Le Cinéma Britannique
Revue Française de Civilisation Britannique

CRECIB, volume XI, numéro 2
Responsable du numéro : Andrée Shepherd
Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, Juin 2001.
120,00FF, 137 pages, ISBN : 2–911580–12–5

Nicolas Magenham
Université de Paris X - Nanterre



Définir un cinéma national n'est pas une chose aisée, c'est pourtant à cette tâche que ce nouveau numéro de la Revue Française de Civilisation Britannique tente de s’atteler. La notion de genre, par exemple, aide à circonscrire un cinéma national. L'article qui évoque le mieux le lien entre le genre et le « national » est sans doute celui de Jacques Lefebvre. Ce dernier expose la façon dont Mike Leigh se réapproprie l'un des genres de prédilection du cinéma britannique – le mélodrame – pour l'intégrer à son cinéma « réaliste », autre genre pour lequel la Grande-Bretagne a une inclination, j’y reviendrai.

La narration est aussi une façon d'identifier un cinéma national, par exemple quand elle constitue une adaptation d'un roman classique ou une évocation d'une figure mythique nationale. Dans son article sur le cinéma écossais et / ou représentant l'Ecosse, Annie Morgan-James montre comment un film patrimonial (heritage film) tel que Braveheart de Mel Gibson peut avoir des répercussions sur le sentiment national des spectateurs. Ce dernier exemple met d'ailleurs en lumière le fait que de plus en plus de cinéastes écossais et irlandais (ou de réalisateurs américains et australiens comme Mel Gibson qui ont des attaches écossaises ou irlandaises) contribuent à la mise en place de cinémas « nationaux » d'Ecosse et d'Irlande du Nord.

De par leur morphologie et leurs attitudes vocales ou gestuelles particulières, les comédiens participent aussi à la formulation d'un cinéma national. Jacques Lefebvre évoque notamment le travail de Mike Leigh sur les voix des comédiens de Secret and Lies : « Caricatures de voix aux accents "prolos", rugosité contrastant avec la douceur et l'élégance de la voix d'Hortense. […] Homme de théâtre et dessinateur, Mike Leigh sait sculpter les voix afin de donner une texture particulière au mélodrame ».

Cette « britannité » (comme dit Jean-François Cornu) que différents travaux tentent de mettre en relief est étroitement liée à la représentation des minorités ethniques et du gender au cinéma, deux questions qui ne sont pas oubliées dans ce numéro. Par exemple, dans l'article de Jean-François Cornu, l'auteur fait un rapide – et forcément incomplet – tour d'horizon des différentes représentations des minorités noires et asiatiques dans le cinéma britannique, et conclut en soutenant que bien que la diversité culturelle soit inhérente au cinéma d'outre-Manche, celui-ci « n'en garde pas moins un caractère immédiatement identifiable comme "britannique" ».

Quant à la question du gender, elle est richement traitée dans trois articles qui parlent à la fois des femmes dans les films et des femmes qui filment. Dans son article sur la représentation de la mère, Elizabeth de Cacqueray évoque le fait qu'avant la montée du féminisme à la fin des années soixante, le cinéma reflétait volontiers l'idée selon laquelle les mères qui travaillaient et n'avaient donc pas le temps d'élever leurs enfants étaient souvent tenues responsables de la montée de la délinquance. En montrant des mères indignes qui menaçaient l'avenir de la nation, ce cinéma touchait la fibre patriotique du Britannique moyen ravi qu'on lui présente un responsable tout désigné de la dérive de son pays. Comme Mike Leigh l'a prouvé récemment avec Secret and Lies, le regard porté sur la mère a heureusement évolué.

