Un
Monde de différence
Howard Cruse
Paris, Vertige Graphic, 2001.
20 euros, 224 pages, ISBN : 2908981548.
Traduit de langlais (Etats-Unis) par Jean-Paul Jennequin (édition
originale New York, D.C. Comics, 1999).
Guillaume Marche
Université de Paris 12
Un Monde de différence est un roman en bandes dessinées dont le héros, Toland Polk, est le témoin et lacteur malgré lui des événements historiques qui secouent une petite ville imaginaire du sud des Etats-Unis, Clayfield, au début des années 1960. Un récit principal retrace le parcours de Toland depuis la mort de ses parents jusquau moment où, à la suite de circonstances tragiques, il finit par accepter sa propre homosexualité. Toland est également le narrateur de ce roman : son propos narratif accompagne dans des encadrés tout le déroulement du récit ; mais Toland apparaît aussi à un âge plus mûr, alors quil est visiblement désormais installé dans le nord des Etats-Unis et vit en couple avec un autre homme, dans des vignettes caractéristiques aux coins arrondis. De même, les retours en arrière sont identifiables grâce à des vignettes aux bords ondulés, si bien que la structure temporelle du récit est dune grande lisibilité. Ce système de récits enchâssés présente, de surcroît, une considérable efficacité narrative car il permet une contraction temporelle, de sorte que le roman embrasse sans longueurs une période qui va des années 1950 aux années 1990. De surcroît, les différentes strates temporelles se recouvrent par moments grâce à des effets de transparence ou de superposition entre premier plan et arrière plan, avec parfois des variations déchelle entre les personnages appartenant à différents registres, le graphisme lui-même se chargeant alors dune profondeur signifiante.
Lhistoire se situe à une époque particulière
de lhistoire des Etats-Unis, celle des années Kennedy
et du mouvement pour les droits civiques, qui constitue non pas une
toile de fond, mais bien lun des ressorts principaux du récit.
Toland, qui est issu dune famille blanche relativement tolérante
mais néanmoins pétrie de préjugés raciaux,
se met, en effet, à fréquenter un milieu beaucoup plus
divers, dans lequel se côtoient des noirs et des blancs, tous
acquis à la cause de légalité raciale,
de même que des homosexuels et des hétérosexuels
ouverts aux amours entre personnes de même sexe. Un Monde
de différence brosse notamment un tableau saisissant de
bars et de clubs qui sont autant denclaves de culture alternative
dans un environnement dintolérance autant sexuelle que
raciale. Ce récit témoigne ainsi de la vivacité
et des contradictions de la culture homosexuelle davant le mouvement
de libération de Stonewall. Linterpénétration
des milieux de résistance à la ségrégation
raciale et dépanouissement de lhomosexualité
est représentée à travers des personnages hauts
en couleur, dont certains ont à vivre, au sein de leurs rapports
familiaux, des contradictions identitaires telles que dêtre
le fils homosexuel du pasteur noir leader du mouvement local pour
les droits civiques.
Tout au long du roman, Toland lui-même est aux prises avec ses
désirs contradictoires et son incapacité à trouver
pleinement sa place au sein de ce monde de différence. Ce garçon,
qui prend conscience dès le début du récit de
son désir pour les hommes, sefforce jusquau bout
de réaliser son amour pour Ginger, une jeune blanche qui milite
pour légalité des droits des noirs et des blancs ;
de même, il ne participe à ce mouvement que pour se présenter
sous un jour favorable aux yeux de Ginger, alors quil ne se
sent à vrai dire pas concerné par la cause, ni par les
gens en faveur de qui elle sengage. Le récit est ponctué
des étapes successives qui conduisent Toland à prendre
conscience des raisons pour lesquelles il est en décalage par
rapport au monde qui lentoure : il sagit donc dun
roman dapprentissage, au cours duquel Toland cesse dappréhender
tous les événements en fonction de son propre sort et
saffranchit des normes auxquelles son éducation la
soumis. Lacceptation progressive de son homosexualité
participe donc dun processus plus large de responsabilisation
vis-à-vis dautrui et de la société.
