Palimpsestes
N°13 : Le cliché en traduction
Revue du centre
de recherche en traduction et communication transculturelle anglais-français
/ français-anglais (TRACT)
Sous
la direction de Paul Bensimon.
Paris : Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2001.
16,80 euros, 200 pages + textes de référence 52 pages,
ISBN 2878542371.
Mireille
Quivy
Université de Rouen
Le numéro 13 de la revue Palimpsestes fait le point
sur « le cliché en traduction ». Il est
composé de douze articles :
*Ruth AMOSSY, Dune culture à lautre : réflexions
sur la transposition des clichés et des stéréotypes
*Fabrice ANTOINE, Le dictionnaire bilingue, conservatoire de clichés
?
*Nicolas FROELIGER, De labsence à lomniprésence
: le cliché en traduction technique
*William DESMOND, Le cliché : un allié pas forcément
encombrant . Le point de vue dun praticien
*Daniel GILE, Les clichés et leurs cousins dans la formation
des traducteurs
*Jany BERRETTI, Le cristal, le miroir, la glace : traductions françaises
dun cliché dans Hamlet
*Isabelle GÉNIN, Des métaphores pas si mortes. Redynamisation
des métaphores figées dans Moby-Dick et ses traductions
françaises
*Michaël OUSTINOFF, Clichés et auto-traduction chez Vladimir
Nabokov et Samuel Beckett
*Anna-Louise MILNE, Placing the Commonplace: Translation according
to Jean Paulhan
*Jean SÉVRY, Du valet au Boy, des littératures coloniales
aux littératures africaines : la fabrication de clichés
sociolinguistiques et leur traduction
*Maïca SANCONIE, Au-delà du vertige. Mises en abyme
ou la traduction des réseaux de clichés dans les romans
Harlequin
*Catherine DELESSE, Le cliché par la bande : le détournement
créatif du cliché dans la BD
Ces articles traitent du cliché comme repère culturel
inhérent à la constitution dun référentiel
de langue, incontournable en langue de spécialité, comme
outil à portée parfois didactique, parfois stylistique,
toujours sémantique, et comme composante identitaire de langues
en voie démergence, déclencheur de représentations.
« Dune culture à lautre »,
Ruth Amossy (p. 9-28) déconstruit la transposition de langue
source en langue cible de clichés dont le caractère
figuré et le figement syntaxique et sémantique nautorisent
pas, selon elle, la simple traduction.
Souvent né de lusure liée à une utilisation
culturelle extensive des métaphores, le cliché se joue
des équivalences (figuratives ou non) qui ne sauraient rendre
compte de sa valeur « phatique, argumentative ou esthétique.»
Les exemples analysés témoignent de la tâche complexe
à laquelle est confronté le traducteur. Médiateur,
il se doit de translater, en plus du sens « commun »,
la totalité du maillage énonciatif dans lequel le cliché
est mort, sinterdisant de le faire revivre sous les traits de
nouvelles métaphores : cohésion des propos, cohérence
de lexpression, esthétique de limplicite
Sorte de cliché hyperbolique, le stéréotype semble
figer le cliché dans la préconstruction culturelle et
la transposition se mue nécessairement en calque. La problématique
de la validation de la référence appelle ensuite celle
de la construction du discours romanesque dans lequel le cliché
participe de lédification du vraisemblable. Symbole de
lépoque et de la culture dans laquelle il sest
stabilisé, il permet le renvoi à un réel préconstruit,
outil déictique de la doxa.
Pour Fabrice Antoine (p.29-42), Le dictionnaire bilingue, « conservatoire
de clichés », joue plusieurs rôles :
outil daide à la traduction, dacquisition, denrichissement
lexical, il fige et banalise les mots quil consigne. Lauteur
sinterroge sur linterchangeabilité, la « transposabilité »
et ladaptabilité des traductions que propose le dictionnaire
bilingue. Il différencie quatre catégories associatives :
les collocations (associations habituelles dunités lexicales
à deux ou plusieurs termes, comparaisons banalisées
et autres duplications machinales), les associations libres, les idiomes
(chaînes syntagmatiques à sens global) et les clichés
(collocations typiques, figées, pouvant prendre une valeur
stylistique, sociologique).
Il évoque le marquage de ces catégories dont il discute
très longuement la nécessité, la faisabilité
et la fiabilité. Conscient que la traduction du cliché
ne va pas de soi, lauteur dresse finalement un répertoire
des diverses « maltraitances » que subit le
cliché : classement inadéquat, omission, traduction
inadaptée et absence éventuelle de contextualisation,
voire meurtre pur et simple de la métaphore initiale. Mais
il demeure un espoir face à ce tableau pessimiste : sil
survit en langue darrivée, le cliché, « gilet
de sauvetage » du locuteur, symbole dune certaine
« loi du moindre effort », permettra heureusement
à la traduction de toujours couler avec naturel
« De lomniprésence à labsence »,
Nicolas Froeliger (p.43-54) mesure la fréquence du cliché
entre traduction littéraire et traduction technique. Evoquant
brièvement la qualité du destinataire comme variable
conditionnant cette manifestation stylistique, lauteur en conclut
rapidement que cliché et vulgarisation vont de pair quand la
technique « pure » tient lun comme lautre
dans le plus profond mépris. Le souci de lexactitude,
le respect de la nomenclature interdisent en effet toute dissipation
ludique telle quengendrée par le cliché littéraire.
