Gérard
Hugues, Une Théorie de l’Etat esclavagiste.
John Caldwell Calhoun (Aix-en-Provence : Publication
de l’Université de Provence, 2004, 20,00€, 199 pages,
ISBN 2-85399-575-5)—Rahma Jerad, Université Paris VII
- Denis Diderot
Jean-Philippe
Feldman, La Bataille américaine
du fédéralisme, John C. Calhoun et l’annulation, 1828-1833
(Paris : Presses Universitaires de France, 2004,
30,00€, 294 pages, ISBN 2-13-052403-6)—Rahma Jerad,
Université Paris VII - Denis Diderot
Lorsqu’on
aborde le thème de l’histoire du Sud, de l’idéologie
et de la rhétorique sudiste, la figure de John Caldwell
Calhoun, grand homme politique sudiste et vice-président
des Etats-Unis dont la carrière s’étend de 1810 à 1850,
s’impose d’emblée comme une évidence. Il n’est que de
consulter la bibliographie le concernant pour se rendre
compte que depuis la fin du dix-neuvième siècle il a
été publié pas moins de 12 biographies de Calhoun, français
et anglais confondus. De plus il s’avère qu’en 2004
Jean-Philippe Feldman a publié aux presses universitaires
de France, un ouvrage intitulé La Bataille américaine
du fédéralisme : John C. Calhoun et l’annulation, 1828-1833,
et dont le compte-rendu se trouve à la suite de celui-ci.
Néanmoins, dans l’avant-propos Gérard Hugues, professeur
à l’Université de Nice, ne manque pas d’anticiper les
interrogations éventuelles des lecteurs concernant les
raisons qui l’ont poussé à écrire cet ouvrage. Il explique
que bien que John C. Calhoun incarne aux yeux des historiens
« [un] sectarisme étriqué, [un] racisme militant
et [une] pensée outrageusement réactionnaire »
[5], le message qu’il a tenté de faire passer fut incompris,
mal jugé, réduit. Bref, sa pensée fut trahie alors qu’elle
émanait d’un homme d’une grande honnêteté intellectuelle
qui, tout au long de sa vie, a cultivé un idéal républicain
qu’il n’a certes jamais atteint mais qui fait tout l’intérêt
de cette grande figure du Sud. L’auteur voudrait montrer
que loin des étiquettes qu’on lui a collées, Calhoun
était un homme de pensée qui avait une vision politique
originale, du moins en rupture avec les théories politiques
de son temps. Finalement, on a l’impression que cet
ouvrage a pour but de tenter de montrer toute l’ampleur
intellectuelle d’un homme longtemps décrié par tous
les tenants du politiquement correct, sans pour autant
minimiser ni excuser ses préjugés, notamment raciaux,
qui sont des éléments fondamentaux pour comprendre sa
pensée.
Avant
de commencer l’analyse de sa pensée, Gérard Hugues présente
brièvement, mais sans être schématique, les faits les
plus marquants de la vie et de la carrière de John C.
Calhoun dans le contexte plus large de l’histoire des
Etats-Unis. Cette biographie mérite qu’on en trace ici
les grandes lignes.
Pour commencer, Calhoun n’appartenait pas à une de ces grandes familles
du Sud dites « aristocratiques ». Lui qui
deviendra l’un des plus fervents défenseurs de la cause
des grands planteurs n’était pas « un homme du
sérail ». Quant à sa formation, Calhoun reçut une
éducation académique de courte durée. La mort de son
père le laisse en effet à la tête d’une exploitation
de 31 esclaves dès l’âge de 14 ans. Son goût marqué
pour l’étude lui permet pourtant de réussir l’examen
d’entrée à Yale, dont il sortira diplômé en 1804. Puis
il entreprend des études de droit à l’école de Litchfield
(Connecticut) d’où il sort convaincu que le Nord et
le Sud sont séparés par un large fossé et que les Sudistes
doivent tout faire pour préserver leurs valeurs et leur
mode de vie particuliers. Gérard Hugues en conclut que
c’est sans doute de cette époque que datent les premiers
éléments de sa théorie de la nullification.
Puis,
en 1807 il réussit à s’emparer du siège que son père
avait jadis occupé à la législature de l’Etat de Caroline
du Sud. En 1810, grâce à ses qualités d’analyse, à sa
rigueur intellectuelle et ses opinions nationalistes
il est triomphalement élu au 12e Congrès.
Nommé à la Commission des Affaires
Etrangères, il tente de convaincre le président Madison
de se lancer dans une guerre contre les Britanniques.
Le 1er juin 1812, Madison se prononce en faveur de la
guerre au grand soulagement de Calhoun. Le conflit le
pousse à stigmatiser l’antimilitarisme des Républicains,
et à prôner le réarmement et le vote de crédits afin
de doter les Etats-Unis d’une défense qui en soit digne.
Le
successeur de Madison à la présidence, James Monroe,
offre à John C. Calhoun le poste difficile de Secrétaire
du Département à la Défense où il devra
faire face à des questions cruciales. Il doit rétablir
l’autorité du politique dans un département où les militaires
avaient pris le dessus et où Andrew Jackson, devenu
un héros national après la bataille de la Nouvelle Orléans
(1815), occupe le haut du pavé. D’ailleurs le conflit
éclate en 1818 entre Calhoun et Jackson, à l’occasion
de l’intervention de Jackson en Floride, quand ce dernier
outrepasse sa mission en violant le territoire sous
souveraineté espagnole. Sa deuxième mission importante
est de réorganiser l’armée. Il se heurte de nouveau
à l’hostilité du Congrès qui vote en 1821 un projet
de loi destiné à réduire les crédits militaires. Mais
la question la plus problématique pour le Secrétaire
à la
Défense est celle de l’admission du
Missouri dans l’Union. En tant que sudiste et propriétaire
d’esclaves, Calhoun était en faveur de l’esclavage et
de son maintien dans le Sud, mais il refusait de se
prononcer sur la question du Missouri car cela aurait
pu nuire à sa carrière. Finalement, le Compromis du
Missouri permit d’éviter de « soulever les questions
morales et constitutionnelles » [21] dangereuses
pour l’Union, mais Calhoun est conscient que cette stratégie
d’évitement ne pourra durer éternellement et que la
question de l’esclavage peut conduire à l’éclatement
de l’Union.
