Travaux
du CLAIX,
n° 19, 2005. La connexion et les connecteurs ; la
phrase existentielle (Publications de l'Université
de Provence, ISBN 2-85399-627-1)—Jean-Marie Merle,
Université de Provence
Ce
volume 19 des Travaux du CLAIX contient des
articles portant sur deux thèmes de réflexion
abordés dans le cadre des réunions du
CLAIX : d’une part, la connexion et les connecteurs
; d’autre part, la phrase existentielle.
La
notion de connexion et le terme de connecteurs posent
de façon récurrente le problème
de leur définition, définition d’autant
plus délicate à formuler que le statut
de connecteur ne correspond pas à une classe
fermée de constituants (cf. Guimier 2000) mais
à des emplois particuliers d’éléments
d’origines diverses : Christian Touratier évoque
ici tour à tour les connecteurs sémantiques,
pragmatiques, argumentatifs, discursifs, interactifs
des pragmaticiens, mais également la transcatégorialité
des acceptions larges de ce terme (cf. Deléchelle
1993). La délimitation du champ d’application
de la notion de connexion sera dès lors nécessairement
l’une des étapes de chacune des études
proposées ici.
L’article
de Ch. Touratier offre un tour d’horizon des divers
emplois du terme de connecteur. Il montre que la connexion
ne saurait se réduire au phénomène
de coordination. De la définition de Paul Garde
(1981 ; cf. également l’article de P. Garde
dans le présent volume) selon laquelle «
un mot est connecteur s’il occupe obligatoirement
une position syntaxiquement intermédiaire entre
deux signes soit dépendants l’un de l’autre,
soit égaux l’un à l’autre
», Ch. Touratier retient que la notion de connexion
ne recouvre pas une catégorie mais une fonction.
Après avoir montré que cette fonction
ne peut pas plus coïncider avec la fonction diastématique
des prépositions et des conjonctions de subordination
qu’avec la fonction de coordination, il définit
le connecteur comme « un constituant d’énoncé
[…] qui, à l’intérieur d’une
communication monologale ou dialogale, est chargé
de rattacher l’énoncé soit aux phrases
qui précèdent soit à la situation
énonciative dans laquelle se déroule la
communication ».
Marie-Christine
Hazaël-Massieux, dans un article consacré
au français et au créole, choisit une
approche syntaxique. Après avoir défini
la connexion, elle est amenée à effectuer
une distinction entre connecteurs coordonnateurs
(prototype et) et connecteurs translateurs
(prototypes qui / que, de) –
ces derniers permettant l’intégration d’un
élément dans une structure de niveau supérieur.
Elle centre ensuite son analyse sur les connecteurs
é, èvè, et épi
en créole guadeloupéen, à
partir d’un corpus de plusieurs centaines d’exemples
et montre que èvè et épi
ne sont pas équivalents de notre et
français, étant l’un et l’autre
susceptibles d’avoir un fonctionnement de coordonnateur,
mais également de translateur – èvè
coordonnateur ayant une distribution plus large que
épi. Si, en tant que translateurs, ils
sont globalement interchangeables, en revanche, quand
ils coexistent à l’intérieur d’un
même énoncé, ils se répartissent
entre eux de façon systématique les fonctions
de translateur (fonction dévolue à épi)
et de coordonnateur (fonction dévolue à
èvè). M.-C. Hazaël-Massieux
montre ainsi que le créole connaît une
répartition beaucoup moins tranchée qu’en
français de la fonction de coordonnateur et de
celle de translateur – il existe même des
occurrences, rares mais attestées, de é
(issu du et français) translateur
–, tandis que certains « et »
français ne trouvent d’équivalent
en créole que dans l’intonation.
Dominique
Batoux fait porter son étude sur les connecteurs
en allemand, dont elle envisage à la fois la
fonction (pragmatique) et le comportement syntaxique.
