradoxe frappant aux Etats-Unis dune société
éprise de ses libertés individuelles mais extrêmement
procédurière (rule-oriented), régulatrice,
portée au litige. » [17] Dans cette société
de paradoxe deux mouvements naissent, lun basé sur le
juste (right) prenant le pas sur le bien (good), « les
droits de lindividu pris en agrégat donnent le bien commun
ce qui peut impliquer que le bien de certaines minorités ne
soit pas pris en compte », et lautre, « communautariste »,
plaçant le bien (une sorte de « compromis social
organique ») avant le juste et donc « lintérêt
public devient lintérêt pour le bien commun. »
Et les médias dans tout ça ? Ils ont un rôle essentiel,
explique lauteur, de « distribution [
] des
idées à partir de la base et non de lélite ».
[18-9] Tout en « se faisant plaisir », en exploitant
davantage certaines pistes qui lui sont visiblement chères,
Frau-Meigs pénètre dans le vif du sujet lorsquelle
oppose espace commun (de la communauté qui cherche à
se protéger de lextérieur) et espace public, le
tout relié au mythe de la frontière, ce qui ouvre des
perspectives passionnantes de comparaison entre deux types de wilderness :
celle de 1607 à 1890 et celle de la banlieue daujourdhui
(suburb). Sensuit la description des médias qui
eux aussi diffèrent dune communauté à lautre,
dun ghetto à lautre. Frau-Meigs dépeint
de manière extrêmement convaincante la vie typique des
banlieues, régie par deux concepts majeurs : goudronnage
et climatisation ! Labsence de lien social, dans les shopping
malls excentrés ou dans les centre-villes crée le
malaise, la crise et la mise en doute du Rêve américain.
Ce premier chapitre conclut sur le retour aux valeurs du Rêve.
Par le biais de lAmerican way of life, le Rêve
revient en force dans les médias, par opposition à la
menace communiste et, en face du danger (qui se trouve à lextérieur
mais aussi à lintérieur au sein dun trop
grand cosmopolitisme), lAmérique se tourne vers le moralisme.
Dans le cercle médiatique pur, pour Frau-Meigs, cest
le communismeou plutôt lanti-communismequi
crée lune des plus grandes tensions. Cet ennemi est à
lorigine dune véritable propagande en faveur des
core values, ces valeurs basiques républicaines au cur
de la fondation des Etats-Unis, diffusée bien évidemment
par les médias, mais également à lorigine
des avancées technologiques de ces médias : « La
télévision connaît son baptême du feu avec
les procès du maccarthysme : Arpanet, lancêtre
de lInternet, fait ses premières armes pour prévenir
une agression nucléaire soviétique. [
] Le développement
de la radio est lié à la guerre de 14-18 et au Progressisme
de Wilson et Hoover, la télévision à la guerre
de 39-45 et au Néo-New deal de Kennedy et Johnson. »
[25-63] Ainsi cest précisément parce que le contexte
est à la peur, à la méfiance et au défi
que les médias prennent la liberté de ne plus correspondre
vraiment à ce que lon attendrait dune démocratie
le
Watergate nétant quun seul exemple des abus commis
par les politiques et de la manipulation médiatique. Les médias
se trouvent donc, en théorie, écrit Frau-Meigs, dans
la position du chien de garde (watchdog) qui se doit de révéler
les anomalies du système et de la politique en particulier
mais aussi dans la position du chien de salon (lapdog) qui
se contente de diffuser, pour les sphères politiques et commerciales,
les valeurs républicaines. En théorie seulement car
aujourdhui, la télévision joue difficilement le
rôle de watchdog et la presse écrite se permet
de bien plus grandes libertés de dénonciation. Si, dans
les années 80, les Etats-Unis avaient envisagé dimposer
aux médias des valeurs proches de celles dun hypothétique
service public, ce nest plus le cas aujourdhui, lEtat
se limitant au rôle de contrôleur technique de la diffusion
et laissant ainsi se développer des relations entre pouvoir
et médias et un système de représentation de
plus en plus complexes. La société américaine
est donc en crise, conclue Frau-Meigs, car son espace public et privé
sont partagés entre deux modèles : le modèle
libéral corporatiste dont les valeurs sont celles du marché
(individualisme, contrat, efficacité) et le modèle libéral
communautariste qui prône le service et un égalitarisme
politique et social basé sur la moraledeux modèles
utilisés tout au long du livre pour expliquer les tensions
dont parle lauteur. La sphère privée, de par sa
médiatisation, devient donc plus ou moins publiqueou
du moins elle en arrive à se poser des questions qui ne touchaient
auparavant que lespace public.
