Bruno
Clément. Linvention du commentaire : Augustin, Jacques
Derrida.
Paris : PUF, 2000. 178 pp. 129 FF. ISBN : 2-13-050567-81
Philippe Romanski
Université de Rouen
Du
sens et de son évitement
Le
mouvement quorganise lessai de Bruno Clément est
celui dune pliure que dessine la mise en regard du commentaire
par Saint Augustin du premier chapitre de la Genèse
et du récit de vie qui le précède. Comme lindique
clairement le titre de louvrage, cest aussi la pliure
symbolisée par la virgule («Augustin,
Jacques Derrida ») que trace le rapprochement entre ce
double texte et la Circonfession de Jacques Derrida, tentative/simulacre
de commentaire autobiographique conduite dans les marges du Derridabase
de Geoffrey Bennington. Si Clément opère ce rapprochement,
cest quil est, au vrai, inscrit, par Derrida lui-même,
dans un propos qui, sans cesse, cite lauteur des Confessions.
Articulant ses charnières de façon légitimement
brutale (car mimétique), le livre de Clément cherche
à confirmer lhypothèse selon laquelle tout commentaire
(ou énarration) dépend, de manière poétique
et ontologique, dun ur-texte, dun récit,
préalable, premier.
Lexemple de Saint Augustin est, à cet égard, remarquable
car explicite, lexégèse des Écritures venant
immédiatement un immédiat qui a pu, par
ailleurs, laisser de nombreuses générations de lecteurs
perplexes après la confession. Cette dernière
dit tout le bouleversement la conversion que
provoque chez Augustin la lecture de lÉpître de
Paul sous le figuier du jardin de Milan, scène que préfigure,
ainsi que le souligne Clément, la découverte de cet
autre jardin (hortus) quest lHortensius
de Cicéron. Arripui, aperui et legi. Lecture, conversion.
Car il y a, en effet, des mots dont la lecture est vouée à
changer en profondeur celui qui lit. Ce nest pas nimporte
quel texte. Ce nest pas non plus nimporte quelle lecture.
Ce nest plus la lecture ardente, consumante et, somme toute,
vaine celle, notamment, de lEnéide
mais une lecture, vraie, authentique, qui, faite en état de
grâce, conduit Augustin à lid ipsum, lêtre-même,
ce « soi qui ne puisse se réduire à
la somme des différents et successifs états du moi (toi
qui ne change pas), dun soi-même délivré
de lidentité à laquelle le condamne la temporalité
» [54]. La conversion, cest ainsi lhistoire, chez
Saint Augustin, de deux lectures, une fautive et une bonne, cardinale,
vraie. Le commentaire qui suit ce récit de vie est induit par
cette révélation et ce savoir : aussi lexégèse
doit-elle être menée dans le souci constant de la vérité
de soi et du texte.
Pour Derrida qui, rappelons le, écrit en position infrapaginale,
après lecture du texte dun autre , le chemin
ne peut être aussi linéaire et conduire à
cette métaphysique de la présence qui sous-tend lapproche
herméneutique dAugustin jutilise
ce terme comme lentend Schleiermacher. Le circum de la
Circonfession affirme, dès labord, en un néologisme
typique, limpossibilité de la confession et programme
demblée la non-pertinence dune quête de
et pour la vérité. Si Derrida cite Augustin,
cest précisément en un geste qui, bien que sincère,
est celui du détournement et du contournement
dont le dessein est de déjouer et subvertir tout cadre systémique
où il pourrait senfermer et/ou où il pourrait
être enfermé y compris par la sollicitude critique
et dangereusement matricielle de Bennington. Et puisque
le point de départ de cette Circonfession ne doit pas
être ancrage/encrage et donc donner prise à
la définition , rien de surprenant à ce quil
tourne autour dun autre pourtour à
jamais perdu : la chair de la circoncision. Aveu soudain donc
dun « secret » douloureux qui, pourtant, nest
que de polichinelle puisque nayant jamais cessé de se
dire dans là côté de la périphrase
et de la métaphore :
Je nai jamais parlé que de ça, considérez
le discours sur la limite,2
les marges, marques, marches, etc., la clôture,3
lanneau (alliance ou don), le sacrifice, lécriture
du corps, le pharmakos4 exclu
ou retranché, la coupure/couture de Glas,5
le coup et le recoudre, doù lhypothèse selon
laquelle cest de ça, la circoncision, que, sans le savoir,
en nen parlant jamais ou en en parlant au passage, comme dun
exemple, je parlais ou me laissais parler toujours. [90]
Sil y a du soi dans Circonfession, la chose ne va donc
pas « de soi ». Plus exactement, elle va en grande
partie sans dire. Aussi cette épiphanie du sang,
cet aveu ou ce semblant daveu doit aussi
inciter à la méfiance. Le cru, ici, du propos
(sa crudité), ne peut ne doit pas conduire
à un savoir qui safficherait comme cuit et, par
là même, perdrait toute sa saveur. Tout et en
loccurrence, ceci est, en effet, sujet à caution
parce que lindirect est a toujours été
la fatalité du discours derridien. Aussi importe-t-il
dentrevoir que Circonfession, évalué à
laune augustinienne, est et nest pas un commentaire,
comme il est et nest pas un récit autobiographique.