Elle est amenée à explorer deux définitions
des connecteurs, l’une, plus large, qui correspond
aux « mots du discours » (Ducrot et
al.), dont elle dégage les caractéristiques
et dont elle met en doute le caractère «
facultatif » – ils remplissent une fonction
illocutoire –, tout en s’interrogeant sur
le niveau auquel ils interviennent – communicatif
plutôt qu’informatif ; l’autre, plus
étroite, correspondant aux « charnières
du discours » (Confais & Schanen), ni adverbes,
ni particules, qui constituent une classe homogène
ouverte et qui servent à relier entre eux les
énoncés et à structurer la progression
d’un texte tout en spécifiant la nature
de la relation inter-énoncés. Les mots
du discours englobent les charnières du discours,
mais également – sous certaines conditions
– les coordonnants, dont la fonction illocutoire
peut être réduite au point d’être
pratiquement inexistante ou au contraire activée
et prépondérante ; les « particules
connectives », qui peuvent servir à articuler
le discours, mais qui ont souvent aussi une valeur phatique
; certains anaphoriques, enfin, à propos desquels
D. Batoux établit une démarcation entre
anaphoriques référentiels (pronoms ou
« pro-formes »), et anaphoriques argumentatifs,
qui sont indéniablement des mots du discours.
Avant de résumer le comportement syntaxique de
ces différentes classes, D. Batoux s’interroge
sur les conjonctions de subordination : dans quelle
mesure est-il légitime ou non de les admettre
parmi les connecteurs ?
Capucine
Bremond explore la catégorie des connecteurs
pragmatiques, généralement représentée
comme « l’ensemble des marques structurelles
qui portent sur le dire (non logiques) et connectent
des unités textuelles, des énoncés
». Après examen de plusieurs approches
théoriques, elle montre pour quelles raisons
les connecteurs fonctionnent « non comme des unités
inter-phrastiques mais plutôt comme des unités
intra-textuelles », et rejoint les conclusions
de Ch. Touratier : « leur caractérisation
syntaxique la plus pertinente serait celle qui note
que, finalement, ces marques n’ont pas de fonction
syntaxique ». C. Bremond envisage dans son étude
les franges de cette catégorie – elle est
ainsi amenée à faire la distinction entre
connecteurs et marqueurs (« unités fonctionnelles
[…] caractéristiques d’une option
énonciative » ; Vion 1995), et à
s’interroger sur certains « connecteurs
à problème » – à partir
de la constatation que nombre d’unités
structurelles qui s’apparentent formellement aux
connecteurs les plus fréquents ne renvoient pas
à un antécédent repérable
ni même interprétable en tant qu’énoncé.
Est-il dès lors légitime d’intégrer
ces unités dans une catégorie connective
large et extensible, en tant que « connecteurs
déviants », ou préférable
de les envisager comme formant une catégorie
à part, dont le cadre d’analyse reste à
définir ?
Paul
Garde prend comme point de départ de son étude
l’opposition, en russe, entre « phrases
coordinatives » et « phrases subordinatives
», pour explorer les phrases complexes «
asyndétiques », considérées
à tort comme marginales étant donné
leur fréquence en langue parlée. L’analyse
montre que dans les phrases complexes asyndétiques,
qui sont sémantiquement plus ou moins proches
de phrases subordinatives, l’ordre des propositions
ne peut pas être inversé. Seule l’addition
d’un connecteur permet leur interversion. Ainsi,
selon la place obligatoire de la « subordonnée
» supposée, les phrases asyndétiques
se subdivisent en « prépositives »
(temporelles, conditionnelles, concessives) et «
postpositives » (causales, finales). Par ailleurs,
P. Garde montre que les phrases complexes asyndétiques
n’échappent pas à l’opposition
syntaxique universelle entre subordination et jonction
(Tesnière), celle-ci englobant la coordination
et la juxtaposition. Du point de vue de leur valeur
de vérité, les phrases asyndétiques
du type prépositif sont identiques à des
subordinatives, et celles du type postpositif à
des coordinatives. P. Garde aboutit à la conclusion
qu’il n’y a de vraies subordonnées
asyndétiques que dans le type prépositif.
Elles représentent un phénomène
fondamental, et qu’on ne saurait négliger
; la phrase complexe prépositive, « surtout
sous sa forme la plus élémentaire, la
conditionnelle, répond à un besoin logique
essentiel : elle exprime le simple rapport d’implication
sans lequel aucune pensée ne peut fonctionner
».