Au demeurant, le texte économique regorgerait, lui, de poncifs
imagés à défaut dêtre imaginatifs
Fidèle à la communauté de ses destinataires plus
quau texte quil leur transmet, le traducteur technique
se retrouve face à une norme préconstruite de cadres
stéréotypiques qui emprisonnent la spécialité.
Cest donc bien alors le lieu commun et la transposition insipide
qui simposent demblée à lui. Les types humains,
nains de Zurich ou ménagère de moins de 50 ans, ne sont
plus que des indicateurs rationnels de comportements prévisibles,
métaphores paradigmatiques au service éventuel de la
visualisation dabstractions irréductibles. Mais après
tout, comme le souligne lauteur, si vraiment la simplicité
est la technique et la technique la simplicité, est-il besoin
dune culture ?
Dans « le cliché : un allié pas forcément
encombrant », William Desmond (p.55-64) offre « le
point de vue dun praticien » . Grand bricoleur
de mots, le traducteur trouve dans le cliché le « prêt-à-porter »
de la pensée ordinaire ; pensée en kit, langue
codée posent la question de leur propre légitimité
en termes de conservation de la référence culturelle,
de niveau de langue et dintention de lauteur. Que le cliché
soit le « prêt-à-penser des situations quotidiennes »
et le proverbe « le prêt-à-penser du philosophe
du dimanche » localise immanquablement la réflexion
qui sensuit dans le domaine
du lieu commun
Daniel Gile (p.65-80), quant à lui, essaie de replacer « les
clichés et leurs cousins dans la formation des traducteurs ».
Il aborde le sujet sous langle technique, envisageant tour à
tour les contraintes liées à lexercice de cet
art : contraintes normatives, linguistiques ou personnelles que
lauteur ne limite pas à lutilisation du seul cliché.
Le message doit, par loyauté envers lauteur et le destinataire,
être intégralement redonné mais la restitution
des informations secondaires est, elle, de nécessité
variable. Le cliché comporte-t-il une véritable charge
informative ? Outre une fonction première de « remplissage
par la banalité », le cliché facilite la
lecture en animant le texte dimages à caractère
familier. Mais le cliché grossit souvent le trait et la traduction
se voit régulièrement contrainte de latténuer
pour préserver le message. Par ailleurs, le traducteur veille
aussi à reproduire ce que le texte dit de lauteur, de
ses stratégies décriture, de son style, utilisant
parfois les notes pour pallier maladresses et « reformulations »
malheureuses. Le caractère didactique du cliché, puissant
outil de formation du traducteur, conduit ce dernier à ne lutiliser
quavec parcimonie, la fidélité au sens ne passant
pas obligatoirement par la fidélité au mot.
Ceci nous est confirmé par Jany Berretti (p.81-96) au travers
dune analyse des « traductions françaises
dun cliché dans Hamlet », « le
cristal, le miroir, la glace ».
Dans le récit de la mort dOphélie, Shakespeare
utilise lexpression « the glassy stream »,
à linstar de Milton ou Spenser. En commentant les variantes
de la traduction en langue cible, lauteur redonne au cliché
lépaisseur de la métaphore, discutant également
de son intégration en contexte et de sa mise en réseau
symbolique avec dautres marqueurs du système de pensée
élisabéthain. Mutatis mutandis, il demeure ainsi
avéré que le territoire linguistique ne connaît
pas de bornes.
Dans le même esprit, Isabelle Génin (p.97-108) choisit
dexplorer Moby-Dick afin de montrer la possible « redynamisation
des métaphores figées ». Les métaphores
vives de la parole structurent luvre et participent de
lesthétique générale alors que les métaphores
réputées mortes de la langue, dépouillées
de la tension créatrice comparant-comparé, sont supposées
ne plus étonner. Or, traduite, la métaphore morte se
voit souvent re-sémantisée, « volcan endormi »
qui se réveille « au moindre effleurement ».
Les exemples abondent qui soulignent le fonctionnement syntaxique
intratextuel de la métaphore et mettent à jour sa polysémie
essentielle. Le lecteur se fait alors déchiffreur
des correspondances qui structurent la « baleine-texte »
et assurent la pérennité du sens.
Michaël Oustinoff (p.109-128) observe le comportement de deux
auteurs bilingues face au cliché et à lauto-traduction,
Nabokov et Beckett, quil imagine pris au piège des « jeux
de miroirs » dans le « palais des glaces »
de la traduction allographe ou auctoriale. Conscient de la nécessaire
mise à distance de la langue maternelle, Beckett joue du cliché
comme dun instrument au service du texte ; auteur à
deux voix, il recrée plus quil ne traduit. Nabokov, lui,
prend le parti du style contre les clichés. Mais dans chacun
des cas, la traduction émerge comme une version à part
de luvre dont elle « dérive ».