Malgré
des fonctions ministérielles importantes, Calhoun a
pour véritable ambition d’accéder à la présidence des
Etats-Unis. Il présente donc sa candidature en 1824.
Mais malgré sa ténacité, il est écarté de la course
à la présidence et doit se contenter du poste de Vice-président
aux cotés de John Quincy Adams. Ces années à la vice-présidence
lui apportent « la conviction que le fossé entre
Nord et Sud ne pourra plus se combler » [24]. Il
pense que le Sud est étouffé par le protectionnisme
des nordistes et que son agriculture est sacrifiée à
l’industrie. Mais alors qu’il avait refusé de prendre
parti pour le Sud au moment des débats sur le Missouri,
Calhoun affichera clairement ses convictions en 1824,
à l’occasion du vote pour les taxes sur la laine. Si
d’aucuns avaient vu dans l’attitude de Calhoun une trahison,
en réalité, insiste Gérard Hugues, il ne faisait que
rendre publique une ancienne et profonde conviction,
à savoir que l’Union est un contrat entre Etats où chacun
a le droit de préserver ses droits dont il peut demander
le respect le plus strict. En 1828, il réitère ses objections
à l’occasion du vote du tarif dit des Abominations,
qu’il considère comme une menace irrémédiable à l’unité
nationale au nom des intérêts nordistes.
Ses
positions sont rendues officiellement publiques à l’occasion
du rapport qu’il publie en décembre 1828, intitulé Exposition
and Protest. Ce texte acquiert immédiatement le
statut de document officiel car il est censé refléter
l’opinion générale de l’assemblée de Caroline du Sud.
Ce document dénonce le tarif des Abominations et la
partialité des Etats du Nord qui mettent le Sud en esclavage.
Calhoun y intègre aussi un système de défense général
qui aurait pu être invoqué par les Sudistes en d’autres
circonstances périlleuses. Il en appelle aux principes
des Pères Fondateurs qui intégrèrent à la Constitution des garanties
pour préserver les droits de la minorité. Il montre
que ce « Tarif des Abominations » est anticonstitutionnel
car le Congrès a outrepassé les droits qui lui ont été
conférés par la Constitution en donnant
la préséance à une région aux dépens d’une autre. Selon
Calhoun, le litige qui oppose la
Caroline du Sud et l’Etat fédéral ne
peut être tranché par les institutions existantes. Il
ne peut être réglé que par une instance qui émane directement
du peuple. « [Il] brandit le droit des Etats de
s’interposer […] à une législation qui frappe au cœur
de la ‘‘nation sudiste’’ » [34].
Cette
crise de la nullification a eu de multiples conséquences
pour Calhoun. D’abord elle a mis fin à ses chances d’accéder
à la présidence des Etats-Unis. De plus, en révélant
son rôle actif auprès des « nullificateurs »
elle l’a placé en conflit ouvert avec Andrew Jackson,
alors président, tout en lui conférant le statut de
héros de la « nation sudiste ». Le débat se
poursuit en 1831. Calhoun rédige un document qui expose
les principes de la nullification sans agiter toutefois
le spectre de sécession. Ce texte, connu sous le titre
de Adresse à Fort Hill, expose sa théorie de
« la majorité concurrente » et propose une
nouvelle analyse du pacte fédéral, en rupture avec l’analyse
de Madison et Hamilton. La différence réside dans l’analyse
de la souveraineté : selon Calhoun la légitimité
du gouvernement fédéral « dérive de la volonté
des peuples des Etats, […] constitués en tant qu’entités
souveraines et indépendantes » [37] et non du peuple
américain dans son ensemble. Après la publication de
ce texte, Calhoun démissionne de son poste de Vice-président
et retrouve son siège de sénateur à Washington, d’où
il reprend la
lutte contre le Président Jackson. Celui-ci met en place
une nouvelle législation qui vise à accorder à l’Etat
fédéral des pouvoirs accrus si un Etat refuse de payer
des impôts au Trésor. Cette mesure visait surtout la Caroline du Sud et les « nullificateurs ». Le 15 et
16 février 1833, Calhoun fait « le discours le
plus brillant de sa carrière d’orateur » [40] où
il met en garde son auditoire sur les risques d’une
« tyrannie jacksonienne analogue à celle des despotes
romains » [41]. Mais ce discours semble avoir surtout
été une manière de gagner du temps pour que les « nullificateurs »
sortent honorablement de la crise. Finalement, il réussit
à convaincre l’assemblée de Caroline du Sud de renoncer
à la nullification et de ne pas s’engager dans la voie
de la sécession. Néanmoins, pour Calhoun, il est clair
que le conflit Nord - Sud est loin d’être réglé.
Les
années 1836 à 1840 sont marquées par un creux dans la
carrière politique de Calhoun. Il porte désormais un
regard amer sur les institutions américaines qui se
sont dégradées sous l’effet de la corruption et de l’esprit
de parti. Il devient urgent, selon lui, de rétablir
les valeurs de la république. Aussi, au cours des années
1840, il se lance dans la rédaction de la Dissertation
sur le Gouvernement où il élabore une réflexion
sur le droit de résistance des Etats. En 1844, il se
porte de nouveau candidat aux élections présidentielles,
mais c’est James K. Polk qui obtient l’investiture du
Parti Démocrate, et qui sera élu Président.
En
février 1844, avant la prise de fonction de Polk, Calhoun
accède au poste de Secrétaire d’Etat. Au cours de sa
brève présence au Département d’Etat, il joue un rôle
primordial dans l’élaboration et la signature du traité
qui permettra au Texas d’être annexé à l’Union. C’est
une immense victoire pour Calhoun qui voyait en l’entrée
du Texas à l’Union un moyen de renforcer les intérêts
du Sud et la cause esclavagiste au sein de l’Union.
