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Figures de la marge : Marginalité et identité dans le monde contemporain
Hélène Menegaldo, dir.
Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2002.
14 euros, 193 pages, ISBN 2-86847-686-4.

Hélène Pécot
Université de Rouen



L’équipe de recherche MIMMOC (Mémoire, Identité(s), Marginalité(s) dans le Monde Occidental Contemporain) regroupe des chercheurs en civilisation de l’UFR des Lettres et Langues de l’Université de Poitiers. La thématique principale autour de laquelle s’articulent les travaux de ce groupe est la notion d’identité. Le présent volume, deuxième publié par MIMMOC (collection Des Sociétés), s’intéresse à la marginalité et à ses figures dans le monde contemporain. Il est composé de huit articles, répartis en trois parties :

1). Théorie et terminologie.
Hélène Menegaldo (dir. de l’équipe) : Réflexion(s) dans les marges.
Guillaume Marche : Marginalité, exclusion, déviance : Tentative de conceptualisation sociologique.
Christèle Le Bihan : Marginalité et marginalisation dans le mouvement politiquement correct.

2). Marginalité politique et institutionnelle.
Salah Oueslati : Les Arabes américains : La marginalisation politique d’une communauté.
Isabelle Million-Micalaudy : Une marginalité au cœur du processus politique : L’exemple contemporain du tiers parti britannique dans un système bipartite.
Brendan Prendiville : La question de l’environnement en Grande-Bretagne : La sortie du bois ?

3). Les marginalités et leurs représentations.
Sanja Boskovic : Les Slaves du Sud : Une mythologie marginalisée.
Elvire Diaz : Un Républicain chez les Augustins : Le jardin des frères de Manuel Azaña, écriture d’une marginalité politique.

Hélène Menegaldo met en exergue du premier article de cet ouvrage l’épigraphe suivante : « Nous sommes nés en marge et sommes restés et nous resterons en marge. C’est bien cela, en marge. Et d’ailleurs, quel meilleur poste pour observer, sentir et juger ! » (Léautaud, Journal littéraire, 27 oct. 1906).

Partir de cette idée de la marge, comme un ailleurs où l’on pourrait se sentir supérieur, dans la peau d’un observateur ou d’un juge, lui permet de se livrer ensuite à une analyse socio-historique de la marge en montrant qu’elle est depuis toujours institutionnalisée et en s’intéressant tout particulièrement aux marges de notre société.

Au début de cet article, Hélène Menegaldo propose une définition de la marge tout à fait pertinente, en insistant sur l’idée de limite, de frontière légale. En effet, qu’il s’agisse de la société contemporaine ou d’un cahier d’écolier, la marge marque toujours la limite entre le contrôlable et l’incontrôlable, ce que l’on est autorisé à faire, à être… et ce qu’il vaut mieux ne pas faire, ne pas être… Elle écrit : «[…] la marge, en tant que limite, frontière, marque la norme et sa transgression : le franchissement illégal des frontières, le dépassement des limites admises. Elle a trait à l’éthique. En ce sens, le marginal, c’est celui qui refuse les conventions et les coutumes d’une société, viole ses lois et brave ses interdits : dans l’espace social, l’amplitude de la marge oscille entre le dandy, l’hérétique, l’opposant à l’une de ses extrémités, et le « routard », le clandestin de l’autre. […] La marge, c’est aussi l’espace blanc où l’on peut noter son commentaire, dessiner, rêver – l’espace de liberté laissé à l’écolier ou au lecteur. De plus, la marge a deux bords : on peut circuler de l’un à l’autre, franchir d’un côté la démarcation extrême et disparaître totalement du champ social ou, en sens inverse, le réintégrer en se réadaptant à ce que l’on refusait. »

Il s’ensuit une analyse assez généraliste, suivant une perspective historique, abordant la marginalité selon divers points de vue, allant de l’ethnographie à la psychanalyse, en passant par la littérature ou encore la biologie. L’analyse historique se termine avec la perspective d’un avenir sombre, où les hommes, bioniques, « génotypement » modifiés, auraient la tristesse de ne plus pouvoir choisir d’être des marginaux.

L’approche de la marginalité par Guillaume Marche, dans le deuxième article de ce recueil, est sociologique. Son étude, essentiellement terminologique, tente de faire le point sur les notions, proches, mais pas identiques, de marginalité, d’exclusion et de déviance. Elle est divisée en deux parties : en premier lieu une étude sociologique de ces trois termes, et en second lieu l’approche d’un exemple particulier, celui de la mobilisation de la communauté gay et lesbienne nord-américaine.

Il s’intéresse donc tout d’abord à ces notions d’une manière au premier abord désordonnée, mais qui se révèle en fait anachronique : il part d’une conception des termes « marginalité », « exclusion » et « déviance » tels qu’ils sont perçus dans la société contemporaine, pour finir sur l’exemple, très pertinent, de l’organisation de la Cité dans la Grèce Antique, en passant par la France du XIXe siècle.