De fait, cest ce rapport de lindividuel au collectif et
du privé au public qui fait le grand intérêt dUn
Monde de différence. A ce titre, le système graphique
de mise en abyme décrit plus haut permet au récit principal
de prendre sens dans sa situation historique spécifique :
les personnages sont des micro-acteurs historiques que le récit
observe au plus près des situations particulières, tandis
que le recul donné par les prolepses et analepses, ainsi que
par la forte présence du narrateur, leur confère une
dimension généralisante et fait deux les témoins
dune histoire. Sans jamais perdre de son individualité,
chaque personnage devient ainsi lemblème dun positionnement
particulier dans cette société du sud des Etats-Unis.
Il en va de même pour le rapport de la fiction à la réalité
historique. Howard Cruse a transposé dans la fiction des lieux,
personnages et situations réels qui ont accompagné sa
propre jeunesse. Un Monde de différence est notamment
ponctué dimages célèbres de lhistoire
récente des Etats-Unis, tels le salut du jeune fils du président
assassiné John F. Kennedy ou la prestation de serment de son
successeur Lyndon B. Johnson, qui précisent la datation des
éléments du récit. Mais, tout en étant
fortement évocateurs dévénements et de
personnages réels, ceux-ci sont clairement fictifs, de sorte
que le récit peut mêler le niveau le plus intime de la
vie des protagonistes à des circonstances dordre historique
qui les dépassent largement sans jamais porter atteinte à
la vérité historique, puisque le roman sen détache
intentionnellement. Autrement dit, la lecture de lhistoire que
propose Un Monde de différence est dautant plus
convaincante quelle fait uvre de fiction et ne prétend
pas rendre compte avec exactitude des événements.
Afin de faciliter le repérage des lecteurs francophones dans
un contexte historique qui ne leur est pas forcément familier,
lédition française est précédée
dun avant-propos retraçant les étapes du mouvement
des droits civiques, ainsi que dune notice biographique et bibliographique
sur lauteur. Le corps du récit dans son édition
française laisse également une assez large part aux
éléments culturels qui ancrent le roman dans le contexte
culturel du sud des Etats-Unis dans les années 1960. Le traducteur
a notamment fait preuve de beaucoup de discernement dans le choix
des paroles de chanson à traduire ou à maintenir en
anglais ; de même, le texte des panneaux, pancartes, enseignes
dont le contenu nest pas crucial pour le récit na
pas été traduit, ce qui donne à cette édition
une certaine authenticité. En revanche, le maintien en anglais
dindications onomatopéiques telles que « wink »,
« choke», « sob » ou « sizzle » et la transposition de « cough
cough » en « koff koff », par
exemple, sont nettement moins convaincants.
La qualité du texte français proprement dit pèche
également sur plusieurs plans. Malgré dévidentes
qualités éditoriales déjà signalées,
Vertige Graphic laisse tout dabord passer un nombre impressionnant
derreurs de typographie et de grammaire (accord des participes
passés). Jean-Paul Jennequin, quant à lui, se laisse
aller à des calques lexicaux ou syntaxiques de langlais,
qui sont parfois à la limite du compréhensible :
on rangera au registre des maladresses des expressions telles que
« se faire tuer sur la route » (à laquelle
on aurait préféré « se tuer en voiture»
), « parking pour colorés » (au lieu
de « parking pour les noirs » ), « je
peux le faire » (« je peux y arriver »
) ou « je ne crois pas que je veux fréquenter des gens
qui trouvent cela ridicule » (« je préfère
ne pas fréquenter » ) ; la traduction littérale
de mots ou expressions tels que « liberal »,
« social function », « by all means
necessary » ou « sympathy » en « libéral », « fonction sociale », « par tous les moyens nécessaires » et « sympathie » est pour le moins maladroite, voire ambiguë ; mais que penser de « la meilleure petite maison à laquelle un homme ait jamais donné son nom », ou de « le chemin sur lequel tu montres des signes de tengager », « la seule façon que jai eu [sic] quil me regarde » et « cétait quand même un vrai trip vers lère Kennedy » ?
Ces réserves mises à part, Un Monde de différence
est dune lecture agréable et divertissante. De surcroît,
cette uvre de fiction dinspiration autobiographique ouvre
sur une période fréquemment traitée une perspective
dautant plus intéressante quelle est marginale
et subjective. Le lecteur est notamment pris par des sentiments contradictoires
didentification et de distanciation vis-à-vis du personnage
principal, dont les errements et les défaillances font lintérêt
documentaire autant que narratif du récit.
Cercles©2002