Très pédagogique, le deuxième chapitre commence
brillamment avec un retour sur la frontière : si la technologie
a pris une telle ampleur aux Etats-Unis cest parce quelle
convient parfaitement à la frontière et à lanti-intellectualisme
en généralle can-do spirit prend le pas
sur les connaissances scientifiques purement intellectuelles qui ne
peuvent servir lorsque lon se trouve dans une situation de pionniers
immigrants, venus sans rien, sans tacit knowledge [38]. Et
Frau-Meigs détendre cette vision à léconomie
américaine qui « permet la création
de petites entreprises (cottage industries) » et
qui « accélère la réinvention ou ladaptation
dartefacts déjà existants à certaines niches
ou catégories de consommateurs ». Frau-Meigs nous
parle ensuite « de la logique américaine du produit
dérivé, qui donne au marché une telle apparence
de variété, sinon une réelle diversité
». [39] Puis elle démontre comment, logiquement, la technologie
et la machine sont souvent détournées de leur but originel
(comme lInternet par exemple) ; comment la différenciation
entre lhomme et la machine devient de plus en plus ténue ;
comment les médias utilisent la technologie en oubliant peu
à peu le créateur, la compétence à lorigine
de la machine ; comment, bien sûr, le contact social devient
inexistant car remplacé par la machine, et enfin comment le
héros national nest plus celui qui a inventé la
machine mais celui qui a su transformer la machine « en
bien de consommation ou en service ». [40] Certains points
rappellent au lecteur quelques références cinématographiques
(Crash) et ouvrent des perspectives nouvelles (comme le rapport
entre art et technologie, celle-ci étant considérée
comme partie intégrante ou prolongement du corps ou de lintellect
de lartiste : « Dans la représentation
et ses pratiques, le lien est fait, sans état dâme
aucun, entre machine et prothèse, entre corps et extension
du corps. »). Toutefois cette partie de Médiamorphoses
américaines devient extrêmement technique et
nest peut-être plus tout à fait, contrairement
à ce quannonce la quatrième de couverture, « accessible
au grand public soucieux de comprendre les phénomènes
qui constituent son environnement médiatique quotidien ».
Tout dépend sans doute de la définition de « grand
public ». Frau-Meigs nen reste pas moins efficace,
ancrant son message dans une réalité concrète,
sappuyant sur des détails et des exemples, comme, par
exemple, lorsquelle explique la place grandissante de limage
dans la société américaine et quelle la
lie à limmigration européenne des Catholiques
et des Juifs des années 20 et 30, qui, cherchant un terrain
favorable à leur intégration, se sont retrouvés
sur le terrain de limage et de la représentation ;
les protestants, quant à eux, insistant sur la portée
du Verbe. Limage, celle que lon voit et celle que lon
renvoie, sert aujourdhui, explique Frau-Meigs, de lien social,
symbolisant une intégration réussie dans une société
de marché et dargent qui ne ressemble généralement
pas à la culture que limmigrant a laissé derrière
lui. « Ce fonctionnement des supports indique que la culture
hypervisuelle repose sur les objets plus que sur les mots »,
ce qui explique sans aucun doute la facilité avec laquelle
la culture et les valeurs américaines simposent dans
le mondeet cest précisément la conclusion
à laquelle arrive lauteur, qui interprète la globalisation
comme étant « partiellement une américanisation
déguisée, qui ne reflète quune accélération
des échanges commerciaux commencés au siècle
dernier ». [43, 74] Les exemples judicieusement choisis
le montrent bien : les films à succès en Europe
sont presque systématiquement réécrits et rejoués
par des acteurs américains pour devenir un produit local, une
conséquence prévisible quand lisolationnisme est
lune des valeurs de base de lAmérique. Quoiquil
