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Arthur Miller : Une vie à l’œuvre
Christiane Desafy-Grignard
Paris : Michel Houdiard, 2004.
26 euros, 424 pages, ISBN 2-912673-24-0.

Sandrine Villers
Université de Paris 8

Spécialiste d’Arthur Miller, Christiane Desafy-Grignard, nous offre dans Arthur Miller : Une vie à l’œuvre, éditée par Michel Houdiard dans la collection « Écritures d’Amérique », une étude fouillée sur un « grand » écrivain américain. On ne peut que se réjouir d’une telle initiative. Mis à part Arthur Miller : La Voix dérangeante, publié chez Belin en 2001 et écrit par la même Christiane Desafy-Grignard, aucune autre étude sérieuse jusqu’à présent n’avait été publiée en français sur l’auteur new-yorkais. Mais contrairement au livre précédent de l’auteure, qui visait à vulgariser l’œuvre de Miller pour la jeune génération et s’appuyait sur une analyse avant tout thématique, ce tout nouveau livre brosse avec force précision l’univers public et privé du dramaturge américain en s’articulant de manière chronologique.

Soixante-dix ans de la vie américaine et internationale sont ainsi jalonnés : de la Grande Dépression des années 30 aux événements du World Trade Center, en passant par le maccarthysme et les affrontements entre Blancs et Noirs dans le sud des États-Unis, la Deuxième Guerre Mondiale et la montée du fascisme, la guerre du Vietnam et la guerre froide, ou encore l’effondrement du communisme en Union Soviétique. Le livre de Christiane Desafy-Grignard examine également l’enfance du dramaturge à Brooklyn, sa retraite à Roxbury dans le Connecticut, ses années d’étudiant dans le Michigan, son amitié mouvementée et sa longue collaboration professionnelle avec Elia Kazan, ses trois mariages, ses rencontres avec Vaclav Havel et Mikhail Gorbatchev, ses échecs comme ses victoires professionnelles, sa découverte de la psychanalyse, ses rapports ambivalents aux femmes, au judaïsme et au communisme, son expérience mitigée à Hollywood, son attitude exemplaire devant la Commission des Activités Anti-Américaines et ses nombreux voyages dans le monde entier. Si tous ces événements ne figurent pas forcément dans l’œuvre de Miller, on voit à de nombreuses reprises combien celui-ci a puisé dans sa propre existence pour construire situations et protagonistes.

Car, à la fois œuvre miroir d’une certaine Amérique et œuvre autobiographique, l’œuvre millérienne se fonde avant tout sur une certaine vision du réel. Bien qu’il injecte dans ses pièces des faits et des personnages qu’il a connus dans la réalité, l’auteur n’en donne pas pour autant une version à cent pour cent fidèle. Il aime parfois les transposer dans des époques ou des lieux différents. On se souvient bien sûr de l’intrigue des Sorcières de Salem qui, censée se dérouler à Boston au dix-septième siècle, dénonce les affres du maccarthysme que Miller combat dans les années 50. De la même manière, Souvenir de deux lundis n’est pas seulement une référence à la crise des années 30 mais aussi aux difficultés de la compétitivité des années 50. Enfin, Incident à Vichy qui traite de l’antisémitisme et de l’holocauste est une façon décalée d’évoquer les sévices que subissent les Noirs en Amérique dans les années 60.

De façon directe ou indirecte, les personnages du dramaturge trouvent aussi leurs sources dans son entourage. Ainsi, s’il se nourrit de lui-même pour donner corps au jeune Martin dans Je n’ai plus besoin de toi, à Bert dans Souvenir de deux lundis, ou à Quentin dans Après la chute, Miller introduit dans ses pièces de nombreux membres de sa famille ainsi que les femmes qui ont partagé sa vie. Kermit, ce frère aîné qu’il a longtemps craint, par exemple, prend les traits de Ben dans Je n’ai plus besoin de toi, de Dan dans Après la chute, du fantôme de Calvin dans Les Correspondances de Mr. Peters. Augusta, sa mère, associée à la frivolité et à l’impureté, prend ceux de Rose Baum dans La Pendule américaine et des mères dans Je n’ai plus besoin de toi et Après la chute. Isidore, son père analphabète, honnête puis ruiné, se retrouve dans le personnage de Joe Kelller dans Ils étaient tous mes fils, ou encore de Willy Loman dans Mort d’un commis voyageur. Plus tard, sa première épouse, Mary Slattery, lui inspire Elisabeth Proctor dans Les Sorcières de Salem, Béatrice Carbone dans Vu du pont et Louise dans Après la chute. Marilyn Monroe, sa deuxième femme, servira de modèle pour des personnages aussi différents que la fragile Roslyn Tabler dans Les Misfits, la terrible Abigail Williams dans Les Sorcières de Salem, l’ingénue Catherine dans Vu du pont, la ravissante mais stupide Maggie dans Après la chute et la défunte et inoubliable Cathy-May dans Les Correspondances de Mr. Peters. Enfin, on peut reconnaître Inge Morath, sa troisième et dernière épouse sous les traits de la très indépendante Holga dans Après la chute. En clair, si dans un premier temps, Miller a beau aimer son « clan », il n’en perd pas pour autant son regard corrosif et détaché, son œuvre étant depuis toujours un exutoire. Dans un deuxième temps, la maturité aidant, il crée des personnages non sans une certaine dose de nostalgie et de tendresse.

