Le
voyage en France
Benoît
Duteurtre
Paris: Editions Gallimard, 2001.
17,50 euros, 295 pages, ISBN 2070758966.
Nicolas Magenham
Université de Paris X Nanterre
Dans le dernier chapitre du roman de Benoît Duteurtre (lauréat
du prix Médicis 2001), un personnage à bord dun
avion au dessus de lAtlantique exprime son intérêt
pour les « histoires de paradis ». Il évoque
notamment un film dans lequel Fernandel interprète le rôle
d'un ange. Observant le monde à sa guise, il a l'impression
de pouvoir « embrasser l'espace et l'histoire ».
Avions et gratte-ciels lui permettent de prendre de la hauteur et
dapprécier le point de vue quasi divin comme une façon
d'abolir les frontières et de traverser librement les cultures,
sans pour autant souffrir des désagréments que le passage
de l'une à l'autre peut parfois engendrer.
Quelques pages plus loin, un autre personnage se réjouit de
la présence de l'Europe à New York, notamment en matière
d'architecture et dans les musées, « comme si le
New York new-yorkais protégeait de toute sa hauteur le New
York européen ». Il est vrai que le New York cosmopolite
incarne bien cette idée de communication interculturelle, décrite
ici comme une expérience heureuse. Mais avant d'en arriver
là, Le Voyage en France est d'abord un roman
un peu jamesien qui sattache à la confrontation entre
l'Ancien et le Nouveau Monde, une confrontation qui nentraîne
pas le rejet de l'Autre, mais plutôt le désaveu de sa
propre culture.
David, un jeune Américain, vit à New York avec sa mère.
Subissant l'influence du compagnon de cette dernière, il développe
une passion maladive pour la France telle qu'elle est représentée
dans les toiles impressionnistes exposées au Metropolitan Museum.
Après avoir gagné à la loterie, il senvole
bien sûr pour le pays de ses rêves. Habillé comme
au siècle précédent et persuadé que la
Normandie de Claude Monet existe toujours, David est déstabilisé
par cette France dont le principal modèle culturel semble être
les Etats-Unis.
Le lecteur s'attend à assister à un choc des cultures,
mais il est finalement convié à un choc des époques ;
Duteurtre décrit des situations parfois saugrenues et souvent
burlesques qui évoquent cet autre film interprété
par Fernandel, François 1er (1937), dans
lequel un régisseur de théâtre du
vingtième siècle se retrouve propulsé à
la cour de François 1er. Avec ironie,
l'auteur du Voyage en France choisit de mettre en scène
non pas un anthropologue qui considèrerait l'objet de son discours
(le Français) comme un primitif, mais plutôt un anthropologue
dantan observant les murs d'une civilisation contemporaine.
Ici le choc culturel se manifeste avant tout à travers une
opposition entre une Europe archaïque et une Amérique
moderne, dont les dérives sont montrées du doigt. David
et Ophélie, son amie française, ont un siècle
de retard ; Duteurtre les entraîne dans une confusion souvent
cocasse entre les époques, écornant le temps lui-même,
comme lillustre sa description de la curieuse « sculpture
d'horloges » qui trône sur le parvis de la gare St
Lazare, ou encore la façon dont David et Ophélie déambulent
dans les cimetières.
Quand David arrive en France, il est naturellement déçu
par des paysages et une mentalité qui évoquent davantage
une caricature des Etats-Unis que l'image de la France glanée
dans les musées new-yorkais. Il est désappointé
dès l'entrée du paquebot dans le chenal du Havre :
« Il aperçut une vaste cité grise, posée
sur cette côte comme un jeu de construction en béton
armé. Des tours géométriques se dressaient dans
le lointain, comme une réplique de Manhattan en modèle
réduit. » Tout au long du roman, Duteurtre se moque
avec indulgence des préjugés en l'occurrence
favorables que David véhicule sur la France, ainsi que
de sa désillusion quand il est contraint dadmettre que
sa conception du pays ne reposait que sur une poignée didées
fausses, ou du moins dépassées. David n'est d'ailleurs
pas le seul personnage à avoir une vision stéréotypée
ou unilatérale de l'Autre. Par exemple, Ophélie n'imagine
pas un instant que son ami américain ne soit pas riche ou attiré
par le luxe.
