Elle
était une fois Georges-Claude
Guilbert
Si je m'intéressais aux tournées rock du groupe Bijou, aux actions d'éclat culottées et à la militance colorée du FHAR en pétard et des gazolines si coquines – dans le vieil Actuel, par exemple, avant sa noyade dans le mainstream – je retrouvais Marie France. Si je lorgnais du côté de cabarets comme L'Alcazar afin de constater ce qu'ils étaient en mesure de me raconter sur la construction du genre, encore Marie France. Plus tard, tandis que les artistes Pierre et Gilles entraient dans mon panthéon personnel aux côtés d'Andy Warhol et de Guy Peellaert et que Marc Almond délaissait Soft Cell pour quelques années afin de laisser libre cours à ses passions, toujours Marie France. L'Anglais Almond, déjà marqué par Lautréamont ou Huysmans, s'attachait à reprendre des chansons de Greco, Aznavour ou Brel et se faisait photographier, peindre ou filmer par Pierre et Gilles, juste avant, juste après, ou en même temps que Marie France. Le roi de la nuit barcelonaise alternative rencontrait l'inspiratrice de la décadence parisienne. Dans le cadre de mes recherches, j'ai lu par ailleurs plusieurs douzaines d'autobiographies de chanteuses/chanteurs et d'actrices/acteurs (cf. mon article "Justification d'un genre à part: l'autobiographie d'acteur" <http://www.arobase.to/v2_n1/autob.html>). Il était naturel que je souhaite lire celle de Marie France, d'autant plus qu'elle s'impose également pour tout chercheur en Gender Studies – ne serait-ce que pour la comparer à celles de Jan Norris (Conundrum, 1974/2002, recensée dans Cercles, et Maud Marin (Le Saut de l'ange, 1987), ou plus encore à celles de Coccinelle (Coccinelle, 1987) et April Ashley (April Ashley's Odyssey, 1982), pour ne citer qu'elles. Je n'ai pas été déçu. Passée l'énorme surprise de ses origines – elle est issue d'une famille de pieds-noirs or on associe rarement ce type de personnage à une enfance oranaise, stéréotype oblige! – on est rapidement emporté dans un tourbillon qui laisse après une lecture d'une traite une plaisante sensation de vertige. Non, la biologie n'est pas le destin. Etonnamment, Marie France raconte ses rapports avec des dizaines de célébrités françaises, britanniques et américaines, mais ne développe pas sa collaboration avec Prince. C'est pourtant bien sa voix que l'on entend sur Parade (1986); d'ailleurs la pochette annonce: "The French seduction on 'Girls & Boys' is performed by Marie France"). Dans son autobiographie (Tainted Love, 1999), Marc Almond raconte que Pierre et Gilles l'ont présenté à Marie France, devenue une amie, et écrit: "Marie France starred alongside me as the jilted lover in the video for 'A Lover Spurned'. A performer herself in the colourful Parisienne cabarets, a film star and arch beauty, [Marie France] became a special part of my life. I wrote a couple of songs for her […] and also sang on two duets […]. In addition we have performed together in both Paris and London." Curieusement, Marie France figure dans le vidéoclip de "A Lover Spurned" extrait de l'album Enchanted, bien que ce soit la chanteuse Julie T. Wallace qui fournisse la réplique à Marc Almond, tandis que Marie France chante effectivement sur "Carnival of Life", extraite du même album. Cette particularité est un peu à l'image de sa carrière: Marie France est partout et nulle part à la fois, souvent là où on ne l'attend pas, sans cesse à deux doigts de la starité mainstream mais icône incontestée de l'underground. Après avoir été coiffeuse, Marie France a chanté avec certains des plus grands, joué dans différents films plus ou moins obscurs, couché avec des vraies stars et des fils de stars mais aussi avec n'importe qui (lisez le livre si vous voulez des noms, trop peu nombreux du reste car il lui aurait fallu comme elle le dit écrire une encyclopédie en quarante volumes); Marie France a été junkie, Marie France a "fait des bêtises". Mais surtout, Marie France a joué Duras au théâtre. L'éditeur a eu raison de reprendre en quatrième de couverture une phrase de Duras que Marie France utilise en exergue: "C'est impossible de ne pas être troublé par elle. Tout le monde. Les femmes comme les hommes." L'une des spécificités les plus troublantes de cet ouvrage est la façon dont Marie France parle d'elle au féminin dès le début, à la différence de nombre de ses "consoeurs" qui commencent généralement au masculin, racontant leur enfance de "Marcel" en culottes courtes avant de passer au féminin, lorsque "Marcel" devient "Miranda" ou "Libellule" et achète ou vole sa première robe (décolletée, bien sûr). Là où d'autres narrent en détail les différentes étapes médicales de leur transformation, Marie France reste discrète. Très tôt des seins poussent sur son torse, sans que la moindre hormonothérapie ni le moindre apport extérieur né de l'industrie pétrochimique ne soit mentionnés. Quant à la transformation, tardive, elle est évoquée en quelques mots avec une apparente légèreté et une grâce attendrissantes, d'autant plus que le lecteur un tant soi peu informé mesure les terribles enjeux et les tourments ainsi résumés: "Pendant l'été 1985, j'allai voir un célèbre magicien de Londres. Du bout de sa baguette magique, il fit apparaître l'origine du monde sur mon corps. Un matin nouveau, je me réveillai dans une rose: Good-bye chou rose shocking!" (298) Née en 1946, Marie France a connu les excès des années 60, 70, 80 et 90. Elle a été clone de Marilyn Monroe, hippie, rockeuse, femme fatale, égérie gay, etc. Elle a côtoyé les plus éclatantes drag queens d'antan, dont de splendides muses d'écrivains, telle Cobra. Son livre a parfois des allures bienvenues d'essai anthropologique. Il écrit par moments en creux l'histoire d'une autre reine de la nuit sexuellement ambiguë, celle dont le nom est sur toutes les lèvres depuis quatre décennies mais sur le passé de laquelle peu osent se pencher par écrit, par peur des représailles juridiques, sans doute. Marie
France a écrit ce livre sans aide, après s'être
interrogée sur le style à adopter: "J'eusse aimé
n'écrire ce livre qu'en un mélange d'imparfait du
subjonctif et de passé simple. Du genre 'Nous nous injectâmes
nos poisons stupéfiants, nous passâmes la nuit dans
des planeries étranges et nous nous dévorâmes
au petit matin.' Au bout de cinquante pages, à la relecture,
je me suis dit qu'un peu de naturel m'irait mieux." (343-344)
Le résultat est très agréable à lire
et indispensable pour tout spécialiste de Gender Studies
et de Cultural Studies à l'américaine.
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