Les
divergences entre les approches théoriques et
les angles d’étude adoptés ici,
entre pragmatique, syntaxe et logique, sont frappantes.
Ces différentes approches non seulement enrichissent
la réflexion sur les connecteurs mais, loin du
consensus, elles montrent aussi l’étendue
du domaine à explorer.
Le
deuxième volet de ce recueil est consacré
à la phrase existentielle, dans diverses langues,
français, anglais, russe, polonais.
Le
premier article, de Renaud Méry, porte sur les
« constructions existentielles en français
et en anglais ». R. Méry exploite deux
couples de paramètres qui jouent un rôle
central dans le cadre de la théorie des opérations
prédicatives et énonciatives (TOPE), ou
théorie des repères : les paramètres
subjectif (S) et spatio-temporel (T), qui servent à
définir une situation ; les paramètres
QLT (qualitatif) et QNT (quantitatif), qui interviennent
dans la détermination nominale et verbale. Exister,
c’est exister quelque part (cf. également
Ch. Zaremba), à un moment donné. R. Méry
montre que T est prépondérant, une prédication
d’existence impliquant nécessairement une
ou plusieurs opérations de repérage par
localisation ; et que QNT est prépondérant,
puisque prédiquer l’existence d’une
occurrence, quelle qu’elle soit, c’est lui
donner une valeur non-nulle, dans le cadre d’un
fonctionnement en tout ou rien. R. Méry explore
en détail plusieurs modèles : les énoncés
sans verbe, nominaux, qui prédiquent l’existence
d’une occurrence de notion nominale, repérée
par défaut par rapport au paramètre T
de la situation d’énonciation ; l’emploi
des verbes être / be et exister /
exist ; les structures à antéposition
d’un localisateur, suivi d’une inversion
verbe-sujet ; les tours « il est… »,
« il y a… », « il existe…
» ; les doubles localisations en have
; le tour existentiel there is…, ses
caractéristiques et celles de ses concurrents.
Christian
Touratier commence son article, intitulé «
Verbe être et verbes d’existence
», par une comparaison entre l’attitude
du linguiste et celle du logicien devant un même
phénomène. Il envisage ainsi deux emplois
différents du verbe être, celui
de verbe d’existence et celui de verbe copule.
Chez le logicien, le premier, « verbe substantif
», apparaît dans un jugement d’existence,
tandis que le second, le verbe copule, apparaît
dans un jugement catégorique. Damourette &
Pichon concilient ces deux fonctionnements du verbe
être de la façon suivante : «
le sentiment linguistique conçoit – et
ceci, semble-t-il, depuis un temps immémorial
– l’existence comme la possibilité
de recevoir des attributs. Le verbe être a
donc naturellement le rôle de copule. Le verbe
être, dans ce cas, n’apporte en
quelque sorte rien d’autre que sa pure puissance
nodale. » Ch. Touratier s’interroge sur
la tentation, chez le lexicologue et chez le grammairien,
de dériver ces deux emplois l’un de l’autre.
Littré, par exemple, dérive le sens d’existence
par suppression de l’attribut ; à l’inverse,
les grammairiens de Port Royal partent de la valeur
première de verbe d’existence, comme le
fera plus tard Guillaume. A-t-on affaire à un
phénomène de polysémie ou d’homonymie
? Ch. Touratier explore ensuite les emplois du verbe
être d’existence, dans les énoncés
à sujet référentiel (Que la
lumière soit…) et dans les tours impersonnels
(Il est… ; cf. R. Méry), puis
il étend son étude aux autres tours existentiels
(Il existe…, Il y a …).
Au terme d’une analyse minutieuse des particularités
syntaxiques et sémantiques de ces structures,
il aboutit à la conclusion que la phrase existentielle
se caractérise foncièrement par ses propriétés
sémantiques.