La seconde partie de son article aurait gagné à être plus longue. L’auteur ne semble pas vraiment assumer l’adjectif « postmoderne » malgré les références dont il agrémente son texte (il cite en effet Judith Butler : « si l’homosexualité n’était pas présentée comme dérivée de l’hétérosexualité, l’hétérosexualité ne pourrait se construire comme une origine.»). L’idée essentielle de cet article est celle d’un continuum entre normalité et anormalité, la scission étant obligatoirement amenée par le processus de stigmatisation. Cette remarque est le fruit d’une réflexion à partir d’une citation de Goffman : « [Tout homme américain n’est pas en permanence] un jeune père de famille marié, blanc, hétérosexuel et protestant, habitant une ville du nord, ayant un diplôme de l’enseignement supérieur, un emploi stable, un teint, une taille et une corpulence convenables, qui a récemment battu un record sportif. »

C’est également aux Etats-Unis que se situe le terrain d’observation et de recherche de Christèle Le Bihan, auteure du troisième et dernier article de cette partie. Elle propose une analyse très intéressante du mouvement politiquement correct en Amérique du Nord, étudié ici à travers ses multiples paradoxes.

Pour ses partisans, l’identité nationale est intégralement fondée sur la culture anglo-saxonne, les Américains étant formatés dès la naissance pour agir selon des principes prétendus universels. Ils pensent donc que cette éducation et ce mode de fonctionnement de la société contemporaine visent à exclure les minorités sexuelles, raciales, ou à les marginaliser. Dans son article, Christèle Le Bihan rappelle la naissance de ce mouvement, de façon assez brève, ce qui permet de comprendre les paradoxes qu’on peut lui reprocher aujourd’hui. Pour elle, l’un des principaux paradoxes de ce mouvement est qu’en favorisant un enseignement multiculturel, qui tienne compte des religions, des sexes, des couleurs de peaux, des origines, des orientations sexuels… de tous les habitants des Etats-Unis à la place d’un enseignement masculin, blanc… il a produit l’effet inverse de celui escompté au départ en imposant un nouveau conformisme, et par là-même une nouvelle « normalité ». Au-delà de cette idée, déjà souvent traitée dans des recherches nord-américaines, Christèle Le Bihan évoque un autre point paradoxal : en privilégiant les cultures des minorités, le mouvement politiquement correct a rejeté la notion, selon elle essentielle au bien-être d’une communauté, voire d’un pays, de culture commune. En effet, les partisans de ce mouvement mettent l’accent sur les différences et n’encouragent pas le rapprochement des minorités comme ils pourraient le faire s’ils insistaient sur les points communs et sur les ressemblances entre chacune d’elles. À cause de cela, le mouvement aboutit à un résultat en complète opposition avec sa quête initiale : tous ces groupes, toutes ces minorités qui ne supportaient pas leur exclusion ont tendance à se remarginaliser, à s’exclure de leur propre chef.

Comme nous l’avons vu, la première partie de ce livre portait sur une conception, ou une conceptualisation théorique et terminologique. La deuxième partie, quant à elle, aborde trois exemples concrets ayant trait à la marginalité politique et institutionnelle.

Dans le premier chapitre de cette partie, Salah Oueslati explique, ou plus simplement relate, la marginalisation politique de la communauté arabe établie en Amérique. Pour lui, « l’exemple de la communauté arabe américaine montre que le niveau économique d’un groupe, aussi élevé soit-il, ne garantit pas à lui tout seul un accès facile aux institutions. » Salah Oueslati nous décrit l’histoire d’une communauté arrivée aux Etats-Unis à partir de 1870 et qui a connu dès cette époque une grande réussite économique, mais aussi sociale, en s’intégrant sans grande difficulté. Aujourd’hui encore, cette minorité peut apparaître comme privilégiée – si on la compare, par exemple, avec la communauté Afro-américaine – puisque « les Américains d’origine arabe sont plus jeunes, plus instruits et plus fortunés que la moyenne de l’ensemble des Américains .» Cependant, la communauté arabe reste marginalisée aux Etats-Unis, pour d’autres raisons que le racisme primaire dont sont victimes entre autres les Afro-américains.

Cette marginalisation, née dans les discours politiques et administratifs a été lourdement agrémentée par les médias. Elle revêt, aujourd’hui encore, un caractère essentiellement politique et institutionnel. Malgré une certaine reconnaissance, les discriminations à l’égard de cette communauté persistent. Salah Oueslati signe ici un article intéressant, ancré dans une intime conviction, et qui s’inscrit dans l’actualité. Il écrit dans sa conclusion une forme de plaidoyer pour que cesse l’amalgame Arabe/terroriste : « Des journaux télévisés aux fictions hollywoodiennes, tout converge pour présenter l’Arabe ou le Musulman comme synonyme de terroriste. La population arabe américaine est l’otage d’événements extérieurs sur lesquels elle n’a aucune prise. Chaque attentat contre les intérêts américains dans le monde a des répercussions systématiques sur la vie quotidienne des membres de cette communauté, entraînant différentes formes d’intimidations, de menaces et d’agressions à caractère raciste, comme le prouvent les conséquences des attentats du 11 septembre. »

