Hitchcock
et l'aventure de Vertigo : Linvention à Hollywood
Jean-Pierre Esquenazi
Paris : CNRS Éditions, 2001.
18,29 euros, 240 pages, ISBN 2271059321.
Nicolas Magenham
Université de Paris X - Nanterre
Depuis la sortie de Vertigo en 1958, les relations entre l'amour
et la mort traitées dans le film d'Alfred Hitchcock
ont fait les délices des critiques, le plaçant ainsi
dans la grande tradition de Tristan et Iseult. Mais ce n'est que depuis
1975 et l'article de Laura Mulvey, "Visual Pleasure and Narrative
Cinema", que le film est abordé sous un jour nouveau.
Il est désormais l'un des exemples les plus cités par
les praticiens de l'analyse sociale d'Hollywood. Avec Hitchcock
et l'aventure de Vertigo, Jean-Pierre Esquenazi tente d'apporter
une nouvelle pierre à ce récent édifice critique,
en démontrant l'influence du milieu hollywoodien sur Vertigo,
et la façon dont le film intègre et pervertit tout à
la fois cette influence. Selon Esquenazi, si l'on peut attribuer au
film d'Hitchcock le label de "film inventif", c'est parce
que Vertigo opère un déplacement par rapport
aux normes hollywoodiennes. Mais comme l'auteur le rappelle très
justement, ce n'est pas dans la nouveauté mais plutôt
dans la familiarité que tout objet inventif trouve sa source.
En d'autres termes, pour qu'un cinéaste comme Hitchcock puisse
adopter des partis pris narratifs / visuels personnels et en rupture
avec les règles habituellement admises dans les films hollywoodiens,
il lui est au préalable nécessaire de connaître
et même de se servir de ces règles pour mieux les outrepasser.
En intégrant la nouveauté dans la familiarité,
le film produit chez le spectateur un sentiment d'unheimliche
qui contribue sans aucun doute à la fascination qu'exerce Vertigo
sur les cinéphiles depuis sa sortie.
L'une des idées maîtresses de l'essai d'Esquenazi est
de montrer la façon dont le film utilise les règles
hollywoodiennes afin "d'accomplir un acte expressif, c'est-à-dire
[d']exprimer un idiome hollywoodien particulier". Tout au long
de son travail, Esquenazi s'efforce de montrer comment Vertigo
est non seulement influencé mais aussi construit par le milieu
dans lequel il a été conçu. L'auteur commence
par rappeler les grandes règles qui régissent Hollywood.
Il évoque tout d'abord les contraintes auxquelles sont soumis
les films, contraintes liées au star-system ou à la
notion de genre, et qui ont pour but de garantir des retombées
financières satisfaisantes. Dans ce chapitre, il est également
question de la double nature du style hollywoodien, à savoir
la nécessité pour un film de comporter à la fois
des éléments spectaculaires et des éléments
romanesques. A cet égard, Esquenazi propose une interprétation
remarquable de ce qui est sans doute l'un des aspects les plus fascinants
de Vertigo: le raccord subjectif. Pour lui, ce "couple
de plans" dont Hitchcock se sert abondamment dans ses films est
le procédé de mise en scène qui exprime le plus
simplement ce double aspect du style hollywoodien, dans la mesure
où un simple raccord permet de passer d'un espace romanesque
à un espace spectaculaire.
L'emploi inventif du raccord subjectif par Hitchcock est particulièrement
frappant dans la scène où Scottie voit pour la première
fois Madeleine, au restaurant Ernie's. Le regard porté par
le héros sur Madeleine l'objet désigné
par le plan est en effet particulier puisque Scottie ne peut
pas vraiment la voir, mais plutôt l'entrevoir, la sentir. Par
conséquent, ce plan, parce qu'il "n'est pas pris en charge
par le héros", constitue un "moment de pur spectacle"
et même "le détonateur de la narration, l'événement
qui enclenche la quête du héros". Esquenazi poursuit
lanalyse captivante de ce plan de Madeleine en opposant son
profil à ceux des icônes byzantines. Cette analyse du
raccord subjectif met en relief un aspect intéressant d'Hollywood
et nous éclaire quant à la démarche de l'auteur :
Esquenazi n'est pas seulement un historien pour qui l'analyse d'un
film ne serait qu'un prétexte à l'étude d'un
contexte donné, c'est un esthète et un cinéphile
attaché à létude des partis pris de mise
en scène souvent complexes et subtils dHitchcock.
