L’Abesse Edition d’Élizabeth Durot-Boucé,
Recensé par Pierre Morère
Le roman gothique de la fin du XVIIIe siècle anglais connaît toujours des jours heureux. À l’instar des films d’horreur qui attirent le public sans relâche, ces textes aux décors lugubres hantés par des personnages maléfiques demeurant dans des châteaux ou des monastères perdus dans quelque creux de vallée ou dans une lande sinistres ne laissent pas davantage indifférent le lecteur d’aujourd’hui. Pourtant, cette littérature a longtemps été négligée, voire dédaignée par les chercheurs, jusqu’à ce que la thèse magistrale de Maurice Lévy (Le Roman «gothique» anglais 1764-1824, 1968. Paris: Albin Michel, 1995) vienne lui rendre justice. On ne pouvait donc trouver meilleure autorité que Maurice Lévy pour rédiger l’avant-propos de la traduction de L’Abbesse par Élizabeth Durot-Boucé. Celui-ci insiste sur la pertinence qu’il y avait à refaire sortir de l’ombre et de la poussière des bibliothèques ce texte de William Henry Ireland qui, certes, reprend les ingrédients habituels du roman gothique, mais qui possède une originalité et des qualités littéraires propres en poussant à son paroxysme l’ « ébullition des passions » qui nous plongent dans les profondeurs inquiétantes de notre imaginaire. Autant les romans d’Ann Radcliffe (1764-1823) et The Monk (1796) de Matthew Gregory Lewis sont connus, autant l’œuvre de Ireland est tombée injustement dans les oubliettes de l’histoire de la littérature. Or, on sait que le roman gothique apparut d’abord en réaction au rationalisme des Lumières avec The Castle of Otranto (1764) d’Horace Walpole. Il présente donc le double intérêt d’illustrer l’émergence du sensible et des passions et d’ouvrir la voie à des sources d’inspiration nouvelles. Cependant, à y regarder de plus près, le roman gothique consacre moins une rupture avec les Lumières que l’exploration de zones d’ombre que celles-ci avaient aperçues sans oser les approfondir, sans doute parce qu’elles inquiétaient la raison. En effet, dès la fin du XVIIe siècle, Locke avait déjà ouvert les portes du sensible et des passions, tandis que plus tard Hume, s’interrogeant sur les mécanismes mystérieux de la mémoire, avait entrevu, sans pouvoir encore les développer, des zones obscures qui échappent à la conscience éveillée. On peut donc dire que le roman gothique et le roman sentimental (Henry Mackenzie, The Man of Feeling, 1771), bien qu’opposés dans leurs thèmes et leur écriture, procèdent l’un et l’autre d’une même évolution dont les origines se situent bien dans le primat du sensible et du subjectif mis en avant par les empiristes britanniques. Ce n’est donc pas par pur hasard si W.H. Ireland a à la fois versé dans le genre gothique et sentimental. Par ailleurs, la date de la parution de L’Abbesse (1799), n’est pas anodine. Elle intervient un an après celle des Lyrical Ballads qui marquent le début de l’ère romantique dont le champ d’étude, immense, va de l’exploration du « vague des passions » par Chateaubriand à celle des noirs tréfonds de l’âme humaine par le roman gothique notamment. Élizabeth Durot-Boucé s’est engagée dans une recherche autant difficile que minutieuse pour exposer la vie et l’œuvre de son auteur ainsi qu’elle l’explique dans la préface à sa traduction. Il semble bien que W.H Ireland ait été un enfant naturel dont la date de naissance demeure incertaine (1775 ou 1777); il ne figure pas sur les registres de l’église paroissiale où il est censé avoir été baptisé. Sans doute en raison de l’incertitude entourant ses origines et que son père ne lui dévoilera pas, il signe de pseudonymes plusieurs de ses œuvres, sauf ses romans gothiques. Élizabeth Durot-Boucé explique comment les relations que le jeune William Henry entretient avec son père, qui ne lui porte ni affection ni estime, ont scellé paradoxalement son destin littéraire. C’est pour gagner un amour paternel qui lui était refusé que W.H. Ireland devint un faussaire de l’œuvre de Shakespeare, faute qu’il confessa et qui défraya la chronique. Mais il fallait tout de même que W.H. Ireland ne soit pas dépourvu de talent pour être capable de mystifier pendant un certain temps les meilleurs experts de Shakespeare de l’époque. C’est aussi par défi, pour trouver grâce aux yeux de son père mais sans jamais y parvenir, qu’il devint l’auteur de romans, de poèmes, de pièces de théâtre et d’essais. Faute de gagner l’affection et la considération paternelles, il parvint à retenir l’attention du public dont l’engouement pour la veine gothique ne se démentait pas. Par une étrange ironie du sort, la traduction française originale (1814) sur laquelle se fonde celle d’Élizabeth Durot-Boucé a également un auteur dont l’identité est vague, un certain D.G., Dange ou Dauge. Le traducteur d’aujourd’hui se trouve ici confronté à ce que l’on a appelé les belles infidèles, encore que, dans ce cas précis, il apparaît qu’il fallait bien l’intervention d’une nouvelle traductrice pour que l’infidèle devienne enfin belle. Élizabeth Durot-Boucé s’est donc attachée à rectifier l’inexactitude de la première traduction chaque fois que cela a été nécessaire, elle a rendu la lecture plus aisée en modernisant l’orthographe, et, ce qui n’était pas la moindre tâche, elle nous offre l’intégralité du texte d’Ireland en ajoutant sa propre traduction: « outre la préface, le prologue et les épigraphes, les poèmes, les descriptions de la nature pittoresque et du décor gothique largement élagués ainsi que les épisodes burlesques escamotés par le premier traducteur ». Or, comme elle a raison de le souligner, ces éléments sont indispensables pour une bonne lecture de l’œuvre, car ils la rattachent à toute une tradition littéraire. Par rapport à la première traduction, Élizabeth Durot-Boucé a rétabli le chapitre VI escamoté par D.G., de même que le fragment poétique du chapitre XIX [213-30], l’épisode concernant les démêlés de Vivaldi et des Fetti au chapitre XXIV [273-76], ainsi que des évocations de la nature, des sépultures du couvent et du château des Bertocci etc. Il reste à savoir si ces corrections et ajouts font sentir la présence de deux traducteurs différentes et éloignés dans le temps: il n’en est rien. Notre traductrice contemporaine a su parfaitement se confondre dans l’ensemble du texte d’autant plus qu’elle lui avait déjà amplement imprimé sa marque en rectifiant et en ajoutant élégance et précision au texte de son prédécesseur. Elle a su conserver, mais sans excès, la patine du temps, comme les imparfaits du subjonctif toujours utilisés à bon escient. La traduction de L’Abbesse de W.H. Ireland, texte oublié et difficile d’accès, par Élizabeth Durot-Boucé arrive à point nommé aussi bien pour le chercheur que pour le lecteur profane. L’un et l’autre apprécieront la précision de la préface et se plongeront avec plaisir dans l’évocation de ces cadavres exquis dont le roman gothique en général, et L’Abbesse en particulier ne cessent de nous fasciner.
Cercles©2007
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