Après
la prise de fonction de Polk, Calhoun est écarté de
la Maison Blanche. Il désapprouve l’attitude belliqueuse
de Polk qui se traduit par une annexion forcée de l’Oregon
aux Etats-Unis au risque de provoquer un conflit avec
les Britanniques. Il refuse aussi de voter au Sénat
la déclaration de guerre contre le Mexique, notamment
parce qu’il pense que l’élargissement de l’Union risque
de conduire au despotisme. Il adopte aussi un attentisme
stratégique s’agissant du Wilmot Proviso persuadé qu’il
allait créer une union sacrée qui aboutirait à la formation
d’un parti unique dans le Sud. Lorsqu’il exprime son
pacifisme, il est aussitôt ostracisé par ses amis politiques
et par son parti.
Durant
les dernières années de sa vie, malade et affaibli,
il poursuit tout de même la bataille pour le Sud et
contre le Nord. Il termine aussi la rédaction de sa
Dissertation sur le Gouvernement. A la fin, malgré
son acharnement à vouloir préserver l’Union, il avait
perdu tout espoir, convaincu que la sécession était
inévitable.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Gérard Hugues fait un état des lieux
du contexte idéologique sudiste dans lequel Calhoun
évolue, afin de comprendre l’homme, sa pensée ainsi
que les raisons pour lesquelles il s’impose comme « la
plus grande figure du Sud » [56]. Pour Gérard Hugues,
si Calhoun avait beaucoup de charisme personnel, il
ne fut pourtant pas un penseur original. Ce qui a fait
sa force c’est d’avoir donné corps à une idéologie partagée
par les Sudistes et qui, jusqu’à lors, n’avait pas trouvé
de porte-parole aussi brillant.
L’un
des traits les plus saillants du personnage est son
engouement pour la rhétorique. Ce goût pour l’art oratoire
montre que Calhoun s’inscrivait complètement dans la
culture sudiste où la rhétorique a toujours joui d’un
très grand prestige. Calhoun était aussi très attaché
à la notion de code d’honneur, autre trait saillant
de la culture sudiste. Cette notion d’honneur, de source
aristocratique, était souvent associée, dans le discours
des idéologues sudistes, à la valeur républicaine de
vertu. Pour Gérard Hugues, Calhoun a réussi à faire
la synthèse de ces deux notions logiquement opposées.
En effet, d’une part l’action politique est considérée
par Calhoun et ses pairs comme une déchéance car elle
pousse le « planteur – homme politique » à
descendre de son piédestal pour s’abaisser au niveau
du peuple. D’autre part, Calhoun y ajoute son mépris
pour les pratiques politiques de son temps car « elles
déshonorent le chevalier sudiste qui a souscrit à un
code de l’honneur qui l’élève au-dessus du vulgum
pecus et lui donne une mission particulière de guide
et de modèle. En réaction à ces pratiques déshonorantes,
Calhoun développe […] un code de l’action politique
fondé sur la vertu et le désintéressement. » [61]
Autre
caractéristique de l’idéologie sudiste et de la théorie
calhounienne : l’adhésion à la théorie de la « représentation
virtuelle » selon laquelle un député ne siège pas
pour représenter les intérêts particuliers de sa circonscription
mais pour représenter les intérêts de la nation dans
son ensemble. Cette théorie, dérivant d’une conception
aristocratique du pouvoir, ne pouvait que séduire les
Sudistes puisque le principe est que les gouvernants,
naturellement supérieurs aux gouvernés, sont capables
d’une analyse plus globale de la situation.
Calhoun
est aussi emblématique de la culture sudiste dans sa
façon d’assimiler le monde de la plantation à celui
de l’action politique. En effet, pour lui, l’ordre et
la hiérarchie établis sur la plantation sont acceptés
car ils découlent d’un ordre naturel (voire divin) qu’il
suffit de transposer à la sphère politique pour obtenir
un « organisme parfait ». Mais pour parvenir
à cette république idéale, il faut avant tout rechercher
le consensus qui « constitue la matrice de la pensée
calhounienne » [66]. Cette quête aurait été déterminée
par son expérience de planteur puisque l’univers de
la plantation est régi par la règle du consensus. D’ailleurs
Gérard Hugues répète assez souvent que la réflexion
de Calhoun trouve d’abord sa source dans son expérience
personnelle avant de trouver un enracinement philosophique
abstrait.
Toutes
ces notions font donc partie de la culture de l’esclavage
à laquelle Calhoun adhère complètement et qu’il a porté
à un degré inégalé. Si au départ il est réticent à s’exprimer
sur un sujet qui lui tient à cœur mais qui est aussi
dangereusement polémique il ne fait qu’imiter ses contemporains
sudistes, en esquivant le débat et en s’accrochant à
l’idée de faire appliquer la Constitution car elle seule
a entériné l’esclavage et peut permettre d’éviter le
conflit civil. Mais à cause de la montée des abolitionnistes
et d’une politique fédérale jugée injuste vis-à-vis
du Sud, Calhoun est contraint de sortir de son mutisme
et appelle les Sudistes à se défendre. A mesure que
le temps passe son discours se radicalise et apporte
une contribution de taille au discours sudiste. Car
c’est lui qui, au cours d’un discours prononcé le 6
juin 1837, déclare que l’esclavage est un « bien positif »
alors qu’auparavant il était considéré par les Sudistes
eux-mêmes comme un « mal nécessaire ». Calhoun
célèbre donc un Sud mythique, victime du capitalisme
moderne et de Nordistes sans scrupules.
Cette
deuxième partie permet de comprendre l’homme et son
temps, mais elle est aussi une manière d’introduire
le texte de la Dissertation sur le Gouvernement,
dont l’auteur propose une traduction à la fin de son
ouvrage et à laquelle il consacre une partie, pour en
expliquer les objectifs et caractéristiques principales.