en soit, la multiplication des médias ne semble créer
chez le spectateur quun sentiment de saturation, et lappartenance
de ces médias à de grandes corporations, dont Frau-Meigs
explique le fonctionnement en détail, implique une subjectivité
sur le marché qui nest pas synonyme de démocratie : « Comme
le dénonce McChesney, dans un raccourci saisissant, à
médias riches, pauvre démocratie, cest à
dire que leur richesse économique nest pas garantie de
leur richesse démocratique. Schiller pousse plus loin la critique :
les médias sont la voix de leurs maîtres, les corporations
qui accaparent ainsi tout léventail des possibilités
dexpression culturelle. » [72] Les corporations bien
sûr réagissent et affirment que la diversité et
la concurrence valent mieux que lintervention de lEtat
Mais si les médias se targuent de mettre en avant la diversité,
ça nest pas celle des idées mais celle du support,
et ils déclinent à linfini une idée « qui
marche » à la télévision, dans les
magazines, dans les journaux, dans les vidéos, sur le câble,
etc. [80] Dans cette situation de stagnation, larrivée
de la télé-réalité et des talk-shows
est vue par les médias comme pouvant sortir le spectateur de
cette saturation : les médias soffrent la sphère
intime et tout ce qui en découle : « La segmentation
des publics [
] procède à un découpage par
tranches dâge, qui tend à multiplier les supports
pour chaque habitant du foyer, ce qui pousse le marché à
émanciper le plus possible le public des jeunes, qui est de
plus en plus prescripteur dans les familles. » Frau-Meigs
ajoute que lenfant est une « proie idéale »
et que « tous les systèmes de protection de lenfance
élaborés par la société civile »
sont menacés par cette segmentation. [77]
Les minorités, au centre de la deuxième partie de Médiamorphoses
américaines, sont aussi concernées par cette segmentation
qui finalement met en avant les différences entre les diverses
composantes de la société américaine, et elles
sinscrivent « directement dans les tensions de la
visée démocratique entre représentation et participation ».
[85] Parce que le mouvement des minorités touchait les sphères
privées (entreprise, emploi), semi-privées (éducation,
médias) et intimes (langue, religion) et les étalait
sur, littéralement, la place publique, « une partie
de la population majoritaire, sous la direction de la Nouvelle Droite
religieuse, [a été mobilisée] pour rejeter toutes
les entorses faites à lhégémonie de lespace
privé par la sphère marchande ». [86] Ainsi,
dans les années 80-90, explique Frau-Meigs, la couverture médiatique
est-elle devenue pro-morale (plutôt que pro-sociale) et favorable
aux droits individuels (plutôt quaux droits civiques) ;
lactualité a glissé de la politique aux faits
de société (soft news), amenant des personnes
de la sphère privée (ces real people dont on
entend si souvent parler) à la sphère publique, « privatisant »,
par là-même, les personnes publiques qui se retrouvent
sur le même plan que leurs collègues « privés ».
[88]
Le livre devient ensuite plus abordable (chapitre trois, deuxième
partie), car principalement basé sur des illustrations. La
question de la représentation dans les médias, par exemple,
est traitée ici du point de vue de lidentité de
la femme et de sa place critiquée dans la politique. Lacharnement
médiatique quHillary Clinton a dû subir, affirme
Frau-Meigs, semble être le lot de toutes les first ladies.
Les féministes sont représentées comme détestant
les hommesvoire comme étant systématiquement lesbiennes.
Hillary Clinton a été réduite, pour faire face
à Barbara Bush, à divulguer à la presse une recette
de cookies au chocolat. [91] Frau-Meigs semploie également
à étudier la manière dont les médias ont
traité les questions de harcèlement sexuel dans la politique,
en utilisant lexemple de laffaire Thomas-Hill en 1992.
