Mystery Train
Greil Marcus
Traduit par Heloïse Esquié et Justine Malle
Paris: Editions Allia, 2001.
18,29 euros, 432 pages, ISBN 2844850774

Hellfire
Nick Tosches
Traduit par Jean-Marc Mandosio
Paris: Editions Allia, 2001.
18,29 euros, 236 pages, ISBN 2844850766

Claude Chastagner
Université de Montpellier III



J'en ai lu des livres de rock, ou sur le rock, par dizaines. Des livres qui le disent mal, ou qui ne le disent pas. Et puis il y a eu Hellfire. Nick Tosches écrit la biographie de Jerry Lee Lewis, le Tueur. Il en profite pour écrire un classique de la littérature américaine. C'est Greil Marcus qui le dit, un autre poids lourd de l'écriture rock. Il a raison. Hellfire est un livre terrifiant, dur et cru, charriant la même vie rugueuse, têtue, épaisse que la main gauche de Jerry Lee sur son piano, le même espoir insensé, sauvage, américain, que sa main droite. Tosches écrit une vie, un pays, une lutte. Il réécrit une Bible, faulknérienne, de sang et de feu, et d'eau plate qui déborde et emporte, et de vent violent qui déchire et écrase. Il écrit Dieu et le Diable qui se disputent Jerry Lee, il écrit Jerry Lee titubant entre l'Assemblée de Dieu et le bordel de la Grande Maison de Haney, il écrit le sexe et la vie qui enfantèrent le rock, il écrit le sexe et la mort qui l'enfantèrent aussi.

Naissance : « Par une nuit froide et sombre d'après-Noël, tandis que le vent d'Hécate hurlait si sauvagement que les chiens lui aboyaient après [...], la semence se fixa. »

Sexe : « Le son de Whole lotta shakin' goin' on se fit toujours plus fort et plus menaçant [...] Son rythme maudit dévorait la jeunesse du pays. Il ensanglantait les vierges et rappelait aux jeunes ménagères le souvenir des choses dont elles ne parlaient jamais. Il donnait envie aux garçons de se réinventer pour devenir de nouvelles créatures flamboyantes, et de se mettre sans répit en quête de détumescence. »

Violence : « Il fit hurler la foule et l'incita à s'approcher de la scène, et, quand les cris devinrent plus forts et la ruée plus chaotique, il se leva, rejeta violemment du pied le tabouret du piano. Le chaos hurlant atteignit alors une ampleur sublime; Jerry tira de sa veste une bouteille de Coca pleine d'essence, dont il aspergea le piano d'une main, tandis que l'autre main martelait la chanson; puis il frotta une allumette et mit le feu au piano, et ses mains, telles les mains d'un fou, ne quittèrent pas les touches flamboyantes mais continuèrent de pilonner, jusqu'à ce que tout ne soit plus que langues inconnues, sainteté et feu, et toute cette frénésie rendit les gosses complètement déchaînés, ensorcelés ».

Mort : un frère, deux fils. Une femme, peut-être, une sœur et un musicien, presque. Drogue, alcool, armes.

C'était en 1980. Les éditions Allia viennent de le ressortir en traduction française. Ils font ça bien, à contre-pied: chic, rouge, discrètes photos noir et blanc, pas « rock » du tout, celui qu'on croit connaître, le tape-à-l'œil écœurant des clichés. Mais ils disent un autre rock, cliché aussi mais plus juste, celui de la classe et de la retenue des vies américaines possédées. La traduction est ce qu'elle doit être, on l'oublie presque (mais pourquoi traduire le nom des journaux, des artistes, des bars et des cafés, et même des hôtels? Qui est déjà descendu dans une « Auberge des Vacances »?)

J'ai remis « Whole lotta shakin' goin' on » sur ma platine ce soir, merci Nick. Qui peut écouter ça sans sentir son sang brûler comme le feu de l'enfer? :


Aw, shake it, baby -yeah!
You can shake it one time for me -aww
Uh-wuh-hey-ell, I said come on over, baby, whole lotta shakin' goin' on.
All you gotta do, honey, is stand that thing in one little ol' spot
Wiggle it aroun' just a little bit.


Allia publie aussi Mystery Train, le premier ouvrage de Greil Marcus, l'autre poids lourd du rock, dont le magazine Rolling Stone a écrit à sa parution en 1977 que c'était sûrement le meilleur livre sur le rock. Je n'en suis pas si sûr. Mais je suis partial, Greil parle de musiques qui ne m'intéressent pas (mais suis-je tant épris de Jerry Lee?), Randy Newman, Sly Stone, The Band; soyons honnête, il y a aussi Robert Johnson et Elvis. Quelque chose relie Tosches et Marcus en profondeur, le désir de raconter leur pays à travers sa musique. Tous deux sont nourris d'érudition non seulement musicale mais aussi historique, littéraire et biblique (Tosches père est historien des mouvements millénaristes), mais chez Marcus, la minutie interprétative et l'exégèse savante l'emportent sur l'urgence narrative. Il demeure que Mystery Train, le préféré de son auteur, est un livre pionnier, la première rencontre réussie entre l'écriture et le rock, la première fois que la chanson populaire est rendue dans toute sa plénitude évocatrice, dans toute sa noblesse, image d'un pays, d'une époque et d'un peuple.

Le problème chez Marcus, dans ce premier ouvrage en tout cas, est qu'il ne semble pas toujours s'adresser au lecteur, mais seulement à l'Américain en lui, au patriote amoureux de son passé et de sa culture. Ce n'est pas tant une communication qui s'établie, qu'un partage, un partage dont il est facile de se sentir exclu. Mais c'est précisément dans cette distance que peut résider, pour le lecteur européen, le charme particulier des livres de Marcus : ils ont la puissance de l'étrangeté, évoquent un ailleurs, un folklore dont la révélation fait encore plus apparaître la dimension mythique. De Raymond Chandler aux Beach Boys, de T.S. Eliot à Dylan, les filiations inattendues que Greil Marcus tisse avec légèreté et grâce dessinent une Amérique neuve et vivante. Et son humour glacé peut faire des ravages : « Ronstadt était un désastre : sur "Gainesville", elle chantait si laborieusement qu'elle changeait le mot "université" en examen final ».

Contrairement au Hellfire de Tosches, qui malgré sa fidélité historique est avant tout un grand roman américain, Mystery Train est de plus un livre de référence, avec ses 150 pages de notes biographiques, discographiques et bibliographiques d'une précision diabolique. L'édition réalisée par Allia est comme toujours d'une grande beauté et d'une lisibilité parfaite (notes et traductions marginales, photographies inédites). Greil lui-même, en la découvrant avec moi à Montpellier en octobre 2001, y salua la plus belle des nombreuses traductions de son livre.

Mais qu'il me soit permis de préférer à l'élégance de Greil Marcus, la tragédie crue de Nick Tosches.

Cercles©2001