Tout
d’abord, ce texte a pour but d’établir une nouvelle
définition pour une république idéale. La première caractéristique
de cette Dissertation est d’être en rupture avec
la théorie du gouvernement artificiel, l’héritage lockien
et les principes jeffersoniens. L’idée de Calhoun est
celle d’un gouvernement de source naturelle, en rupture
avec le type de gouvernement en place aux Etats-Unis
depuis l’indépendance. C’est en cela, explique Gérard
Hugues, que la théorie de Calhoun est révolutionnaire.
Ce qui conduit M. Hugues à remettre en question l’attachement
réel de Calhoun à la Constitution de 1787.
Cet attachement aurait été plus tactique que réel car
il constituait un argument de poids dans le rejet de
toute tentative d’abolition de l’esclavage. Lorsque
son argumentation fut mise en échec à la suite de la
crise de la nullification, Calhoun en conclut que le
système devait être changé pour en trouver un autre
qui respectât les droits de la minorité. La Dissertation
trouve donc son origine dans le constat d’échec de la République consensuelle
chère aux Pères Fondateurs. Pour Calhoun, la République américaine
est fondamentalement duelle, avec un Nord et un Sud
opposés. Puisque l’équilibre Nord – Sud a été brisé
au profit des nordistes, il ne sert à rien de rester
dans le cadre de la Constitution. Il faut aller plus loin.
En
outre, Calhoun remet en cause les fondements de la théorie
politique de la philosophie de Locke. Il remet en cause
la théorie des droits naturels et l’égalité « présumée »
entre les hommes qui, selon lui, est à l’origine de
l’idéologie abolitionniste. De même, il nie la nature
contractuelle du gouvernement. Celui-ci ne peut être
que naturel. S’inspirant directement d’Aristote, il
affirme que l’homme est par nature un être social, ce
qui rend le gouvernement nécessaire. De cet axiome,
il aboutit à l’idée de hiérarchie : chacun occupe
la place qui lui revient dans la société, une place
déterminée par la race. Les hommes s’insèrent ainsi
dans un corps social préexistant, un organisme dont
la cohésion et l’équilibre sont assurés par une hiérarchie
organique, où toutes les parties doivent être solidaires
et complémentaires. Cette idée permet à Calhoun de démontrer
que l’esclavage légal n’est en réalité que « la
reconnaissance juridique d’un fait de nature »
[96].
Cependant,
que la société soit un organisme naturel ne diminue
en rien les dispositions égocentriques de l’homme, facteur
essentiel de rupture de l’harmonie sociale. L’existence
du gouvernement est donc nécessaire pour contrôler ses
prédispositions néfastes et atteindre le but ultime :
la société. Là où Calhoun s’écarte définitivement de
la théorie du droit naturel, c’est lorsqu’il affirme
que l’état social n’existe que dans la mesure où il
préserve et améliore la race, sans le moindre doute
la race blanche, excluant ainsi les noirs de toute forme
de contrat social. Ainsi, l’inégalité entre les hommes,
qui était un « pré requis » à sa théorie,
se retrouve aussi dans sa conclusion.
Le
raisonnement se poursuit pour aboutir à la revendication
d’un gouvernement constitutionnel, originalité profonde
du système calhounien. Le point de départ est l’affirmation
de l’égocentrisme des hommes qui n’épargne pas le gouvernement,
le transformant ainsi en lieu de tension, à l’image
de la société. Calhoun imagine donc un niveau supérieur
au gouvernement, un lieu de contrôle pour que les membres
du gouvernement ne soient pas livrés à leurs passions
contradictoires. La hiérarchie s’enrichit donc d’un
niveau supérieur : la constitution, qui a pour
Calhoun une acception plus large qu’à l’accoutumée.
Cette constitution n’est pas une série de règles auxquelles
le gouvernement doit se conformer. En réalité, elle
doit fonctionner comme un organisme où chaque faction
peut s’exprimer et faire valoir ses droits sans mettre
en péril l’équilibre général. « L’organisme est
l’instrument par lequel s’établit un équilibre subtil
entre pouvoir et liberté. […] L’organisme est ce qui
définit fondamentalement la constitution et les deux
termes sont totalement interchangeables » [104].
Cette
théorie du gouvernement constitutionnel, ou gouvernement
à la majorité concurrente, est une réponse de Calhoun
à la situation particulière des Etats-Unis alors divisés
entre un Sud agricole et esclavagiste et un Nord industriel
et abolitionniste. De sorte que la Dissertation
peut être lue « comme un manifeste politico-constitutionnel
à usage immédiat et pressant afin que soit écarté le
danger sécessionniste » [109]. Ainsi, ce qui définit
le gouvernement à majorité concurrente c’est que toute
faction doit avoir la faculté d’agréer et le pouvoir
de résister. Afin qu’une minorité ne soit pas soumise
au despotisme de la majorité numérique elle doit bénéficier
du pouvoir de refus. De même, chaque groupe de l’organisme
doit avoir droit à une voix dite « concurrente »
dans la formation du gouvernement pour pouvoir intervenir
dans le processus législatif et exécutif. Mais il s’agit
là d’une théorie politique qui ne fut pas mise en application.
D’ailleurs M. Hugues clôt cette partie par une énumération
des nombreuses difficultés quant à l’application d’un
tel gouvernement.
Pour
finir, il est important de dire que l’ouvrage de Gérard
Hugues est très appréciable pour toute personne qui
voudrait se lancer dans une étude approfondie de l’histoire
du Sud. C’est en effet un ouvrage très éclairant. D’une
part, la structure permet au lecteur de ne pas être
jeté en pâture à des concepts abstraits et quelque peu
complexes mais d’avoir d’abord une idée générale sur
l’homme puis sur le contexte idéologique et historique
dans lequel il évolue pour arriver enfin, et de façon
plus détaillée à sa pensée, et à un de ses écrits fondamentaux.