Parmi
les traits qui différencient les langues slaves
orientales (russe, ukrainien, biélorusse) des
autres langues slaves, Marguerite Guiraud-Weber, dans
un article intitulé « Quelques particularités
de la phrase d’existence en russe », note
la réduction du paradigme du présent du
verbe byt’ (être) à deux
formes, est’ et zéro, dont la
distribution dépend de facteurs syntaxiques et
sémantiques. En tant que copule, il prend la
forme zéro dans la plupart de ses emplois –
localisation ou qualification –, tandis que est’
sert à asserter l’existence. Par ailleurs,
la négation devant le verbe entraîne la
transformation du sujet au nominatif en génitif,
ce qui inhibe l’accord du verbe. Au côté
du verbe byt’, le russe possède
le verbe sušcestvovat’ (exister),
qui se passe de localisateur et qui peut avoir deux
constructions négatives (variante à sujet
au nominatif avec accord verbal, ou variante non accordée
accompagnée d’un génitif). Marguerite
Guiraud-Weber présente l’éventail
des constructions d’existence négatives
qui peuvent se réaliser avec d’autres verbes
: la phrase d’existence connaît en russe
moderne une extension considérable. M. Guiraud-Weber
étudie également la phrase possessive,
dérivée de la phrase d’existence,
dans laquelle la place du localisateur est occupée
par le syntagme prépositionnel U + génitif
(« Chez / A / Par rapport à X est [localisé]
Y ») : le russe utilise essentiellement le verbe
être pour exprimer la possession, alors que les
langues slaves occidentales et méridionales préfèrent
le verbe avoir. M. Guiraud-Weber montre ainsi que le
domaine du verbe être reste très étendu
en russe et que la phrase d’existence y est d’une
remarquable productivité.
Charles
Zaremba, dans un article intitulé « De
la phrase d’existence en polonais », montre
le lien étroit entre localisation et existence
(cf. également R. Méry) et l’impossibilité
cependant, en règle générale, d’intervertir
être et exister. En polonais, le verbe istniec
(exister), verbe d’existence par excellence, dont
l’origine est mal établie, est d’apparition
tardive et entre en concurrence avec le verbe byc
(être). Ch. Zaremba expose les particularités
morphologiques de byc, puis ses particularités
syntaxiques, sur lesquelles il s’appuie pour distinguer
entre plusieurs verbes homonymes (cf. la question soulevée
par Ch. Touratier) : auxiliaires, copule, verbe plein.
Seul le schéma GNNOM + VPERS, dans lequel byc
est d’emploi absolu, est susceptible de donner
lieu à des phrases d’existence (byc
peut alors commuter avec istniec). Les effets
de la négation ne sont pas du tout les mêmes
qu’en russe : le sujet, en règle générale,
reste au nominatif. Dans les phrases négatives
comportant le verbe plein, l’une des caractéristiques
formelles les plus spectaculaires est un phénomène
de supplétisme : jest (imperfectif défectif)
ne donne pas nie jest mais nie ma,
empruntant une forme du verbe avoir. Ch. Zaremba
retrace l’histoire de la forme nie ma
et étudie les modifications syntaxiques qu’elle
entraîne. Il s’interroge enfin sur le statut
des verbes de position – stac et
lezec, notamment, qui renvoient respectivement
à une position verticale et horizontale : les
verbes de position sont-ils des verbes d’existence
?
Ch.
Zaremba en revient ainsi à son idée initiale
: exister, c’est exister quelque part. Dans chacune
des études consacrées aux phrases existentielles
se retrouve une constante : le lien étroit entre
énoncé d’existence et opération
de localisation.
Sommaire
I. La connexion et les connecteurs
Christian
TOURATIER
Que faut-il entendre par « connecteur »
?
Marie-Christine
HAZAËL-MASSIEUX
De la connexion aux « connecteurs », en
français et en créole
Dominique
BATOUX
Les connecteurs en allemand : délimitation du
concept et syntaxe
Capucine
BREMOND
Connecteurs (pragmatiques) et autres « petits
mots »
Paul
GARDE
La phrase complexe sans connecteur en russe
II.
La phrase existentielle
Renaud
MERY
A propos des constructions existentielles en français
et en anglais
Christian
TOURATIER
Verbe être et verbes d’existence
Marguerite
GUIRAUD-WEBER
Quelques particularités de la phrase d’existence
en russe
Charles
ZAREMBA
De la phrase d’existence en polonais
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