Lieux
de mémoire : la Grande-Bretagne,
les États-Unis, la France et les deux guerres
mondiales, 1919-2003
Conférence
inaugurale de l'École doctorale rouennaise.
Rouen, Maison de l'université, 29 novembre 2003.
Kenneth O. Morgan*
Dans un
célèbre discours prononcé en 1949 à Strasbourg,
Winston Churchill commence par dire : « Prenez
garde : je vais parler en français ».
En fait, la maîtrise qu'avait Churchill de la langue
française était meilleure qu'il voulait bien
le dire. Mais je reprends ses propos à Rouen ce matin.
C'est la première fois que je donne une conférence
en français. Après l'avoir écoutée,
vous espérerez peut-être que ce soit la dernière
! Je souhaiterais exprimer à quel point c'est un honneur
pour moi d'avoir été élu membre du Conseil
scientifique de l'École doctorale rouennaise et d'avoir été appelé à présider à sa
rentrée solennelle aujourd'hui (je ne suis pas sûr
d'avoir vraiment été « élu » au
sens où les présidents Chirac ou Bush l'ont été — mais à la
réflexion, personne ne peut dire avec certitude si
George Bush a vraiment été « élu » lui
aussi !).
C'est une distinction pour moi, et également — je
me plais à le penser — un honneur pour
les historiens gallois. Beaucoup de travaux historiques innovants
ont été effectués au Pays de Galles
depuis que j'ai commencé comme assistant d'université il
y a quarante-cinq ans. Sous certains aspects, ils diffèrent
de l'histoire telle qu'on l'écrit en Angleterre. Certains
d'entre eux sont dérivés de ceux des spécialistes
français d'histoire sociale, notamment l'école
des Annales, par l'intermédiaire de ce remarquable
historien de la France qu'est Richard Cobb. Donc, c'est un
grand privilège pour moi d'être ici, dans le
cadre de liens officiels avec votre université, son École
doctorale, et le groupe de recherche animé par mon
vieil ami Antoine Capet, ce symbole vivant de l'Entente cordiale.
Au cours de cette conférence, je souhaiterais mettre
l'accent sur certains aspects qui ont de l'importance pour
tous les chercheurs en histoire, où qu'ils soient.
Je voudrais souligner la valeur des démarches comparatistes — nationales,
sociales, culturelles — pour donner de l'épaisseur
contextuelle à la quête historique. Je voudrais également
me pencher sur la qualité intrinsèque de l'histoire,
sa relation avec la mémoire, la légende et
le mythe, par opposition au positivisme sûr de lui
qui régnait quand j'ai commencé mes travaux
il y a presque un demi-siècle. À la réflexion,
il me semble que le point de départ idéal serait
la célèbre entreprise de l'historien français
Pierre Nora, explorant en sept copieux volumes la notion
de « lieux de mémoire ». Ce
n'est pas parce que je parle ici devant un auditoire français,
mais parce que le travail fondamental de Nora, qui a suscité un
grand intérêt chez les universitaires britanniques,
soulève des questions qui sont au centre de mes préoccupations.
Nora a décrit comment les lieux de mémoire — tels
le souvenir d'endroits, de localités ou d'événements ;
de traditions, de conflits ; de symboles politiques
ou culturels — s'établissent au sein d'un
peuple en le colonisant, au point que la mémoire plaquée
a tendance à fragmenter, voire à remplacer
l'histoire réelle et les sources d'archives ou autres
sur laquelle elle est fondée. Nora parle de « l'accélération
de l'histoire », à mesure que les éléments
de la mémoire de toute nature gagnent du terrain en
se livrant combat. Ces lieux peuvent être le souvenir
de gens, de lieux, d'événements, de traditions,
de conflits ou de symboles. Ils vont aussi bien des jansénistes à Marcel
Proust que de la Marseillaise au Tour de France.
La mémoire sert à justifier le présent ;
elle est reliée autant au présent et à l'avenir
d'une société qu'à son passé.
Elle illustre la célèbre remarque paradoxale
selon laquelle on se souvient du futur, mais on imagine le
passé.
Je voudrais appliquer l'analyse de Nora en particulier à trois
grandes nations du vingtième siècle — la Grande-Bretagne, à laquelle
j'ai consacré l'essentiel de mes livres ; les États-Unis,
sur lesquels j'ai également fait quelques recherches
et beaucoup enseigné dans différents pays ;
et (avec une certaine appréhension) un peu la France.
