Chloé
Beccaria
Voilà comment D.A. Miller définit l'objet de son ouvrage Jane Austen, or the Secret of Style. En effet il tente de montrer dans un exposé bref et stimulant comment Jane Austen échappe par son style au processus qu'elle décrit dans ses romans, c'est-à-dire celui de la soumission de l'héroïne, en tant que femme, à la sphère masculine, à travers l'institution du mariage. Austen réussit cette gageure en se forgeant un style bien particulier, que D.A. Miller définit comme le Style, entendant par là qu'il n'a d'autre fin que lui-même et qu'il peut se soustraire aux exigences du monde matériel. Dans ce contexte, l'auteur fait d'Austen ce qu'il appelle un stylothete par opposition au stylist, c'est-à-dire celui qui fait du Style l'a priori de toute uvre. La voix qui apparaît dans les romans est donc parfaitement pure et libre de toute incarnation. C'est ainsi qu'elle échappe à la nécessité du masculin et du féminin et par voie de conséquence à celle du mariage. L'ouvrage est divisé en trois grandes parties qui font progresser la démonstration de manière construite. Chaque étape explore un peu plus subtilement le style d'Austen, mais est aussi l'occasion pour l'auteur de proposer une lecture personnelle de l'uvre ainsi que de présenter une réflexion sur son propre style. La première partie ("Secret Love") est une exploration très personnelle des liens que peut entretenir l'uvre de Jane Austen avec l'homosexualité masculine. Pour D.A. Miller, c'est précisément un attachement au Style comme il l'a défini, qui est le point commun de ces deux sphères. Il entame son analyse en relatant son émotion de jeune lecteur face à cette uvre dont le narrateur s'imposait à lui comme la voix d'une "non-personne", mais que le monde alentour s'acharnait à décrire comme la voix du féminin par excellence. L'uvre d'Austen devient alors pour le jeune lecteur l'occasion de se définir par rapport à un sexe. Miller montre ensuite les rapports ambigus d'attraction et de répulsion que l'homme qu'il définit comme homosexuel entretient avec l'uvre d'Austen. Parallèlement, il tente de mettre en évidence le discours sur l'homosexualité masculine qui se fait entendre en filigrane dans ses romans. Miller fonde sa théorie sur un passage de Sense and Sensibility (volume II, chapitre 11) dont il fait une longue analyse. Elinor Dashwood se trouve pour la première fois en présence de Robert Ferrars chez un bijoutier. Ce dernier est à la recherche d'une boîte à cure-dents et Elinor attend impatiemment qu'il fasse son choix afin qu'un vendeur puisse s'occuper d'elle. Ce qui est remarquable dans cette scène, c'est que Robert Ferrars ne joue pas le jeu de l'hétérosexualité. Le regard qu'il porte sur Elinor ne la prend pas en compte en tant que femme et donc potentielle épouse, car Robert déroge à la galanterie sur laquelle est fondée toute la société. Ensuite, le bijou qu'il convoite est pour son usage personnel et n'est pas, contrairement aux autres bijoux qui apparaissent dans l'uvre, le gage d'une union à venir. Enfin, Robert est décrit physiquement comme un homme inquiet de son apparence et vêtu à la dernière mode, ou, en d'autres termes, à la poursuite du Style pour lui-même. Pour Miller il est l'image de l'homosexuel. Il est notable que, dans la scène, cette figure soit directement critiquée, par l'ironie de la voix narrative, mais aussi par Elinor qui ne cache pas son mépris. Parallèlement, le critique montre que ce passage peut être considéré comme un "petit bijou", parfait et autosuffisant, comme l'écrin que représente la boîte à cure-dents. Robert, en tant qu'image de l'homme homosexuel, tout comme Austen, qui est celle de la vieille fille, n'ont d'autre choix que de se tourner vers le Style, qui leur laisse la possibilité d'un espace non sexué. Cette analyse textuelle, très pointue et efficace, part de données qui ne sont pourtant jamais justifiées. En effet, le lien que le critique fait entre les figures de