Analysant les thèmes de prédilection de l’auteur américain — l’innocence et la résistance, la culpabilité et le sacrifice, et surtout « la dérive de l’éthique puritaine » (le rêve américain et son envers, le melting-pot, les failles du capitalisme, l’obsession de la réussite, le leurre orchestré par les politiciens), l’étude de Christiane Desafy-Grignard a également le mérite de faire preuve d’une grande exhaustivité. Non seulement Arthur Miller : Une vie à l’œuvre restitue les contextes politico-historiques des périodes qui marquent la vie de l’auteur, tout en apportant une réflexion sur l’état du théâtre en Amérique, en Grande Bretagne, en France, en Chine et en Union Soviétique, mais il révèle également la genèse et le contexte d’écriture des pièces majeures du dramaturge, leur évolution au fil du temps, le montage de leurs différentes productions aux États-Unis et à l’étranger (Miller fut notamment joué en Europe, en Union Soviétique et en Chine), les rencontres avec les metteurs en scène et les acteurs, la réception critique de l’époque, l’utilisation de certaines techniques théâtrales, et l’avis rétrospectif du dramaturge sur son propre travail.

L’ouvrage de Christiane Desafy-Grignard a également le mérite d’évoquer des textes connus et moins connus, traduits en français ou non. En effet, Miller n’est pas seulement l’auteur inspiré de Mort d’un commis voyageur, Les Sorcières de Salem, Après la chute, ou encore Ils étaient tous mes fils et Vu du pont. Il écrivit aussi, entre autres, La Création du monde et autres affaires, Playing For Time, Le Dernier Yankee, Bris de glace, La Descente du Mont Morgan, des nouvelles (dont Je n’ai plus besoin de toi, Fame, A Search For A Future, La Prophétie), des essais (Essais sur le Théâtre, Ces Comédiens qui nous gouvernent), des scenarii (Les Misfits, A chacun sa victoire, Les Sorcières de Salem), un roman (Focus), une autobiographie (Au Fil du temps : Une vie) et de nombreux articles sur le théâtre américain, sur le théâtre russe et sur son propre théâtre. Il fut également le metteur en scène de certaines de ses pièces (notamment Mort d’un commis voyageur, jouée en Chine).

L’impact des pièces de Miller sur le théâtre américain et sur le public, les effets pervers de la célébrité sur sa vie d’homme et sur sa vie de couple sont également développés dans ce livre, donnant à Miller une dimension plus étoffée. L’impact de son histoire avec Marilyn Monroe prend à cet égard une large part (près d’un quart du livre), montrant combien cette dernière marqua l’esprit de l’homme et du dramaturge. À partir de ce moment, dans l’œuvre de celui-ci, la femme n’est plus simplement maternelle et/ou vénale. Elle est aussi manipulatrice que sensuelle, gracieuse que cruelle, fragile que caractérielle.

On l’a compris, tout comme l’Amérique, le monde, et sa vie, le travail du dramaturge évolue, et ce, non seulement dans son fond, mais aussi dans sa forme. Ainsi, Miller est l’un des premiers à utiliser les allers et retours de la mémoire dans Mort d’un commis voyageur. Il explore ensuite le naturalisme poétique dans Ils Etaient tous mes fils, s’intéresse à la judéité et à la conscience des classes sociales dans La Trilogie Simon, s’approche du théâtre épique de Brecht au début des années 50 dans La Pendule américaine, pour se faire plus intimiste et plus minimaliste dans les années 80 avec, par exemple, Miroir à deux faces, Danger : Mémoire !, Elégie pour une dame et Un genre d’histoire d’amour.

