Bernadette
Bertrandias, Charlotte Brontë, Jane Eyre : la parole orpheline (Paris: Ellipses, 2004, 12,50€, 120 pages,
ISBN 2-7298-1931-2)—Shannon
Wells-Lassagne, Université
de Bretagne Sud
L’ouvrage
de Bernadette Bertrandias
est une nouvelle monographie dans la collection « Marque-Page »,
collection d’études approfondies des grands classiques
anglophones, et traite quasi-exclusivement du livre
le plus connu de Charlotte Brontë. Le titre choisi,
La parole orpheline,
développe une lecture à la fois narratologique et psychanalytique,
qui met l’accent sur l’importance des stratégies narratives
dans cette autobiographie fictive, et en même temps
propose une discussion approfondie du statut d’orpheline
de la protagoniste et la narratrice.
Après quelques pages introductives sur la biographie
de Brontë, l’auteur s’attaque directement au sujet :
elle s’interroge sur les implications du titre lui-même
(Jane Eyre: An
Autobiography) et le nom d’auteur qui lui est associé
(« by Currer Bell »),
faisant apparaître les enjeux narratologiques paradoxaux
d’un tel intitulé. Par la même occasion, Bernadette
Bertrandias fait comprendre
que ce qui suit sera une analyse fouillée et minutieuse
du roman. L’analyse présente tout d’abord les aspects
structurels du texte : la complexité de la voix
narrative, et l’importance du temps. De fait, les deux
sont liés : cette prétendue autobiographie, racontant
le passé de la narratrice, utilise essentiellement
le présent de narration, ce qui rend floue la
distinction entre le « je » narrant et le
« je » narré. De même, les nombreuses anachronies,
où le rêve et l’hallucination prédominent, montre que
Brontë a souhaité dépasser le cadre rigide de l’autobiographie
fictive.
Cette
interrogation sur la nature du roman amène à une analyse
de l’appartenance générique du roman : l’auteur
distingue le thème de la quête spirituelle, représentée
notamment par Pilgrim’s
Progress de John Bunyan, de la quête Romantique, et qualifie
l’écriture de Jane
Eyre à la fois de mimétique et de gothique. L’entre-deux
présent dans les stratégies littéraires trouve son écho
dans une dualité apparente à tous niveaux du récit,
par exemple dans l’opposition entre le feu et l’eau,
ou dans l’opposition entre Rochester et Saint John.
L’auteur
rappelle également l’importance du symbolique dans le
livre, se concentrant tout particulièrement sur la présence
de la lune aux moments cruciaux de la trame narrative,
présence qui est associée à la relation entre Jane et
Rochester. Toutefois, Bernadette Bertrandias
revient sur cette affirmation par la suite, expliquant
que Brontë ne se laisse pas piéger par un symbolisme
trop rigide, et que la signification de tels symboles
n’est jamais figée, ni même toujours cohérente.
Dans
la suite de l’étude, c’est en effet l’impossibilité
de cantonner l’écriture de Brontë à un seul genre, à
une seule signification, qui prédomine. Ainsi l’analyse
de Jane Eyre comme
une quête spirituelle de l’héroïne (qui est un aspect
du texte trop souvent négligé par les critiques, comme
le fait remarquer l’auteur) est plutôt convaincant :
chacun des événements du roman serait alors une tentation pour la protagoniste, la tentation divine représentée
par Saint John faisant un parallèle avec la tentation
terrestre de Rochester. Toutefois, une telle interprétation
est sinon contradictoire, du moins problématisée par
la fin du roman, où ce sont ses prétendants, et non
la protagoniste elle-même, qui trouvent le chemin de
la grâce : c’est Rochester, et non Jane, qui semble
se repentir de ses fautes passées et reconnaître le
bien-fondé du projet divin, et c’est Saint John qui
clôt le récit avec sa mort digne d’un saint homme. La
comparaison de Jane Eyre avec Pilgrim’s Progress est particulièrement intéressante, tout d’abord
parce qu’elle permet de mettre en valeur la dimension
religieuse, ou du moins spirituelle, du roman, mais
aussi parce qu’elle permet d’évacuer la tentation de
voir le texte comme un Bildungsroman :
comme Bernadette Bertrandias
le soulignera à de nombreuses reprises, ce sont les
autres personnages (surtout Rochester), et non Jane,
qui évoluent. Le monde s’adapte à Jane, et non le contraire.