Anna-Louise Milne (p.129-140), au travers dune relecture de
J. Paulhan, oppose le « commonplace »,
lieu commun, au cliché et au stéréotype. Le lieu
commun symbolise la polyvalence essentielle, la duplicité du
langage en termes de force sémantique et de composition syntaxique.
Le cliché peut être invention originale pour lauteur
qui le redécouvre, mais aussi simple image sonore. De la double
lecture de lidée et des « simples mots »,
illustrée par un commentaire éclairant du passage obscur
de « Pots of Picasso in London » à
« Picasso touche terre à Londres », lauteur
en vient à létude des métaphores dans The
Hollow Men (T.S. Eliot) : indicible creusement de lexpression
vers le vide linguistique de la perte du sens, difficulté de
préserver lindétermination de la relation entre
mots et idées, duplicité qui fait sinterroger
sur le sens à décrypter, sens du commun ou
hors
du commun.
« Des littératures coloniales aux littératures
africaines », Jean Sévry (p.141-154) aborde « la
fabrication des clichés sociolinguistiques et leur traduction »
en prenant pour exemple le couple stéréotypique du théâtre
comique : maîtres et valets. Point de différence
notable entre leurs discours en dehors de quelques travestissements
linguistiques ponctuels qui donnent aux maîtres loccasion
de sapproprier un instant une « pseudo-parole populaire ».
Lapparition des littératures coloniales provoque un changement
des représentations dans lequel le boy/esclave prend la place
du valet. Le langage de lesclave, figuré chez Stowe par
un collage dérisoire de clichés, cède progressivement
la place à un idiolecte plus authentique, tel celui recréé
par Twain. Labsence déquivalent culturel en langue
cible rend la traduction périlleuse et appelle la neutralisation.
A lopposé de cette langue caricaturale, dautres
auteurs tentent de rendre la noblesse de la culture par lutilisation
dun langage « élevé » digne
de la tradition épique occidentale, parler de la caste aristocratique
qui fait toutefois souvent passer le texte «de la pauvreté
à la surcharge ». Or, depuis quelques temps, « les
Africains ont repris leur parole ». Le théâtre
de Soyinka, traduit en Français Populaire dAbidjan (FPA),
conserve dans cette langue en voie de créolisation la truculence
des parlers populaires ; il nest cependant pas directement
accessible à la communauté de langue française
et nécessite nombre de notes de bas de page, technique de compensation
sémantique malheureusement inopérante lors dune
représentation théâtrale. Seule linvention
dune langue déquivalence peut alors sauver le texte,
comme le montre brillamment la traduction de Sozaboy (Wiwa)
par S. Millogo et A. Bissiri. « Quand on rend une langue
à ceux qui la pratiquent, au lieu de leur en prêter une
qui nexiste que dans les représentations des dominants,
[
] le cliché [
] perd son aspect raciste [
]
[et devient peut-être] lieu des retrouvailles ».
Explorant une autre forme de colonialisme, Maïca Sanconie (p.155-166)
sonde « au delà du vertige » les
« mises en abyme dans les romans Harlequin »,
où les réseaux de stéréotypes et de clichés
construisent la trame des dilemmes amoureux
La mise en abyme,
par le « jeu sur le même » quelle
suppose, assure la garantie du processus cognitif et permet la reconnaissance
des types tout autant quelle suscite lémotion :
fonction onirique de la lecture, imaginaire collectif, représentation
fantasmée de lamour (!?)
M. Sanconie énumère
de façon plaisante et légère les translations
opérées entre les deux langues ; elle justifie
ses choix dans un « running commentary »
alliant touches thématiques et allusions traductologiques au
gré de condensations, enrobages et réductions qui définissent
lespace esthétique dans lequel le cliché
finit par atteindre « son paroxisme ».
Ce qui conduit tout naturellement Catherine Delesse (p.167-182) à
envisager « le cliché par la bande ».
Dans Astérix ou Tintin, tout est cliché : expression
de la sagesse populaire, de la connivence nécessaire avec le
lecteur, le cliché entretient un lien très fort avec
limage. Rarement authentique, il subit dans la bande dessinée
un détournement qui le met au diapason de la culture exprimée
dans le contexte. Substitutions ponctuelles, adaptations, jeu sur
le propre et le figuré, double entendre, inversion de
syllabes produisent des décalages qui, souvent, suscitent le
rire du lecteur. Ces choix sont contraints par lancrage du texte
dans liconographie ou la culture populaire. La lecture de cet
article est agrémentée de nombreux exemples qui montrent
combien lart délicat de la traduction peut rendre manifeste
une inventivité éblouissante.
Au terme de ce parcours où léclectisme des représentations
et des supports a permis la dissociation des points de vue, le lecteur
a le sentiment davoir été un instant le bénéficiaire
dune vision kaléidoscopique très particulière.
La richesse des exemples, la diversité des sources, la conviction
des auteurs emportent ladhésion et invitent sans détour
à faire du cliché lobjet de toute notre considération.
Cercles©2002