l'homosexuel et de la vieille fille n'est pas acquis et demanderait à être questionné. Dans la deuxième partie ("No One is Alone"), D.A. Miller décrit les tiraillements d'Austen entre le choix du Style (c'est-à-dire de n'être personne) et le désir d'incarnation (celui d'être une personne). Austen semble avoir inventé un style tout à fait particulier en présentant une voix désincarnée. Cette voix rend l'uvre pour le moins paradoxale car le Style échappe aux vicissitudes du monde tout en les décrivant au plus près. Ceci est rendu possible par la neutralité de la voix qui n'est ni féminine ni masculine. Elle est, pour Miller, celle de la vieille fille exclue du marché du mariage. L'auteur présente ensuite la relation des héroïnes au style, et on s'aperçoit que leur attitude se démarque de celle d'Austen. A travers l'exemple d'Elizabeth Bennet, Miller montre comment c'est grâce à son esprit qu'elle trouve un mari car son style la rend attrayante, mais qu'une fois assurée de l'amour de Darcy, elle doit le rejeter parce qu'il représente un danger. Elizabeth a donc du style, mais pas le Style, contrairement à Austen, et cette distinction est cruciale dans la compréhension de l'uvre. En effet, en perdant le style, l'héroïne devient femme, c'est-à-dire qu'elle se soumet par le mariage. Dans ce processus, le sentiment de honte joue un rôle primordial, car c'est grâce à lui que l'héroïne peut se défaire de son style pour s'incarner et devenir quelqu'un, contrairement à une Mary Crawford, dévouée au Style jusqu'au bout et qui finit par être délaissée par les prétendants. Dans la dernière partie ("Broken Art"), D.A. Miller se penche sur la mélancolie du Style d'Austen, dont la nécessité est de rester désincarné et qui, malgré tout, rêve de devenir celui d'une personne. Il décèle cette tension entre deux aspirations opposées traduites dans l'emploi du style indirect libre qui se définit lui-même par un paradoxe. Il permet au lecteur de s'identifier au personnage puisqu'on est au plus près de ses pensées et de ses sentiments, et en même temps la voix du narrateur continue de se faire entendre au travers de l'ironie. Miller prend l'exemple d'Emma, où cette tension est à son comble. Il fait une analyse du prénom de l'héroïne à travers lequel il croit voir le désir d'incarnation de l'auteur. Le texte propose une variation sur le nom d'Emma comme si les sons mêmes cherchaient à s'inscrire dans des corps, ici celui des personnages féminins. Il est dupliqué dans le prénom de la nièce de l'héroïne ("little Emma"), inversé dans "Anne" (le prénom de Mrs. Weston, la mère de substitution d'Emma), il est rayé dans "Anna" (la fille de Mrs. Weston) et étoffé dans "my Emma", expression hypocoristique employée par Mrs Weston et Mr Knightley. Les sons du prénom font qui plus est référence à la figure de la mère ("mame") et accentuent d'autant plus le processus d'incarnation décrit dans le roman. Pourtant à travers l'analyse très fine que Miller fait d'un passage d'Emma, on comprend que le style s'éloigne de la Personne. L'auteur rappelle en effet l'exemple tout à fait original dans l'uvre d'Austen de la transition entre les chapitres deux et trois du deuxième volume. Une phrase absolument identique est répétée en clôture du chapitre deux et en ouverture du chapitre suivant : " Emma could not forgive her ". Emma, qui n'a pas encore eu la chance de rencontrer Frank Churchill, reproche à Jane Fairfax de ne pas lui en apprendre assez à son sujet. La répétition pourrait se borner à une redite, mais Miller fait remarquer une évolution d'une phrase à l'autre. Si la première est la traduction fidèle d'un sentiment de l'héroïne et donc peut être définie comme du style indirect libre, la deuxième occurrence est beaucoup plus distanciée, et semble être de l'ordre du constat de fait. Le style s'oriente donc vers une désincarnation, on s'éloigne de la personne, en l'occurrence d'Emma. Dans cette répétition qui aurait pu paraître anodine, Miller