Si dans cette perspective sociologique du cinéma britannique les axes d'étude sont variés, il est regrettable de noter qu'à quelques exceptions près, un seul genre est privilégié dans la plupart des travaux : le « réalisme » ou plutôt sa spécificité britannique, le « réalisme social ». Est-il nécessaire de rappeler l'hétérogénéité exceptionnelle d'un cinéma britannique offrant des témoignages sur la société à travers des films appartenant à des genres divers et variés, des films « réalistes » et d'autres  ? Comme l'écrivent N.T. Binh et Philippe Pilard, ce qui fait la force du cinéma britannique, c'est sa singularité, une singularité qui fait « fi des frontières de genre, de goût ou de bienséance » (Binh N.T. & Pilard Philippe, Typiquement British, 2000). Réduire le cinéma d'Outre-Manche à un seul genre, c'est sous-estimer sa richesse.

Certes, quelques travaux s'efforcent de sortir des sentiers battus du « réalisme social » (en particulier l'article d'Elaine Dubourdieu sur Bhaji on the Beach, celui d'Annie Morgan-James déjà cité, et surtout celui de Michel Savaric dont le but est précisément de parler de films différents sur l'Irlande du Nord), mais force est de constater que, majoritairement, c'est toujours ce même genre de films qui a les faveurs des civilisationnistes, simplement parce qu'il constituerait le matériau le plus évident et le plus facile pour une étude sociologique du cinéma. La revue fait donc la part belle aux cinéastes qui s'inscrivent fortement dans la tradition « réaliste » ; des cinéastes installés comme Ken Loach (deux articles lui sont entièrement consacrés) ou Mike Leigh (dont Secret and Lies fait l'objet d'analyses diverses), mais aussi des cinéastes plus jeunes comme Lynne Ramsay ou même Lars Van Trier, dont la présence dans une revue de civilisation britannique est par ailleurs discutable (l'auteur de l'article s'enlise quelque peu dans des justifications laborieuses, afin de démontrer que Breaking the Waves peut être considéré comme un film britannique).

L'avant-propos d'Andrée Shepherd est révélateur : elle semble si dévouée au « réalisme social » que sa vision du cinéma britannique paraît un peu réductrice. Selon elle, seuls trois types de films seraient dignes d'être exploités en tant que documents de civilisation : les documentaires, les films « à mi-chemin entre réalité et fiction » (les docu-dramas de Ken Loach, par exemple), et les œuvres de fiction « ancrées dans la réalité contemporaine et l'histoire ». Andrée Shepherd rappelle à juste titre que le mouvement du Free Cinema est né en réaction contre des films comme les comédies produites par les studios d'Ealing, mais si elle associe ce qu'elle appelle évasivement le cinéma « ancré dans la réalité contemporaine » au Free Cinema et à ses « héritiers », elle ne daigne pas accorder la même faveur aux comédies d'Ealing qui, si elles ne sont pas ouvertement « ancrées dans la réalité contemporaine », pourraient néanmoins constituer un intérêt certain dans une optique civilisationniste notamment. Avec des films comme The Man in the White Suit (1951) ou Whisky Galore (1949), il y aurait assurément un matériau précieux pour une étude sociologique de la Grande-Bretagne.

Parce que leur seul tort est de ne pas toujours avoir les atouts esthétiques de leur côté, ou de refléter un cinéma « bourgeois », les comédies anglaises de type Ealing sont injustement passées sous silence, tout comme le film criminel ou le fantastique, et d'une manière générale, les œuvres des nombreux cinéastes qui ont pris – et prennent encore – une direction opposée au « réalisme social » (John Boorman, pour n'en citer qu'un). Ce genre de démarche intellectuelle révèle tristement qu'à l'heure des Cultural Studies, le fossé entre culture populaire et culture élitiste est encore persistant pour de nombreux universitaires français.

En ne mettant en lumière qu'une seule tradition filmique, ce numéro de la Revue Française de Civilisation Britannique ne fait que contribuer à la mise en place d'un paysage cinématographique britannique souvent intéressant, certes, mais uniforme et stéréotypé. Ainsi, le projet de cette revue de réunir des travaux rendant compte d'un cinéma national britannique échoue finalement : il est en effet impossible de définir un cinéma national avec des mouvements ou des metteurs en scène spécifiques, aussi intéressants soient-ils.

Cercles©2002