La réalité ne correspond guère à la France
fantasmée par David ; toutefois son désenchantement
résulte davantage de ce quil trouve effectivement de
l'autre côté de l'Atlantique : un pâle reflet
de sa culture natale, celle qu'il vilipende avec ferveur. Est-ce la
nostalgie d'un ailleurs (géographique / temporel) ou le rejet
écuré de sa propre culture qui agite réellement
David? Si nostalgie il y a, elle ne repose pas sur la notion de manque
mais renvoie à une époque révolue que David n'a
par définition jamais connue, à une terre promise qui
n'a jamais existé ailleurs que dans son imagination. Cest
une nostalgie de pacotille, sans doute conçue après
la découverte des origines françaises de son géniteur.
Si la désillusion de David est bien présente, elle n'est
cependant pas totale. Dans son désarroi, il tente coûte
que coûte de se raccrocher à certains vestiges de l'époque
à laquelle il voue un culte ; il apprécie les quartiers
parisiens conçus par Haussmann, et certains aspects du paysage
de Sainte-Adresse. L'Américain finit par faire abstraction
de tout ce qui ne correspond pas à son idée surannée
de la France. Il ne considère les signes contemporains que
comme des « intrus plaqués sur les vieux murs »,
et naccorde dattention qu'à ce qui résiste
à ces signes. Si David demeure plus que tout attaché
à la vieille Europe, il nen est pas pour autant insensible
au sort de « lEuropéen », qui « rêve
d'être à la fois d'hier et d'aujourd'hui ».
En observant un pays désespérément occupé
à se chercher un modèle, le jeune Américain trouve
un écho à ses propres errances culturelles.
Le Voyage en France narre également la crise d'un
Français face à la quarantaine, désireux lui
aussi échapper à la vie qu'il mène. Il éprouve
de la fascination pour lAmérique des libertés,
de Jim Morrison et du cinéma, reflétant ainsi les idiosyncrasies
de David plus séduisantes dun point de vue narratif,
me semble-t-il. Dans le premier chapitre du roman, ce cinéaste
raté est décrit comme un Woody Allen hexagonal, s'imaginant
atteint des pires maladies alors quil palpe les ganglions quil
a à la gorge. Tout comme Mickey dans Hannah and Her Sisters
(1986) qui, lorsquil apprend la bénignité de son
état, se retrouve propulsé dans comédie musicale,
l'hypocondriaque du Voyage en France voit le monde apparaître
sous un jour nouveau quand son médecin lui annonce qu'il n'est
pas malade. Vers le milieu du roman, l'histoire du Français
et celle de l'Américain se rejoignent, faisant des deux personnages
des compagnons darmes dans la quête d'un ailleurs qui,
à force d'être idéalisé, finit par devenir
chimérique. À cet égard, le roman frôle
quelquefois le fantastique, notamment avec Ophélie, tellement
assortie au jeune Américain qu'elle semble issue de son imaginaire.
Vivant une vie de bohème, à l'écart du monde
contemporain, ne payant jamais ses notes de restaurant, elle semble
immatérielle, comme le fantôme d'une femme morte un siècle
auparavant.
À l'issue de ce voyage en demi-teinte, David retourne aux
Etats-Unis, mais sans pour autant « rentrer chez lui ».
En effet, parce qu'il n'a pas trouvé la France de ses rêves,
l'Américain est invité à oublier ses préjugés
culturels et à nuancer son jugement envers son pays natal dont
il finira par découvrir et apprécier la beauté
cosmopolite. C'est en réalisant qu'il n'est pas vraiment européen
qu'il finit par acquérir une identité nationale et accepter
d'être Américain. Comme un film de Lubitsch, Le voyage
en France utilise la France et en particulier Paris
comme un lieu permettant à ceux qui y séjournent de
se révéler (à eux-mêmes).
Cercles©2001