lit la mélancolie qui, pour lui, caractérise le style d'Austen, tiraillé entre la personne (person) et personne (no one). Emma est donc pour lui le roman à la fois le plus parfait et le plus mélancolique du point de vue du style car il trahit le désir d'Austen de devenir quelqu'un. Miller poursuit en proposant une analyse de Persuasion, le dernier texte achevé d'Austen. Pour lui ce roman marque l'échec du style car il déchoit en s'incarnant définitivement. Ce qui était de l'ordre de l'aspiration dans Emma, se concrétise ici à plusieurs niveaux. Il note d'abord que la narration jusqu'ici "impersonnelle" est trahie par des accès d'irritabilité qui dévoile la personne cachée derrière la figure immatérielle du narrateur. Mais surtout il montre comment l'héroïne absorbe la narration. La voix narrative et celle d'Anne se font écho jusqu'à se confondre. Anne s'impose comme la représentation de la vieille fille, figure non sexuée pour Miller. Avec son amie Mrs. Smith, identifiée elle aussi au genre neutre car isolée depuis la mort de son mari, elles sont l'image personnifiée de la voix narrative. En outre Anne prend en charge la distanciation qu'inflige habituellement le narrateur au personnage : elle est auto-ironique. Tout ceci est pour Miller la preuve de l'échec de Persuasion. Il s'élève ici contre une certaine tradition critique qui voit dans ce dernier roman le parachèvement de l'uvre d'Austen. C'est le cas d'un Marvin Mudrick (Jane Austen: Irony as Defense and Discovery, Princeton et Londres: Princeton University Press, 1952) qui, dans le cadre d'une analyse globale de l'uvre, envisage Persuasion comme un aboutissement car, pour lui, Austen finit par renoncer à l'ironie, qui était signe chez elle d'un déséquilibre et d'une insatisfaction. Miller lit à l'inverse la fin d'une extraterritorialité possible et donc un échec patent. D.A. Miller va même plus loin dans son analyse de Sanditon, roman inachevé sur lequel Austen travaillait alors qu'elle était sur le point de mourir. Il tire ses conclusions d'une correction apportée par Austen sur le manuscrit. Il remarque que l'expression "clusters of fine Elms, or rows of old Thorns" était à l'origine "vigorous Elms, or old Thorns and Hollies" et met en évidence la disparition des houx. Pour lui Austen s'est rendu compte de l'écho fâcheux que le terme "hollies" faisait avec le nom de leur feu propriétaire Mr. Hollis. Austen résisterait à la tentation du jeu de mots qu'elle a pourtant pratiqué plus jeune et qui serait la mort du Style. Pourtant la mort s'invite dans le texte sans que l'auteur puisse l'en empêcher. Miller met en évidence le caractère central du terme "hill" dans le texte. Le style du roman semble reposer sur lui comme le village de Sanditon sur la colline (Sanditon Hill). Car Miller repère une invasion de "h" et de sons "ill", comme pour dire la tension entre le souffle de la vie présent dans l'aspiration du H et la mort annoncée traduite par la maladie référentielle et textuelle (ill). La présence de la mort nous dit en creux le désir désespéré de s'incarner encore, ce qui pour Miller signale la mort du Style et de la figure du stylothete avant celle de Jane Austen. L'analyse de D.A. Miller est brillante, car le lecteur suit pas à pas sa démonstration qui s'impose à lui comme évidente. Elle est d'autant plus séduisante que, tout comme Jane Austen, un des enjeux du livre est de se forger un style. Il a d'ailleurs des pages sur sa propre expérience de l'écriture [81-82]. Mais si cette ambition peut être louée, elle peut aussi agacer. Car le texte, qui a recours à de nombreux mots français, italiens ou encore à des expressions latines, peut parfois paraître ampoulé. De même, si la fluidité de la démonstration convainc de prime abord, elle semble de fait reposer sur des présupposés qu'elle ne justifie jamais et sur des arguments aussi ténus que l'aspiration d'un H.
Cercles©2005 |
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