La partie biographique est à ce propos très bien conçue
car elle permet au lecteur d’avoir une vue d’ensemble
assez complète sur la vie de Calhoun, sans toutefois
accumuler trop de détails encombrants qui n’auraient
pas leur place dans un ouvrage de ce genre. De même,
la deuxième partie sur les fondements idéologiques de
la pensée calhounienne introduit des concepts et caractéristiques
importants de l’idéologie sudiste. D’autre part, M.
Hugues emploie un vocabulaire
simple, et dénué de jargon compliqué, mais en plus on
peut percevoir une progression au fur et à mesure de
l’ouvrage qui fait qu’à la lecture de la Dissertation,
le lecteur n’a pas le moindre problème de compréhension
puisque tout le travail de réflexion et de compréhension
a déjà été effectué pour lui. On peut néanmoins déplorer
une bibliographie un peu courte, centrée sur les biographies
et les ouvrages d’analyse politique, et qui ne fait
pas état d’ouvrages importants sur la culture et l’idéologie
sudistes, notamment sur le concept important d’honneur,
sur le monde de la plantation ou encore sur l’évolution
de l’idéologie pro esclavagiste dans les Etats du Sud.
On pense par exemple au célèbre The Mind of the South
de J.W. Cash (1941) ou encore à l’ouvrage de William
Sumner Jenkins, Pro-Slavery Thought in the Old South (1935) et à bien d’autres encore. De même,
M. Hugues est un peu vague sur la question de la nullification.
Il en explique certes les raisons et les différentes
étapes mais on a quelques difficultés à comprendre de
quoi il retourne concrètement. C’est bien dommage car
il s’agit là d’une étape cruciale dans la carrière de
Calhoun et d’un moment important dans l’histoire des
Etats-Unis dont on a du mal à saisir les tenants et
les aboutissants. En bref, et malgré ces quelques réserves,
voici un ouvrage qu’il faudrait conseiller à toute personne
qui voudrait se lancer dans l’histoire du Sud en abordant
le cœur de la pensée politique des esclavagistes.
Quant à l’ouvrage de Jean-Philippe
Feldman, il est tiré d’une thèse en droit soutenue en
l’an 2000. Cette étude sur le droit constitutionnel
américain examine minutieusement la crise de l’annulation
de 1828-1833, dont l’un des personnages centraux fut
John Caldwell Calhoun. L’auteur se penche sur une période
délicate de l’histoire américaine durant laquelle la
nature de l’Union fut longuement débattue au sein de
la classe politique américaine. En ces temps de débats
autour de l’Union Européenne, de la nature du traité
constitutionnel européen et de ses effets sur la souveraineté
des Etats membres, voici un ouvrage qui, peut donner
des pistes de réflexion à celles et ceux qui s’intéressent
à ce sujet brûlant.
Il
est toutefois important de bien insister sur le fait
que cet ouvrage s’adresse en tout premier lieu à des
spécialistes de droit. Aussi, ce compte-rendu ne saurait
avoir la prétention de juger de sa qualité en tant qu’ouvrage
de droit mais il étudie l’ouvrage dans sa contribution
aux études américaines. Il détaille le déroulement de
la crise de l’annulation (ou « nullification »)
ainsi que ses effets et ses sources politiques, juridiques,
et philosophiques. Il s’intéresse à une période importante,
mais relativement courte de l’histoire américaine, tandis
que Gérard Hugues adopte un point de vue différent dans
la mesure où il se focalise davantage sur le personnage
politique qu’était John C. Calhoun et sur sa pensée
politique telle qu’elle s’exprimait dans un contexte
historique particulier. En d’autres termes, Gérard Hugues
ne s’attache pas qu’à la crise de l’annulation mais
il étudie aussi la
théorie politique de Calhoun dans son ensemble. Dans
cette seconde recension, je m’attacherai plutôt à comparer
la façon dont chaque auteur a traité la crise de l’annulation
et le rôle qu’a joué John C. Calhoun.
Pour
Jean-Philippe Feldman, contrairement à ce que l’on croit
en France, la ratification de la Constitution en 1787
fut très controversée, notamment par les Antifédéralistes
qui ont toujours défendu la souveraineté du peuple de
chaque Etat, et dont l’influence s’est fait sentir dans
le mouvement des droits des Etats. Cette doctrine peut
être définie comme « le pouvoir de chaque Etat
d’exercer son pouvoir propre » (5) au sein de l’Union.
Si M. Feldman s’attarde sur les événements de 1787 c’est
parce qu’ils furent un moment crucial dans la construction
de la théorie de l’Etat. Cette période se caractérise
en effet par la nouveauté de la Constitution et la nouveauté
du régime qu’elle promeut, à savoir la création d’un
gouvernement fédéral. Ce dernier a suscité nombre de
controverses quant à sa véritable nature, ainsi que
nombre de questions sur les recours possibles des citoyens
et des Etats fédérés. Outre le recours au peuple et
à la Cour Suprême des Etats-Unis, d’autres recours furent
invoqués. C’est à ce moment que John C. Calhoun entre
en scène, puisqu’il fut l’instigateur et le théoricien
d’un de ces recours : la doctrine de l’annulation.
Jean-Philippe Feldman rejoint ici Gérard Hugues lorsqu’il
affirme que Calhoun fut un incompris alors qu’en réalité,
il « peut être considéré comme l’un des plus grands
constitutionalistes de l’histoire américaine (…). On
a pu justement souligner qu’il offrait une combinaison
rare outre-Atlantique d’homme d’Etat, d’idéologue et
de théoricien. » (11)
Le
livre de Jean-Philippe Feldman est divisé en deux grandes
parties. Dans la première partie, intitulée « John
C. Calhoun et la crise de l’annulation », il montre
que les éléments annonciateurs de la crise résident
tout d’abord dans le radicalisme carolinien qui se reflète
particulièrement dans son opposition, devenue traditionnelle,
à l’interventionnisme du gouvernement fédéral. Les Caroliniens
se sont souvent insurgés contre la levée de tarifs protecteurs
parce que ceux-ci avaient pour unique but, selon eux,
de soutenir les industries internes, soit le Nord aux
dépens du Sud. Dans une tentative d’expliquer ce radicalisme,
l’auteur fait appel à diverses théories historiques.