Il est ce que précisément ce à quoi, simultanément,
il appartient et échappe: « le dispositif en tout
cas semble inventé pour quon ne puisse éviter
dévaluer lentreprise autrement quen ces deux
termes. » [103] Si Circonfession dit la vérité,
cest ainsi celle dune critique qui, justement, la refuse
pour maintenir le sens dans un état de souffrance
entendons ici douleur et attente. Circonfession dit
ainsi, à sa façon cest-à-dire sans
jamais le dire, ce quest un commentaire et ce
quest la déconstruction. En bref, et pour citer la non-définition
de Derrida dans Mémoires pour Paul de Man, « plus
dune langue ».6
Ce que dit aussi Circonfession et les apparences du
montage que constitue Derridabase sont ici trompeuses
cest que le discours critique, le commentaire, nest pas
un simple texte « secondaire », un après-coup,
un discours daccompagnement, mais un texte à part entière
où se mêlent, pour utiliser la terminologie de Clément,
narratio et enarratio. Le fossé que comble, de
façon discrète, Circonfession, cest celui
quinstaure la dichotomie moderne trop souvent acceptée
comme un a priori existant entre le philosophe et lécrivain,
cette même dichotomie qui fait dire à certains
victimes de leurs (commodes) obsessions taxinomiques que Blanchot
ou Bataille sont des écrivains et non des philosophes ou, au
mieux, de manière frileuse, que leurs uvres contiennent
une « dimension » philosophique. Derrida, lui, circonfesse
ici, quil est philosophe et écrivain. Cest
peut-être le manque de prise en considération de cet
élément essentiel qui fait dire à Clément,
que si, dans Circonfession, « Jacques Derrida en effet
ny commente aucun texte, cest faute dun récit
antérieur dont ce commentaire serait le prolongement. »
[166] Remarque qui me semble hâtive et, finalementpour
peu que lon désire chercher quelque vérité
erronée. Car, si Derrida, en ce lieu, ne commente pas
effectivement le texte de Bennington, il glose certes,
de façon détournée tous
ses autres textes et la langue de ses textes. Des textes dont
on sait maintenant quils sont tous peu ou prou Clément
le reconnaît lui-même autobiographiques et une
langue qui, parce quelle est ce quelle, le (nous) condamne
à faire lexpérience de la déhiscence
perpétuelle entre le vouloir-dire et le dire, entre le dire
et le reste-à-dire : « Or jamais cette langue, la seule
que je sois ainsi voué à parler tant que parler me sera
possible, à la vie à la mort, cette seule langue, vois-tu,
jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vérité.
Tu perçois du coup lorigine de mes souffrances, puisque
cette langue les traverse de part en part, et le lieu de mes passions,
de mes désirs, de mes prières, la vocation de mes espérances.
»7
Oui, cest ici, en cet instant précis que les larmes dAugustin
rejoignent celles de Jacques Derrida et que la pliure, éclairée
par Clément, prend tout son sens. Celui dun déchirement,
dune déchirure.
1Reproduit
avec lautorisation de la revue Fabula <www.fabula.org>.
© Fabula 2000.
2Voir,
notamment, au sujet de la mort, limite ultime, Derrida, Jacques. Apories.
Paris : Galilée, 1996.
3Par
exemple, « Le théâtre de la cruauté et la
clôture de la représentation », in : Derrida, Jacques.
Lécriture et la différence. Paris : Seuil,
1967 : 341-368.
4Derrida,
Jacques. La dissémination Paris : Seuil, 1972 : 79-213.
5Derrida,
Jacques. Glas. Paris : Galilée, 1974. Voir aussi, à
cet égard, le « Hors livre », in : Derrida, Jacques.
La dissémination Paris : Seuil, 1972 : 9-76.
6Derrida,
Jacques. Mémoires pour Paul de Man. Paris : Galilée,
1988 : 8.
7Derrida,
Jacques. Le Monolinguisme de lautre. Paris : Galilée,
1996 : 14.