Isabelle Million-Micalaudy s’écarte du sujet américain pour traiter d’une autre marginalité, celle du tiers parti britannique. Dans son introduction, elle expose clairement les problèmes auxquels elle répondra par la suite, sous la forme des questions suivantes : « Quelle peut bien être l’identité d’un parti qui n’a pas de place officielle sur l’échiquier politique ? Existe-t-il un lien de cause à effet entre le statut à première vue marginal du tiers parti et sa marginalisation auprès de l’électorat ? Cette marginalité est-elle véritablement un handicap ou, à l’inverse, plutôt un atout ? Est-elle une fatalité ou un anachronisme voué à disparaître ? »

Elle explique par la suite sa conviction : le fait que le tiers parti britannique soit un parti marginal lui permet à la fois de « sauver sa face », autrement dit de garder son identité et de camper sur ses positions, et de peser sur les décisions politiques prises par l’institution que forme le bipartisme. Ce système, le bipartisme, est la source même du statut marginal accordé au tiers parti. Malgré tout, ce dernier, n’étant pas situé officiellement dans les partis politiques décisionnels, peut jouer un rôle d’arbitre très intéressant. Cet article prend des exemples expliquant très bien l’idée développée par Isabelle Million-Micalaudy, entre autres la récupération, par le New Labour de Tony Blair, d’une partie du programme social-démocrate des Libéraux-Démocrates.

Dans son article, Brendan Prendiville reste dans les problèmes de politique interne des Anglais pour s’intéresser de plus près à l’environnement. Ce mouvement suit un cheminement assez proche du mouvement écologique français, quant à son évolution historique : en effet, très peu connu au début des années 1980, il s’est rapidement développé pour atteindre son heure de gloire dans les années 1990. Au fil du temps, il s’est divisé en trois branches distinctes : le protectionnisme naturel, l’environnementalisme et l’écologisme. Si la première branche reste volontairement en marge du système politique, pour garder sa liberté d’action, la deuxième branche est plus proche des questions gouvernementales : elle est en fait née de la politisation des questions environnementales, dont le but est d’appliquer des réformes sur les normes sociales dans un sens plus écologique. La troisième branche, à savoir l’écologisme, subit une marginalisation due à son discours radical et à son projet politique de transformation totale de la société. Cette marginalisation n’est pas subie par les deux autres partis. Est-elle si importante que cela ? Pas vraiment aux yeux de Brendan Prendiville, qui explique dans la conclusion de son article que cette marginalité « semble être bien vécue par les militants et les sympathisants car elle est le reflet d’une volonté de cohérence culturelle et d’un choix stratégique dans ce contexte de relative fermeture politique institutionnelle. »

La troisième partie de cet ouvrage collectif porte sur les marginalités et leurs représentations. Sanja Boskovic commence ainsi son article : « L’importance de l’expérience mythique dans le processus de constitution de l’identité spirituelle d’un peuple se confirme aussi dans le cas des peuples slaves. » L’objet de sa recherche est dons le peuple slave, et en particulier l’histoire de la mythologie des Slaves du Sud, marginalisée dès l’Antiquité. L’article de Sanja Boskovic est très intéressant à lire comme première approche de cette mythologie, très peu connue si on la compare aux mythologies grecques et romaines ; il est vraiment riche, très documenté et précis. L’auteur y explique les marginalisations de cette culture au fil de l’histoire, tout d’abord dans l’Antiquité, puis lors de la période de christianisation de sa région d’origine, époque à laquelle cette mythologie sombrera dans l’inconscient. Cependant, cet héritage slave fut sauvegardé dans la poésie orale épique et dans le folklore traditionnel, aujourd’hui champs d’études de quelques recherches parfois passionnantes.

Le dernier article du livre est écrit par Elvire Diaz, et a pour sujet Le jardin des frères, livre écrit par Manuel Azaña en 1927, avant qu’il ne devienne Président de la République Espagnole. Il s’agit de son premier roman, et sans doute aussi du plus « marginal » de ses livres, d’après ce qu’en écrit Elvire Diaz : « Sa création littéraire est bien marquée du sceau de la marginalité et même d’une convergence de marginalités, si l’on définit cette dernière comme étant un écart, une transgression ou un non respect de la norme, sociale, politique, religieuse ou ici littéraire. En effet, ce qui est marginal d’un point de vue biographique l’est aussi d’un point de vue générique, thématique et politique. ». Azaña raconte en effet dans ce livre comment, dans cet univers religieux où les interdits étaient nombreux et l’enseignement ultra-contrôlé, il a réussi à se constituer une telle conscience politique (qui l’entraînera à la plus haute place de l’échiquier politique espagnol).

Après la lecture de l’intégralité de cet ouvrage, malgré le problème que peut poser ce type de publication en ce qui concerne l’exhaustivité de ses articles, on a réellement le sentiment d’avoir appris certaines choses, ou, dans une moindre mesure, d’avoir réfléchi à une notion peu habituelle. Ceci est dû en partie à la grande qualité des études exposées, à la diversité des sujets dont ils traitent et à la richesse des exemples qu’ils mettent en scène
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