Le problème dAnita Hill était double : cétait
une femme et elle était noire. Frau-Meigs fournit plusieurs
exemples de stéréotypes appliqués à la
communauté noire, les affaires Willie Horton, Rodney King,
O.J. Simpson, ou les actions de Jesse Jackson et de Louis Farrakhan.
(Frau-Meigs revient chapitre quatre sur la représentation des
Noirs dans les médias et examine les personnages noirs dans
les séries télévisées). La plus grande
partie de cette étude porte sur la discrimination positive
et la manière dont elle est présentée dans les
médias en général et la presse en particulier :
« La presse reflète dans sa majorité le besoin
de justifier affirmative action selon le modèle libéral
corporatiste de légalité des chances. Elle a peu
tendance à refléter le discours radical
des féministes, sinon pour la disqualifier ; elle a peu
tendance à refléter celui des Noirs, sinon pour le montrer
divisé ; elle ne parle pas des pauvres Blancs qui en sont
les plus nombreux bénéficiaires. Son cadrage principal
montre que les personnes assistées sont un problème
au lieu davoir un problème ». [106-7] Frau-Meigs
montre bien la façon dont le Blanc parle en son nom et ne représente
que lui-même, tandis que le Noir est toujours représenté
comme appartenant à une communauté et donc sexprimant
au nom de tous. Cet amalgame a joué des tours, par exemple,
à Jesse Jackson qui a été assimilé par
les médias à Louis Farrakhan qui pourtant prônait
des valeurs très différentes. La discrimination positive
sétendant également aux femmes, Frau-Meigs explique
que les femmes ne sont pas traitées par les médias comme
faisant partie du même groupe que les Noirs, mettant ainsi laccent
sur les différences entre sous-groupes et empêchant une
certaine coalition des minoritéset cela alors que certains
états américains débattent actuellement de la
validité de cette discrimination. Notons cependant que plus
encore que la discrimination positive, cest le politically
correct qui règne sur les choix éditoriaux de la
presse et qui prétend sopposer au racisme et au sexisme
présents dans la langue elle-même.
Létude de Frau-Meigs sur lespace public et privé
porte sur le divertissement, elle sintéresse aux tabous,
aux problèmes de la société et à ses rituels,
ainsi quà la vie quotidienne. Et si les minorités
demandent sans cesse une meilleure représentation dans le divertissement
cest précisément parce que celui-ci « socialise
son espace commun ». [124] Frau-Meigs revient, plus en
détail cette fois, sur les séries qui sont nées
principalement après la Guerre Froide et qui sont indexées
sur la vie quotidienne, les faits divers, lactualitébref
sur la « réalité ». Espérons
que cette étude, basée sur des séries précises
et des héros précis, sera porteuse de sens pour les
générations qui ont grandi avec ces séries sans
avoir pu prendre du reculces séries sont bien diffusées
et rediffusées en France. Rassurons le lecteur qui ne ferait
pas partie de cette « génération télé » :
la liste des principales séries et de leurs sites Internet
est fournie page 129 (ainsi que les descriptions des divers talk
shows, page 150). Frau-Meigs sattarde sur le hérosauquel
doit sidentifier le public, sur les core values présentées
dans ces séries et sur la représentation des médias
dans les médias (le héros journaliste, de Superman
à Lou Grant, Murphy Brown et enfin Sex
and the City qui ne représente plus le journalisme que
comme une somme dhistoires intimes, daventures sexuelles
ratées). Cet espace privé est au centre des programmes
des talk shows puisque lespace public est envahi par
les sitcoms et les séries ainsi que par les docudrames
et le reality-based programming : « Les standards
des programmes démontrent, si cétait nécessaire,
que la télévision ne veut pas être un seul reflet
de la réalité, mais quelle se sent consciente
de sa responsabilité sociale. [
] Elle sautorise
ainsi à pénétrer dans les consciences et dans
la vie privée, sous couvert de recherche de lauthenticité.»