Finalement il conclut que ce qui a mené à la crise de
l’annulation c’est en réalité une combinaison unique
en Caroline du Sud de plusieurs facteurs.
La vulnérabilité aux fluctuations
de l’économie cotonnière et à la concurrence, l’incidence
de l’esclavage, la majorité noire du bas pays, l’héritage
politique unique et la forte présence de Calhoun formaient
les conditions de l’annulation. Chaque facteur contribua
à rendre possible cette dernière, mais c’est leur
force collective qui la rendit réelle en Caroline
du Sud, et c’est l’absence de cette conjonction dans
les autres Etats qui amena le reste du Sud à ne point
se joindre à la défense carolinienne. [28]
L’auteur
détaille ensuite l’épisode du tarif protecteur de mai
1828, dit tarif des Abominations. Cet épisode le pousse
à s’interroger : quelles sont donc les raisons
qui firent passer John C. Calhoun d’un ardent nationaliste
dans les années 1810 à un ardent régionaliste dans les
années 1820 ? Lui qui avait voté en faveur du tarif
de 1816, pour soutenir l’extinction de la dette nationale
et protéger les industries naissantes, vote contre la
proposition tarifaire de 1828. Jean-Philippe Feldman
diffère ici de Gérard Hugues lorsqu’il affirme que « la
mutation calhounienne est indiscutable », que son
« prime nationalisme » s’est bel et bien transformé
en un « rigoureux régionalisme. » (36) Or,
c’est précisément cette idée que Gérard Hugues combat
dans son ouvrage puisqu’il démontre que Calhoun n’a
jamais « retourné sa veste ». Lorsqu’il s’est
prononcé contre le tarif des Abominations, il ne faisait
que rendre publique une ancienne conviction. Suit alors
un compte rendu détaillé du contexte et des procédures
politiques qui ont entouré le rapport intitulé Exposition,
publié en décembre 1828, et dans lequel Calhoun rend
publiques ses convictions. Contrairement à Gérard Hugues,
pour qui le texte de Exposition and Protest semble
être un seul et même texte, Jean-Philippe Feldman fait
une claire distinction entre le texte de l’Exposition,
dont il dit qu’il fut l’œuvre de Calhoun, et celui de
la Protestation, qui fut officiellement adopté
par les deux chambres de Caroline du Sud, contre le
système des droits protecteurs. Selon Mr Feldman ce
texte est proche de l’esprit de l’Exposition
mais il manque de la vigueur et de la profondeur de
l’Exposition, sans compter qu’il n’y est fait
aucune référence à un quelconque droit d’annulation
ou de sécession.
Si
la crise de l’annulation voit le jour en Caroline du
Sud en 1828, elle apparaît vraiment sur la scène politique
nationale en janvier 1830, à l’occasion d’un célèbre
débat qui a opposé le sénateur de Caroline de Sud, Robert
H. Hayne (discrètement chargé par Calhoun d’exprimer
ses propres vues, car lui-même ne pouvait intervenir
directement, étant président du Sénat) au sénateur du
Massachusetts Daniel Webster. Un chapitre entier est
consacré à cette joute verbale qui eut pour effet de
poser en termes clairs la question de la nature de l’Union.
M.
Feldman explique que Calhoun ne fut jamais un annulateur
extrémiste. C’est la montée en puissance du mouvement
annulateur en Caroline du Sud qui poussa Calhoun à sortir
officiellement de son mutisme. En effet, en 1831-1832,
les radicaux dominaient le congrès de cet Etat et menaient
une campagne intensive afin que le tarif fût annulé
plutôt que de se contenter d’une simple protestation
verbale. Calhoun se prononce alors publiquement et officiellement
en faveur de l’annulation dans son Adresse à Fort
Hill (juillet 1832). Néanmoins il ne se pose pas
en annulateur extrémiste. Il cherche au contraire à
trouver une solution pacifique et prône des mesures
conciliatrices. Il s’impose alors aux yeux de tous comme
le théoricien de l’annulation, qu’il a élevée « à
la dignité d’un droit constitutionnel. » (73) Le
président Jackson s’immisce alors dans la querelle sur
la nature de l’Union. Dès 1831, alarmé par la perspective
d’une révolte en Caroline du Sud, il tente de l’isoler
et se prépare à l’usage de la force.
M.
Feldman détaille ensuite les diverses étapes, textes,
résolutions et discours qui menèrent à la fin de l’annulation
en 1832. Fin novembre 1832, une Convention se réunit
en Caroline du Sud, à la fin de laquelle une ordonnance
d’annulation est rédigée. Les lois sur les tarifs de
1828 et 1832 sont déclarées nulles et il est proclamé
que le corps législatif de Caroline du Sud adopterait
toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’application
des tarifs à partir du 1er février 1833.
L’ordonnance proclame le droit d’annulation et de ce
fait le droit de sécession ; et affirme la souveraineté
de la Caroline du Sud. Selon l’auteur, c’est le texte
le plus radical adopté par un Etat depuis l’origine
de la Constitution. La seule échappatoire était ce délai
de deux mois, qui laissait la porte ouverte à un compromis
avec les autorités fédérales. Jackson répond à cette
ordonnance par une longue proclamation datant du 10
décembre 1832. Texte essentiel, cette proclamation veut
démontrer l’absurdité des doctrines d’annulation et
de sécession, ainsi que leur inexistence juridique et
constitutionnelle. Il adopte un ton menaçant en
affirmant que la sécession ne se ferait pas pacifiquement.
Ces menaces, l’absence de soutien des autres Etats de
l’Union, l’offre de médiation de la Virginie entre la
Caroline du Sud et Washington, tout cela pousse les
Annulateurs en Caroline du Sud à mettre de l’eau dans
leur vin.