Dans ce chapitre sur Hollywood, l'auteur montre également comment
le milieu hollywoodien contribue parfois à façonner
les films d'Hitchcock. En effet, il arrive que des indices de contraintes
hollywoodiennes sy manifestent, colorant quelque peu les produits
du cinéaste qui aurait souvent préféré
que seule sa marque apparaisse. Pour étayer son propos, Esquenazi
donne des exemples qui sont parfois d'une évidence surprenante,
comme lorsqu'il évoque le fait que sans l'importance donnée
aux stars féminines à Hollywood, le personnage de la
"blonde hitchcockienne" n'existerait pas. Par ailleurs,
dans le même chapitre, Esquenazi semble quelque peu expéditif,
quand il oppose le sérieux d'Hitchcock à propos des
relations hommes/femmes dans Vertigo au "simplisme de
la définition hollywoodienne de la femme" pour des cinéastes
comme Billy Wilder ou Ernst Lubitsch. Si la vision de ces satiristes
sur le sujet est loin d'être sérieuse, elle ne pourrait
être qualifiée de simpliste et de conformiste. Dans Some
Like It Hot (1959) de Billy Wilder, il est vrai que Sugar Kane
(Marilyn Monroe) correspond dans un premier temps au personnage stéréotypé
de la sex kitten (innocente et tentatrice à la fois),
mais il s'avère rapidement que, d'une part, la personnalité
de Sugar est en fait beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît,
et que d'autre part l'artificialité de son gender est
telle qu'elle permet à Wilder de démontrer que la "féminité"
n'est qu'une construction sociale, et en cela, de se démarquer
de l'idéologie dominante promue par Hollywood.
Dans l'analyse proprement dite du caractère inventif de Vertigo,
et pour rester dans le sujet de la différence entre les genders,
on pourrait facilement reprocher à l'auteur de négliger
quelque peu cette question. Bien entendu, Esquenazi n'oublie pas d'évoquer
la faiblesse de Scottie, faiblesse qui fait de lui un personnage "féminisé",
mais il ne mesure pas vraiment le caractère novateur de cette
représentation. Dans son analyse féministe des films
d'Hitchcock, Tania Modleski associe le vertige dans Vertigo
et dans North by Northwest (1959) à la peur de la castrationet
donc aux femmes, qui, selon la théorie psychanalytique quelle
emploie, représentent une menace d'émasculation pour
l'homme (The Women Who Knew Too Much: Hitchcock and Feminist Theory,
New York, Routledge, 1988, p.90). Autrement dit, dans ces deux films,
l'acrophobie est l'expression d'une vulnérabilité masculine
dont la portée est, il est vrai, amoindrie par la présence
de personnages féminins encore plus vulnérables. Dans
un milieu où la règle est d'associer la masculinité
à la puissance, cette façon de montrer des stars masculines
rompt avec l'image traditionnelle de l'homme à Hollywood.
En revanche, pour ce qui concerne le(s) personnage(s) interprété(s)
par Kim Novak, l'auteur met davantage en avant la façon dont
Hitchcock bouscule les habitudes hollywoodiennes. En révélant
que le personnage de femme fatale glamour interprété
par Novak dans la première partie du film n'est en réalité
qu'une femme banale (Judy), "le film exhibe une sorte de scandale :
ce qui fait rêver n'est qu'une construction opérée
par la caméra. Et la vérité en est la plus ordinaire
des femmes ordinaires". Ainsi, dans les scènes où
Judy est transformée en Madeleine, nous assistons finalement
à "la genèse de la femme fatale", avec Scottie
dans le rôle du producteur Pygmalion. En mettant en évidence
que la première Madeleine n'était déjà
qu'un masque, Hitchcock sous-entend que la star féminine hollywoodienne
est une mascarade, un "truc", pour reprendre l'expression
d'Esquenazi. Mais il serait opportun d'ajouter qu'en décomposant
des signifiants de "féminité" telle que la
blondeur, Hitchcock démontre non seulement qu'il est conscient
de la construction de la star féminine, mais aussi de celle
de la "féminité" (en l'occurrence la beauté
"féminine").
En d'autres termes, si l'essai de Jean-Pierre Esquenazi dévoile
brillamment la paraphrase hollywoodienne que constitue un film comme
Vertigo sur laquelle vient se greffer l'inventivité
du filmil convient de rappeler que le milieu hollywoodien est
lui-même une paraphrase, celle de l'idéologie dominante.
Quand le film montre à deux reprises la fabrication de la femme,
il exprime une réalité liée aux relations que
le producteur entretient avec la star féminine, mais aussi
une réalité plus large, celle de notre société
patriarcale.
Cercles©2001