[148] Le problème, selon Frau-Meigs, est bien que les personnes
qui interviennent dans ces programmes sont finalement dépossédées
de leur image car les médias les montrent telles quils
les voient, telles quils perçoivent les relations de
classe et de race : « La classe ouvrière et
la petite bourgeoisie apparaissent comme bizarres, a-normales, et
les coupures publicitaires et éditoriales des présentateurs
contribuent à lincohérence de leur propos. »
[154] Les émeutes de Los Angeles en 1992 et les affaires Rodney
King et Reginald Denny utilisées dans un des talk shows
dOprah Winfrey sont étudiées en détail
par Frau-Meigs qui en déduit que les talk shows narrivent
pas à faire le « lien entre les histoires de vie
et lHistoire, la vie quotidienne et les grandes questions de
société et déconomie » ;
quils noffrent donc pas danalyse mais sappuient
sur lémotion ; quils renforcent les valeurs
américaines au lieu de les subvertirce quils semblent
pourtant vouloir fairemais aussi quils ont plus de succès
en période de retour au conservatisme. Les scandales quils
révèlent parfois peuvent être repris par la presse
qui croit à lutilité de ces scandales pour entraîner
la discussion, faire prendre des décisions ou encore interpeller
le public. Finalement, conclue Frau-Meigs, « le plateau
de télévision et le site Internet remplacent la scène
théâtrale ou les cafés et clubs au XVIIIe siècle
dans leurs rôles de lieux semi-publics de sociabilité,
dans lesquels règnent à la fois la présentation
et le contact anonyme avec lautre étranger ».
[160]
La troisième partie du livre est consacrée à
la politique : non seulement la représentation des hommes
politiques a changé (depuis Reagan, tous les présidents
font des sports de prolétaires dans des régions profondément
américaines) mais les problèmes et les questions politiques
sont traités différemment par les médias qui
ne donnentselon Frau-Meigs qui cite lexemple de la pauvretéaucune
réponse économique à ces questions mais plutôt
des réponses morales, allant ainsi dans le sens de la Nouvelle
Droite. Les médias à la botte des partis ? En fait,
explique lauteur, ce retour à la morale est le même
dans les talk shows et autres docudrames : la morale
est simple, elle permet de trancher rapidement, elle nadmet
que le pour ou le contre. Cest bien sûr le problème
du welfare qui est au centre de la politique américaine
et que Frau-Meigs développe brillamment, rappelant le discours
basique américain contre toute aide à lindividu
qui doit pouvoir se réaliser lui-même sans intervention
du groupe et donc de lEtat. Finalement, les médias montrent
lEtat américain comme alternativement lEtat-vampire
et lEtat-félon (Waco en étant lexemple-phare)
avec bien sûr Bill Clinton comme homme à abattre. Frau-Meigs
décrypte dailleurs le Monicagate et surtout le rôle
de lInternet et des médias qui nont su résister
au scoop : « En fait la presse à scandale et
ses procédés lont emporté, même pour
la presse classique, soumise à la concurrence et à la
pression commerciale. » Le magazine Newsweek, poursuit-elle,
« finit par mettre en-ligne lhistoire quil
avait refusé dimprimer. La variété des
médias créé des effets de rebond des sources :
des rumeurs peuvent devenir des vérités si elles sont
reprises par dautres supports. La pression de lInternet
a provoqué une baisse de critères de déontologie
du journalisme. » [179-80] Mais surtout Frau-Meigs donne
des chiffres : les ventes des plus grands journaux ont explosé
lors de laffaire Lewinsky, des chaînes de télévision
comme CNN ont vu leur audience augmenter de 40 % : « Le
Monicagate est une affaire dargent autour dune affaire
de sexe. » [180] De fait, remarque Frau-Meigs, laffaire
Lewinsky a simplement mis laccent sur la séparation grandissante
entre lélite politique, singée par les journalistes,
et le peupleséparation dont sest rendue compte
la presse qui a fait on mea culpa ; un rapport publié
en février 1998 expliquait que les médias étaient
« increasingly involved in disseminating information
rather than gathering it ». [182] Cependant, Clinton
(« lAntéchrist » [174]), tout homme
à abattre soit-il, a lui-même su utiliser les médias
et Frau-Meigs montre son habileté à transformer la sphère
politique en sphère privée : comme dans un talk
show Clinton se confesse devant tous et pleure, filmé en
gros plan, pour paraître plus proche du public.