Cette
proclamation menaçante est suivie d’un autre message
de Jackson, daté du 16 janvier 1833, communément appelé
« la proposition sur la force » car ce dernier
demande au Congrès de nouveaux pouvoirs pour empêcher
les Annulateurs de mettre leur plan à exécution. Beaucoup
considèrent à l’époque que Jackson demandait en fait
le pouvoir d’écraser la Caroline du Sud. A cette proposition,
Calhoun répond par plusieurs messages fustigeant le
despotisme de Jackson. M. Feldman détaille les débats
du Congrès qui se déroulèrent suite à l’adresse de
Jackson. Le plus célèbre fut celui qui opposa
Calhoun à Daniel Webster en février 1833. C’est le fameux
débat dont parle aussi Gérard Hugues et qui consacra
le triomphe parlementaire de Calhoun. Mais le Sénat
avait déjà accordé à Jackson le droit d’user de la force
et de faire appel à l’armée fédérale. Par ailleurs,
des débats se déroulent au Congrès afin de trouver une
solution de conciliation au problème du tarif. Ainsi
la « proposition sur la force » et les efforts
du gouvernement fédéral pour résorber la crise poussent
les Annulateurs à reporter la date d’entrée en vigueur
de l’ordonnance d’annulation. Le 21 janvier 1833, cette
dernière est suspendue. Cette concession faite par mes
Annulateurs était une « procédure stratégique »
(132) qui pavait la route à un compromis sur le tarif.
Début février 1833, tous les éléments d’un règlement
pacifique de la crise étaient assemblés. Le 12 février
1833, Henry Clay présente une proposition sur le tarif
de compromis au Sénat ; proposition qui eut l’heur
de convenir à Calhoun. Celui-ci vota en sa faveur, de
même que la plupart des parlementaires qui pensaient
qu’elle était la seule alternative à une situation explosive.
Le 1er mars 1833, la proposition sur la force
et la proposition de compromis de Clay sont adoptées
à une large majorité au Congrès, mettant ainsi fin à
une crise longue de cinq années.
A
la fin de cette première partie, Mr Feldman tente d’expliquer
les raisons pour lesquelles Calhoun, qui avait pris
le parti de l’annulation, finit par choisir le compromis.
Il se demande aussi qui furent les véritables vainqueurs
de la crise. Enfin, il en explique les conséquences.
Tout d’abord, cette crise contribua à accroître la conviction
que le Nord et le Sud avaient des intérêts radicalement
divergents. Par ailleurs, quand la cause du tarif se
fut évanouie dans les Etats du Sud et qu’elle fut remplacée
par celle de l’esclavage, les Annulateurs furent au
premier rang de ceux qui utilisèrent la doctrine de
l’annulation afin de défendre et de protéger l’esclavage
dans les Etats du Sud. M. Feldman écrit : « Le
résultat fut l’émergence d’un intérêt pro esclavagiste
puissant et déterminé, si bien que la crise d’annulation
créa les concepts et quelques-unes des conditions politiques
qui menèrent à la guerre de sécession ». (159)
Parmi les conséquences de cette crise, il y en eut qui
touchèrent tout particulièrement Calhoun. Sa tentative
de limitation des droits du pouvoir fédéral ayant été
mise en échec, Calhoun se rendit compte que l’action
isolée d’un Etat ne pouvait mener nulle part. Il employa
donc le reste de sa vie à tenter d’unir le Sud en un
bloc politique pour protéger les droits de sa section
et préserver l’Union. Il consacra aussi ses dernières
années à théoriser l’annulation qu’il avait prôné durant
ces années de crise.
C’est
d’ailleurs à la théorisation de l’annulation que Jean-Philippe
Feldman consacre la seconde partie de son ouvrage. C’est
une partie qui a pour objectif d’expliciter les principes
de la doctrine d’annulation. Avant d’entrer dans les
détails de cette doctrine, M. Feldman recherche les
sources juridiques et philosophiques de Calhoun pour
la rédaction de la Dissertation sur le gouvernement
et du Traité de la Constitution. Il affirme que
personne ne sait s’il s’est inspiré de son expérience
ou s’il a construit, a posteriori, une justification
de ses théories. M. Feldman diffère ici de Gérard Hugues
puisque ce dernier affirme que la réflexion de Calhoun
trouve d’abord sa source dans le vécu de l’homme politique
avant de trouver un enracinement dans la philosophie.
Néanmoins, parmi les sources probables, Jean-Philippe
Feldman rejoint Gérard Hugues en faisant mention du
principe majoritaire chez Aristote. Il ajoute d’autres
éléments qui permettent de compléter la lecture de l’ouvrage
de M. Hugues. Ainsi, il fait référence à des textes
écrits par les partisans des droits des Etats tels
que le Federal Farmer de 1788. De même, le tribunat
de la plèbe à Rome était, pour Calhoun, l’exemple même
de la « concurrent majority ». La constitution
polonaise fut aussi une source importante pour Calhoun
car elle contenait la notion de liberum veto,
soit le droit d’un seul député de s’opposer aux décisions
de la Diète. D’après John C. Calhoun, cette notion de
liberum veto était la source d’une société modèle
où chaque décision politique devait être prise avec
l’accord de chaque député sans la moindre voix contradictoire.