Malgré cette évolution thématique et esthétique, Miller préserve tout au long de sa carrière une cohérence idéologique (issue de la gauche humaniste) et n’a de cesse de critiquer le visage presque tyrannique que le système américain a pris (en particulier en raison de la dictature de l’économie et de l’écrasement de l’individu). Dans Les Sorcières de Salem, Vu du pont, Souvenir de deux lundis, ou encore Mort d’un commis voyageur, il montre une Amérique « dure, désespérée et triste que le public américain, volontiers optimiste, ne veut accepter ». Dans Une sorte d’histoire d’amour, il attaque le melting-pot ; dans Le Dernier Yankee, il s’insurge à nouveau contre le Rêve américain ; dans Après la chute, il montre un visage peu glamour de Marilyn Monroe, alors icône d’une Amérique idéalisée. On comprend les raisons pour lesquelles il fut nettement plus apprécié à l’étranger que dans son propre pays. Quoi qu’il advienne, Miller refuse la langue de bois. À l’égard du théâtre américain, il n’est d’ailleurs pas plus tendre, puisqu’il déclare en 1967 : « le théâtre américain n’existe quasiment pas » [p. 309]. Que l’on ne se méprenne pas, cependant. Le théâtre de Miller ne se veut pas didactique ou gratuitement provocateur. Il pointe du doigt le lien étroit entre l’individu et la société. En d’autres termes, il tend à éveiller chez le citoyen/spectateur une prise de conscience sans pour autant lui donner la solution.

Les références de Christiane Desafy-Grignard aux œuvres d’Eugene O’Neil, d’Edward Albee, de Clifford Odets et de Tennessee Williams (ce dernier ayant également été mis en scène par Elia Kazan), mais aussi à celles d’Henrik Ibsen et de Samuel Beckett, resituent Arthur Miller dans un contexte plus général et démontrent en quoi le théâtre de ce dernier reste spécifique et original. Moins ampoulé qu’O’Neil qu’il juge ennuyeux, moins lyrique que Williams dont il reconnaît « l’influence libératrice », Miller choisit toujours des personnages « comme tout le monde ». Si Williams le fait évoluer vers un théâtre plus chaotique et plus sensuel (Les Sorcières de Salem, Vu du pont), on perçoit par exemple la construction traditionnelle d’Ibsen (dont il adaptera Un Ennemi du peuple) dans Bris de glace et dans Le Prix, le théâtre absurde de Beckett dans Les Correspondances de Mr. Peters, ou encore le courant surréaliste dans La descente du Mont Morgan.

Pour terminer, à la lecture de cette étude, on constate avec plaisir que l’auteure refuse le parti pris. Elle n’hésite pas à démontrer la faiblesse de certaines œuvres de Miller (L’Homme qui avait toutes les chances, Incident à Vichy, ou la nouvelle version de Le Plafond de l’Archevêque, par exemple), tout en soulignant le sexisme de celui-ci, ce qui fait d’Arthur Miller : Une vie à l’œuvre, un livre généreux mais objectif, non seulement utile mais passionnant.

À l’instar de Christiane Desafy-Grignard, on se doit de garder l’esprit critique. Les remarques qui suivent n’enlèvent rien à la qualité de Arthur Miller : Une vie à l’œuvre, mais elles doivent être signalées. Il est à noter en effet que bien que l’auteure fasse état d’un nombre conséquent de sources primaires, On Politics And The Art Of Acting (2001) — traduit en français par Ces Comédiens qui nous gouvernent — et Fenêtre sur le siècle (2002) d’Arthur Miller, cités pourtant dans la bibliographie, ne sont pas traités dans l’étude. De la même manière, mis à part le livre de Terry Otten, The Temptation of Innocence in the Dramas of Arthur Miller (2002) dont Christiane Desafy-Grignard a rédigé la recension pour Cercles * , l’ensemble des sources secondaires date un peu. Arthur Miller's Life and Literature: An Annotated and Comprehensive Guide (2000) de Stefani Koorey, par exemple, aurait mérité d’être cité. La même bibliographie aurait également gagné à être davantage structurée. Dans les sources secondaires, les œuvres de fiction écrites par d’autres que Miller y côtoient les essais critiques, les articles de spécialistes ainsi que des interviews de Miller (qui auraient pu être classés dans les sources primaires avec les autres interviews déjà mentionnés). On déplore également quelques coquilles, telles « l’arrivée à la Présidence de J.F. Kennedy en 1963 » [p. 283], le mot « tanilien » au lieu de « stalinien », ou bien dans l’index, l’absence de pagination pour les personnages, la mention du nom de Marilyn Monroe à Marilyn et non à Monroe. On s’étonne enfin que certains titres (Les Misfits, Timebends : A Life) ne soient pas traduits en français dans le corps du texte (alors qu’ils le sont dans les éditions françaises : Les Désaxés et Au Fil du temps : Une vie).

note

*:http://www.cercles.com/review/r8/otten.html (back)

 

 

 

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