Le chapitre six couvre lintervention des médias dans
les campagnes électorales ainsi que le financement de ces campagnes
et la publicité politique. Lévolution de la couverture
médiatique des campagnes et les critères de sélection
dun « bon » candidat sont intéressants :
lors des primaires, le candidat favori de la presse sera celui qui
lèvera des fonds avec le plus defficacité et qui,
bien sûr, obtiendra les meilleurs sondages. Dans les années
80, le bon candidat à la présidence a une bonne équipe,
les idées et programmes sont secondaires. Mais surtout, si
le candidat est donné largement favori, la couverture médiatique
devient nettement inférieure, la bataille nayant plus
grand intérêt
Dans le cas du candidat sortant, Frau-Meigs
rappelle la fameuse phrase de Clinton : « Its
the economy, stupid! »: si léconomie se
porte bien, le candidat sortant est réélu, cest
aussi simple que ça ! [209] Cela explique en partie la
défaite de Gore qui na pas su amener le débat
de 2000 sur le bilan économique de Clinton. Cependant, lauteur
rappelle que cest Ross Perot qui a le premier utilisé
les nouvelles technologies et les médias à son avantage,
annonçant par exemple sa candidature lors dun talk
showles talk shows sont désormais un passage
obligé des candidats. Parallèlement à ces émissions
qui permettent une certaine proximité avec lhomme politique
et son character, la publicité politique devient plus
sophistiquée et limage plus importante que le discours :
si les citations des candidats prenaient 42 secondes de chaque publicité
en 1968, en 2000, elles ne prennent plus que 10 petites secondes
Ayant
commencé par des remarques dordre plus général,
Frau-Meigs se concentre dans cette partie sur les élections
américaines de 2000 et leur traitement médiatique, posant
la question dun médiagate : « Des
deux côtés, la perception est que si les médias
navaient pas tant manqué à lobjectivité
et à la déontologie, les résultats auraient été
moins contestés et limpression que lélection
du siècle avait été volée ou détournée
moins dévastatrice. » [232] Mais ce qui reste le
plus marquant, cest que les Américains eux-mêmes
nont pas arrêté de vivre pendant le comptage et
recomptage sans fin des bulletins
la sphère privée
a bien survécu à la sphère publique.
Le chapitre sept montre bien que cette presse américaine nest
pas si appréciée et ne permet plus la création
de « lopinion publique » ; de fait
le taux dabstention aux élections va en augmentant, preuve
que malgré les cadrages des médias, le peuple ne sintéresse
pas aux sujets proposées. Pour tenter de cerner ce quest
lopinion publique, Frau-Meigs présente diverses thèses
de sociologues décoles concurrentes (Columbia et Chicago)
et autres chercheurs pour en arriver à la conclusion que « lopinion
publique est un agrégat de consensus temporaires et multiples
autour des issues.[
] Cest une opinion publique
performative, ce qui favorise un état desprit fondé
sur laction et le parcours. Elle procède par association
plutôt que par logique linéaire. » Elle ajoute :
« Lopinion américaine est donc mue par les
issues, qui forment un issue public pas nécessairement
homogène et cohérent avec lui-même selon des lignes
idéologiques ou des lignes partisanes claires. Cest un
public aux consensus instables et mobiles, voire contradictoires,
où tous ne sont pas égaux face à lopinion
à tous moments. » [243] Lintérêt
public étant privé, les médias se doivent de
surveiller le public pour lire dans leur comportement « les
signes extérieurs de sa vie intérieure »,
multipliant les sondages grâce à des moyens techniques
de plus en plus efficaces : les machines à calcul dIBM
dès la fin du XIXe siècle, les probabilités
dans les années 20, le téléphone puis lordinateur
dans les années 30 et 40
[244] Le but, bien évidemment,
est de savoir comment, au moment du choix politique, se comporte lopinion,
comment elle vote, comment elle participe à la sphère
politique, et la conclusion est finalement que lélecteur
est imprévisible.
