Badfellas: Crime, Traditions and New Masculinities
Simon Winlow
Oxford & New York: Berg, 2001.
£42.99, 224 pages, ISBN 185973409X (hardback).
£14.99, 202 pages, ISBN 1859734146 (paperback).

Philippe Chassaigne
Université de Tours



Tiré d’une thèse de sociologie, Badfellas étudie les changements induits par les transformations socio-économiques de la région de Wearside (au nord-est de l’Angleterre, autour de la ville de Sunderland) au cours des vingt dernières années sur la culture ouvrière traditionnelle, à travers l’évolution des comportements criminels et des formes de violence urbaine. Basé sur l’étude des réseaux de la criminalité organisée — réseaux au milieu desquels l’auteur s’est immergé pour mener sa propre enquête ethnographique —, l’ouvrage se veut aussi, comme son titre l’indique, une réflexion sur les changements de définition de l’identité masculine, dans un milieu qui a vu la faillite des modèles qui prévalaient dans la société ouvrière traditionnelle. C’est ce processus, à la fois économique, social et culturel, que l’auteur décrit au cours des deux premiers chapitres : tout au long du XIXe siècle, Sunderland est l’incarnation typique de la ville ouvrière, à l’activité dominée par la construction navale, le commerce du charbon (Newcastle-upon-Tyne se situe à moins de 20 kilomètres) et la pêche hauturière. Typiques des régions de staple industries, également, les difficultés économiques perceptibles dès les années 1880, qui s’accentuèrent dans les années 1930 et, après une courte rémission, depuis la fin des années 1960, au point de constituer un cas d’école des manifestations de la désindustrialisation : fort recul du secteur secondaire (nombre d’emplois industriels divisé par deux entre 1971 et 1989), incapacité du secteur des services à créer suffisamment d’emplois nouveaux et, par voie de conséquence, avènement d’un chômage (surtout masculin) de masse. Parallèlement, la part des femmes dans la main d’œuvre locale a crû assez sensiblement, passant de 39% à 50% entre 1971 et la fin des années 1980, essentiellement du fait du développement des emplois tertiaires à temps partiel.

Pour S. Winlow, ces transformations socio-économiques ont eu un profond impact sur la culture ouvrière locale. Au cours de ce qu’il appelle l’« âge moderne » (1880-1980, la période postérieure à 1980 constituant pour lui l’époque « post-moderne »), celle-ci était avant tout une culture du travail, valorisant hautement l’homme en tant que breadwinner, celui qui fait vivre le foyer. Compte tenu des caractéristiques de l’économie locale, il ne pouvait s’agir que d’un travail très physique (mais demandant un certain degré de qualification : les salaires de Sunderland étaient ainsi plus élevés que ceux de la ville voisine de Newcastle), associant toujours plus étroitement masculinité et démonstration de force, laquelle pouvait s’exercer tant sur le lieu de travail qu’en dehors : pour être reconnu comme « un homme », il fallait ne pas hésiter à se servir de ses muscles, en toutes circonstances. D’où la configuration particulière de la criminalité dans le nord-est de l’Angleterre : beaucoup de crimes de sang (homicides, coups et blessures, rixes), conséquence d’une violence s’exerçant de façon littéralement débridée, mais peu de délinquance économique (vol, trafics en tout genre, etc.) qui n’aurait guère rapporté à une époque où l’emploi industriel suffisait à faire vivre sa famille. Tout ceci changea avec la crise économique débutée dans les années 1970 : la désindustrialisation, le chômage de masse et de longue durée, la croissance (même modérée) du travail féminin, entraînèrent la disparition des rôles sociaux masculins traditionnels de travailleur de force et de principal soutien familial, laissant les jeunes gens des générations montantes privés des repères qui avaient guidé leurs aînés. D’où, selon S. Winlow, de profonds changements dans les structures mêmes de la délinquance locale : la crise économique entraîne l’apparition d’une économie parallèle, reposant notamment sur la contrebande de cigarettes et d’alcool, ou la vente de substances illicites, source de profits élevés. Celle-ci est contrôlée par des professionnels du crime (Winlow parle aussi d’« entrepreneurs du crime », tant leurs réflexes et leurs stratégies ressortissent à l’entrepreneurial culture tant à l’honneur depuis les deux dernières décennies) qui s’orientent dans cette voie tout à la fois pour gagner — largement — leur vie et obtenir une considération sociale qui leur ferait autrement défaut. Recourir à la violence, dans ce contexte, n’est plus une fin en soi, mais un moyen : il ne s’agit plus d’une affirmation spontanée de sa masculinité, mais une façon de protéger son segment de marché des empiétements d’une éventuelle concurrence. Cela peut même constituer un capital monnayable sur le marché, comme dans le cas des videurs de bars ou de boîtes de nuit (bouncers), dont l’auteur a partagé le quotidien pendant plusieurs semaines, et dont l’analyse véritablement ethnographique constitue le troisième chapitre de l’ouvrage ; il a notamment quelques pages très suggestives sur la fonction à la fois pratique (se maintenir en forme) et symbolique (affirmer sa masculinité, se détacher de la masse et s’octroyer un statut supérieur) du bodybuilding.

La finesse avec laquelle S. Winlow décrit le fonctionnement des réseaux de cette contre-économie du crime constitue assurément l’un des atouts principaux de son travail, tout comme la transcription des entretiens réalisés tout au long de son enquête, qui fournissent un matériau utile au sociologue comme à l’historien. Ce dernier, en revanche, plus sensible aux évolutions longues, ressentira quelque frustration devant la perspective souvent courte dans laquelle sont placés les phénomènes décrits : sans étude suffisamment circonstanciée des formes de la délinquance au cours de la période 1880-1980, on ne peut véritablement apprécier le degré d’originalité des évolutions intervenues au cours des deux dernières décennies ; l’utilisation des statistiques policières et judiciaires, si elles sont, comme on le sait, bien imprécises pour décrire les fluctuations de la criminalité réelle, aurait permis toutefois d’apprécier l’évolution de l’activité répressive — un élément qui brille justement par son absence dans l’étude réalisée, alors que l’on peut difficilement dissocier la transgression de la répression. Des comparaisons dans le temps et dans l’espace auraient aussi été utiles : si l’étude de Dick Hobbs sur l’East End londonien (Doing the Business. Entrepreneurship, Detectives and the Working Class in the East of London, Oxford : UP, 1988), qui aborde des thématiques souvent comparable, est citée, elle n’est pas suffisamment utilisée pour démontrer, au moins par une rapide comparaison, les éventuelles spécificités de la région étudiée ; ou encore, on peut se demander pourquoi la crise, très dure et en bien des points comparable, connue par la région de Sunderland dans les années 1930, n’a pas alors entraîné l’apparition d’une criminalité de nature économique semblable à celle que l’auteur analyse pour les vingt dernières années.

On l’a compris, toutefois : de telles remarques relèvent de différences d’appréciation, ou de méthodes, entre les tenants de disciplines voisines et complémentaires. Le sociologue, le criminologue, l’historien, le civilisationniste, tireront tous profit de cet ouvrage qui apporte beaucoup, ne serait-ce que par les sources rassemblées ici sous la forme d’une minutieuse enquête de terrain.

Cercles©2002