C’était un modèle de gouvernement qui prouvait que « concurrent
majority » et permanence du gouvernement n’étaient
pas incompatibles. Mais l’une des sources essentielles
de l’annulation fut, semble-t-il, l’interprétation que
Jefferson et Madison firent de la Constitution dans
les résolutions de 1798 et 1799, contre les lois sur
la sédition et les lois sur les étrangers. En faisant
référence au droit d’interposition revendiqué par la
Virginie et le Kentucky en 1798-99, Calhoun cherchait
à montrer que l’annulation s’inscrivait dans une longue
tradition américaine des droits des Etats. Si Calhoun
prit consciemment le parti de ne pas faire la distinction
entre interposition et annulation, M. Feldman affirme
tout de même qu’il existe une différence entre ces deux
concepts. En effet, l’interposition, plutôt défendue
par Madison, était « une opposition jugée constitutionnelle,
une ‘expression d’opinion’, une protestation à une décision,
une action, ou une loi fédérale. » (188) Tandis
que l’annulation, défendue par Jefferson, était « le
pouvoir propre à chaque Etat et qui produit ses effets
à l’intérieur des frontières de chacun » (205) ;
ce n’était pas le simple droit d’annuler une loi fédérale,
mais « l’annulation de toute appropriation de pouvoir
dans les limites de l’Etat. » (205)
Après
les sources, Jean-Philippe Feldman en vient aux principes
de la doctrine d’annulation. Il commence par expliquer
la différence entre « concurrent majority »
et annulation. Il n’est pas utile de revenir sur le
concept de majorité concurrente qui a été explicité
plus haut. En revanche, la façon dont l’auteur définit
l’annulation mérite qu’on s’y attarde. L’annulation
est qualifiée de pouvoir négatif, celui de bloquer l’application
d’une décision fédérale sur le territoire d’un Etat.
Ainsi, l’annulation serait un des rouages de la majorité
concurrente. Celle-ci est le principe tandis que l’annulation
est la procédure de sa mise en œuvre. Calhoun concentre
aussi son attention sur la souveraineté des Etats et
affirme que la souveraineté réside dans les peuples
de chaque Etat pris individuellement. Il relie la question
de la souveraineté à celle de l’annulation en affirmant
que les peuples des Etats ont le droit de juger et de
déclarer si une loi fédérale est autorisée par la Constitution
ou si elle est nulle et non avenue. Tous ces principes
devaient permettre de protéger les Etats-Unis du danger
de la centralisation, tout en poussant les Etats à soutenir
et à préserver l’Union. Néanmoins ils ne sont pas suffisants
pour ramener l’harmonie entre le Nord et le Sud. Dans
le Traité, Calhoun indique qu’il faut en effet
penser à un changement organique de la Constitution
afin qu’un pouvoir négatif sur le gouvernement fédéral
soit donné à la région la plus faible – en l’occurrence
le Sud. Et il ne s’agit pas là d’annulation. Calhoun
précise que ce nouveau pouvoir négatif exige une réorganisation
de l’exécutif afin qu’ils soit partagé par deux représentants.
En d’autres termes, il demande un président pour le
Nord et un autre pour le Sud, chacun devant approuver
les propositions du Congrès avant qu’elles ne deviennent
lois. C’est l’une des modifications possibles de la
Constitution afin que celle-ci puisse promouvoir l’harmonie
entre les deux régions des Etats-Unis. C’est aussi un
élément nouveau que le lecteur ne trouve pas dans l’ouvrage
de Gérard Hugues (probablement parce qu’il se trouve
dans le texte du Traité et que M. Hugues s’est
plutôt concentré sur l’étude de la Dissertation)
et qui permet de compléter la connaissance qu’on a pu
acquérir de la pensée calhounienne. Jean-Philippe Feldman
clôt cette partie par une énumération des diverses critiques
adressées à l’annulation.
Il
convient de rendre hommage à l’énorme travail de recherche
et de lecture que M. Feldman a fait pour l’élaboration
de cet ouvrage. La lecture et le compte rendu détaillés
qu’il fait de tous les textes juridiques constituent
à la fois une des qualités et un des défauts de cet
ouvrage. Pour un non spécialiste c’est un défaut, au
début du moins, car la compréhension des termes et concepts
juridiques, des nuances entre plusieurs concepts, demande
de posséder une certaine culture juridique, et une connaissance
certaine des débats constitutionnels qui ont agité la
jeune république américaine. C’est donc une lecture
assez ardue qui demande une grande attention. Mais si
l’on se plie à cette contrainte, la lecture détaillée
des textes devient une qualité car au fur et à mesure
que l’on avance on prend conscience que M. Feldman emporte
le lecteur en plein cœur du débat et lui permet de bien
en comprendre les tenants et les aboutissants. Une des
autres qualités de cet ouvrage réside dans sa structure
très claire et très détaillée, qui compense l’utilisation
d’un jargon parfois assez compliqué. On peut aussi reprocher
à M. Feldman de ne pas avoir accordé une grande importance
à la biographie de Calhoun, à laquelle il consacre tout
juste une page et demi dans l’introduction. Par ailleurs,
il n’est pas très clair sur les raisons pour lesquelles
le tarif des Abominations suscita l’indignation des
Sudistes en général et de Calhoun en particulier. Il
n’explique pas pourquoi ce tarif sur la laine posait
problème aux planteurs, et il ne s’attarde pas sur l’importance
de l’institution esclavagiste dans cette crise de l’annulation
et dans la pensée calhounienne. Or à la lecture de l’ouvrage
de Gérard Hugues, on comprend que « l’institution
particulière » a tenu une place importante dans
la pensée d’un Calhoun sudiste, propriétaire d’esclaves
et de plantations. Quant au contexte historique, mis
à part les procédures légales qui sont très détaillées,
il semble évident pour l’auteur, qui ne prend pas la
peine de le développer. Par conséquent, on ne saurait
comprendre cet ouvrage si l’on n’a quelques connaissances
de bases. C’est un ouvrage qui s’adresse à des spécialistes
de droit constitutionnel, et à des spécialistes de l’histoire
de la jeune république américaine. Il est donc très
pointu et s’adresse à un public assez limité. Aussi,
si une fois l’ouvrage fermé, le lecteur se sent plus
intelligent et plus cultivé, il est néanmoins important
de dire qu’il n’est pas à conseiller à des novices.
Et si on doit le comparer à celui de Gérard Hugues,
il faudrait dire que les deux livres se complètent mais
qu’on ne peut comprendre l’ouvrage de Jean-Philippe
Feldman qu’à la lumière de celui de Gérard Hugues. |