Tout comme la télévision a révolutionné
les élections de 1960, lInternet a marqué la campagne
2000. Les candidats ont tout dabord considéré
lInternet comme un média classique pour y faire leur
publicité et pour montrer quils savent ce que sont les
nouvelles technologies. Les débats ont plutôt eu lieu
sur dautres sites mis en place par des personnes engagées,
débats principalement entre personnes partageant les mêmes
idées. Mais lInternet a aussi servi pour la publicité
négative et les petites phrases assassines, chaque candidat
envoyant instantanément aux médias toutes les
erreurs, gaffes et citations faites par lautre
Car cest
sur linstantané que repose lInternet, en politique
ou autre. Désormais les sites des partis et des candidats amènent
plus directement linternaute aux issues mais ils noffrent
pas dinteractivité réelle car lorganisation
en serait trop lourde, le contrôle peut-être difficile
et « la possibilité de maintenir lambiguïté
de certaines positions [
] très diminuée ! »
[265] À cause de cela peut-être les sites parodiques
ont fleuri sur lInternet (qui ne sest pas délecté
des Bushisms ?)signe que certains électeurs
ne se reconnaissaient plus dans les partis plus classiquesainsi
que le swapping, explique Frau-Meigs : « Le
principe du vote swapping a consisté à
repérer les électeurs de Gore et de Nader à travers
divers Etats tangents, pouvant basculer vers les Républicains
(swing states) et à échanger des promesses de
vote avec ceux des Etats acquis (safe states). Cela afin dobtenir
des gains de vote qui bénéficient aux Démocrates
et puissent faire basculer le vote des Grands Electeurs. »
Bien évidemment la constitutionnalité de ce système
a été mise en doute par les hommes politiques même
sil na existé quune petite semaine. « Il
nempêche que limpact de Nader a été
important dans certains swing states, notamment la Floride
où il a obtenu 96000 voix, ce qui aurait permis à Gore
de gagner lélection. » [267] Le vote en-ligne
et la « push button democracy »
sont-ils pour bientôt ? Le vote par lInternet
a en effet été essayé dans lArizona mais
pose un certain nombre de problèmes, notamment ceux de la privatisation
et de la « commercialisation » des votes. [268-9]
Si cet essai de vote par lInternet a permis un regain dintérêt
pour cet acte civique, la désaffection des électeurs
pour les urnes nen est pas moins réelle aux Etats-Unis,
surtout parmi les 30-40 ans. Cest peut-être, comme le
suggère lauteur, que cela est vu comme un signe de désobéissance
civile, une forme de contre-culture parmi dautres qui sont ensuite
évoquées. Lune des « solutions alternatives »
pourrait être léducation aux médias, que
ce soit pour mieux les comprendre ou pour une plus grande implication
citoyenne du publicmais les obstacles en tout genre se multiplient :
ces initiatives sont purement locales et ne sétendent
pas, les corporations sont trop fortes devant ce quelles prennent
comme une « critique de leurs pratiques commerciales »,
les technologies ne peuvent se substituer à léchange
réel entre le public et lhomme politique et ne permettent
pas, en général, le contrôle par le public des
élites politiques, et finalement linvestissementcitoyen
ou non dailleursnest vraiment total que lorsque
le public se sent personnellement concerné (self-interest).