De
même, la quête romantique esquissée ici, c’est-à-dire
la quête de l’individu vers la complétude, dans un combat
contre une société trop rigide, trouve une justification
dans cet ouvrage : l’histoire devient ainsi celle
d’un personnage à la recherche d’indépendance, cette
recherche se faisant ici au prix du sacrifice de la
relation de Jane avec Rochester qui, de par son statut
social et son argent, est son « maître » plus
qu’il n’est son égal. L’auteur le souligne, ces deux
quêtes, spirituelles et romantiques, ne sont pas contradictoires,
mais complémentaires, si l’on considère que la spiritualité
recherchée par le personnage outrepasse les conventions
de la religion. Bertrandias suggère que le fameux appel télépathique de Rochester
vers Jane, au moment où elle faillit, et demande à Dieu
un signe de sa volonté,
peut être interprété comme la preuve que la voix
de Dieu et la « voix intérieure » du personnage
sont en fait les mêmes. Reste toujours cette célèbre
fin paradoxale de Jane Eyre, où la protagoniste ne s’est
pas convertie à une nouvelle vie avec Dieu, et où le
dernier mot de Saint John affirme sa sainteté et en
même temps permet une dernière critique des actions
de l’héroïne : comment comprendre cette fin comme
l’accomplissement de la quête ?
Le
chevauchement d’une écriture mimétique et d’une écriture
gothique est également exploré dans l’ouvrage :
l’usage de l’hypotypose, l’importance du dialogue, et
les tentatives d’effacement de l’instance narrative
sont toutes citées comme des éléments mimétiques. L’écriture
gothique est analysée comme une manifestation de l’angoisse
de l’orpheline à l’idée de ne pas être sur le chemin
de Dieu, et une longue analyse de l’épisode dans la
« Red Room » présente la terreur de l’enfant comme une
conséquence du bouleversement de la hiérarchie patriarcale,
où Mrs Reed a définitivement pris le pouvoir que détenait
autrefois son mari : en prenant appui sur Art
of Darkness d’Anne Williams, Bertrandias
propose le récit gothique comme une forme « sur-déterminé[e]
par les codes familiaux[;] toute histoire gothique serait
une histoire de famille : l’espace qui réifie la
structure familiale avec son ordre et ses tensions,
ses désordres potentiels, engendre lui-même les sentiments
et réactions qui se constitueront en intrigue »
[81]. Ce même espace gothique est recréé à Thornfield,
où l’absence de l’autorité patriarcale de Rochester
se conjugue avec une maison en apparence hantée, où
Rochester est à la fois le maître de cette maison et
son esclave. Le parallèle entre Gateshead et Thornfield
est particulièrement évident quand Jane retrouve Rochester
endormi dans un lit embrasé : le rouge de la fameuse
chambre rappelle alors la flamme, et le « maître »
est la figure paternelle sur le lit, en danger de mort.
Bertrandias procède à une
analyse étendue de la trame romanesque comme une série
de tentatives de l’héroïne pour vaincre sa phobie résultant
de l’expérience de la chambre rouge, dont Bertha n’est
que la projection. La description de Ferndean en termes gothiques laisse penser que cette phobie
n’est jamais entièrement surmontée, ou du moins que
sa résolution reste problématique.
Les
comparaisons avec Wuthering Heights et avec
Wide Sargasso Sea viennent tard dans le texte, et restent brèves, ce
que l’on peut un peu regretter. Toutefois, que l’on
soit ou non d’accord avec l’approche psychanalytique
de l’auteur, force est de constater que cet ouvrage
permet d’aborder des éléments essentiels à l’étude du
roman, et constitue donc une ouverture intéressante
sur un grand classique de la littérature anglophone.
|