[292-5] Frau-Meigs termine sur la désobéissance civile
en posant la question de la globalisation : « Cest
un mouvement qui tend vers la création dune opinion publique
internationale. » [301] Ce sont les attentats du 11 septembre
qui concluent Médiamorphoses américaines, et
en particulier lutilisation des médias par les terroristes,
avec tout dabord la vidéo amateur (pour les tours de
New York, avant que CNN ne prenne le relais) et la télévision
qui a permis au spectateur dassister de manière totalement
passive à cette sorte de prise dotages et qui allait
diffuser en continu les images les plus spectaculaires possiblesmêlant
ainsi touches hollywoodiennes et réalité. De plus, selon
lauteur, la riposte des Américains, habitués à
ce genre de scénarios catastrophe, était elle-même
prévue par Ben Laden (après tout, les bons doivent toujours
gagner à la fin) qui pressentait une attaque contre les Talibans,
le nouveau peuple martyr cible des Américains. Mais les images
montrées à la suite des attentats, ce sont surtout des
images des pompiers et des sauveteurs qui ont très tôt
été opposées au stéréotype du terroriste
quétait Ben Laden, permettant à lAmérique
de se raccrocher à lhéroïsme (de gens ordinaires)
avec des images qui montrent principalement la solidarité entre
communautés ethniques différentes. Frau-Meigs sappuie
dailleurs sur les émissions dOprah Winfery, David
Lettermann et Barbara Walters : « Ces programmes ont
des difficultés à dépasser le stade du relais
répéteur et ce qui en ressort avec force cest
lutilisation de toutes les images emblématiques de la
puissance américaine, et notamment le drapeau dont certains
vont jusquà senvelopper, juxtaposées sans
que le contexte plus général, voire mondial, de la crise
ne soit exposé. » [314] Cependant certaines choses
ne sont pas montrées : certains films un peu trop proches
du scénario des attentats, certaines images de jeu vidéo
trop violentes et surtout certains images du peuple afghan et de sa
misère ; certains choses ne sont pas expliquées :
lincompréhension des Afghans envers la politique extérieure
américaine, lincompréhension des Américains
envers leur propre politique extérieure et les raisons des
attentats. Le thème le plus porteur en revanche est celui de
la « protection des populations », on « renoue
avec la paranoïa de la guerre froide, avec de nouveau un ennemi
à lextérieur, qui permet de réconcilier
tout le pays à lintérieur. » [319]
Le suspense des solutions stratégiques offertes par la presse
nest plus vraiment entier même si Ben Laden na pas
été retrouvé, même si les débats
sur les dysfonctionnements du FBI et de la CIA ne sont pas clos, même
si les attaques contre lAfghanistan ne sont pas encore finies
et même si lAmérique vient de déjouer un
nouvel attentat.
Deux conclusions simposent à la lecture de Médiamorphoses
américaines. La première est en relation avec le
11 septembre. Dans lavant-propos ainsi que dans le dernier chapitre
Divina Frau-Meigs explique que « les évènements
du 11 septembre 2001 ont marqué les Etats-Unis et le reste
du monde par leur double dimension politique et médiatique.
Malgré leur brutalité et la rupture quils intiment
dans certaines relations internationales, ils ne sont pas prêts
de modifier les tendances profondes de la société américaine
contemporaine, qui est moins en dialogue avec lextérieur
quavec elle-même. » [vii] Ces quelques mots
prennent toutes leur dimension aujourdhui. Que na-t-on
davantage entendu Divina Frau-Meigs sexprimer après le
11 septembre au lieu de tous ces « spécialistes »
qui prétendaient que ces attentats allaient tout changer en
Amérique
Ils se relayaient dans les médias pour
expliquer que George Bush et les Américains allaient prendre
conscience de leur rôle dans le monde et choisir louverture
plutôt que lisolationnisme. Cétait bien mal
connaître les influences de la Nouvelle Droite, des médias,
des core values, et cétait bien sûr ignorer
le fossé grandissant entre le peuple et ses représentants.
Enfin, ce qui est frappant dans Médiamorphoses, cest
le parallèle évident entre les Etats-Unis et la France
et plus particulièrement dans le contexte médiatique
de laprès élections présidentielles. Les
taux dabstention lors des élections législatives
de juin 2002 viennent de confirmer la désaffection des Français
(et notamment des jeunes) pour la politique en général,
malgré le sursaut du deuxième tour des présidentielles.
Les manifestations et les votes extrémistes clament que les
représentants ne représentent plus personne et les journaux
télévisées sont sur le banc des accusés
à cause de leur traitement de sujets comme la violence. Quant
à la télé-réalité
No comment.
Cercles©2002