Je n'ai jamais fait de recherche sur la France à partir
de sources primaires, ni écrit sur son histoire, mais
j'ai toujours eu une extraordinaire fascination pour elle
quand j'enseignais à Oxford. Donc, pour adapter une
fois encore les propos de Churchill :« Prenez
garde — je vais parler de l'histoire française ».
Les lieux de mémoire de ces trois pays sont distincts
et fonctionnent à des niveaux différents, y
compris le subconscient. Dans les quatre nations qui constituent
le Royaume-Uni, cela comprend à la fois des
images de l'empire et des légendes sur les libertés
du free-born Englishman (mot à mot : « l'Anglais
né libre »), comme les procès devant
un jury populaire, sanctifiés par la Grande charte
de 1215, et actuellement quelque peu menacés par notre
gouvernement. Aux États-Unis, il y a les images
d'individualisme remontant aux tout premiers temps de l'expérience
coloniale et de la frontière en expansion, avec l'externalisation
des mythes de la « Destinée Manifeste »,
qui contribuent à façonner les signes distinctifs
des lieux de mémoire américains. En France,
s'il est un lieu de mémoire prédominant, c'est
bien sûr celui de la Révolution et des fidélités
et des tensions qu'elle continue de susciter — même
si les gens de 1789 avaient leurs propres lieux de mémoire
qui remontaient aux Mérovingiens et à la Gaule,
tout comme les petits Français se régalent
désormais des aventures d'Astérix.
Mais au vingtième siècle l'image qui domine
dans les trois pays, c'est l'image de la guerre. La Grande-Bretagne,
pays relativement paisible depuis la « Glorieuse » révolution
sans bain de sang en 1688, a été gagnée
par le souvenir des deux guerres mondiales. Ses deux plus
célèbres Premiers Ministres sont ceux de 1916
et de 1940, Lloyd George et Churchill. La Première
guerre mondiale, en particulier, constitue toujours une inspiration
pour des romanciers comme Pat Barker ou Sebastian Faulks.
Le 11 novembre, appelé Remembrance Day (« le
jour du souvenir ») au Royaume-Uni, où l'on
consacre une minute de silence à la mémoire
des morts des deux guerres mondiales, conserve toujours une
dimension émotive inégalée. Les États-Unis ont
réagi plus indirectement à leur engagement
dans les guerres mondiales. En 1917 et en 1941 ils se joignirent
au conflit alors qu'il était déjà bien
entamé. Mais la Deuxième guerre mondiale, les
souvenirs de Pearl Harbor et de Omaha Beach sont encore très
vifs dans la conscience américaine à un point
qui n'a pas son équivalent ailleurs. La France a été façonnée,
voire dans un certain sens redéfinie, par les images
de Verdun au cours de la Première guerre et de sa
libération de l'occupant au cours de la deuxième.
Le culte de Pétain et de De Gaulle pendant chacune
des deux guerres constitua une force durable.
Ces lieux de la mémoire publique (bien plus naturellement
que les lieux des opérations militaires) contribuent
très largement à éclairer l'histoire
récente de chacun de ces pays, la mobilisation de
leur passé pour façonner leur avenir. C'est
encore parfaitement évident en cette année
2003. Pendant la guerre en Irak, chaque nation interpréta
son rôle selon des critères différents.
Les Britanniques (ou plutôt le gouvernement Blair,
puisque les deux tiers de l'opinion publique étaient
contre) y voyaient la renaissance de la « relation
spéciale » entre la Grande-Bretagne et
les États-Unis pour débarrasser le monde d'un
tyran ; les Américains y voyaient une sorte de
répétition de Pearl Harbor et utilisaient leur
mémoire collective pour justifier une sorte d'unilatéralisme
moral ; les Français y voyaient une occasion
de réaffirmer leur philosophie du droit international
et leur leadership européen — il
est révélateur que le ministre français
des Affaires étrangères, M. de Villepin, soit
l'auteur d'un ouvrage historique sur Napoléon. Tandis
que le gouvernement britannique considérait l'alliance
avec les États-Unis comme le préalable à son
rôle de pont avec l'Europe, les Français jugent
depuis de Gaulle que c'est contradictoire.
Les trois pays réagirent de façon différente à certains épisodes
du conflit irakien. Lorsque les statues de Saddam Hussein
furent renversées à Bagdad, les Américains évoquèrent
le souvenir de l'expérience libératrice de
la destruction du Mur de Berlin. Les Français ne montrèrent
pas le même enthousiasme, peut-être parce qu'ils
se souvenaient d'événements comme la destruction
de la statue de Napoléon place Vendôme à Paris
en 1871, à la suite de quoi le peintre Gustave Courbet
fut poursuivi pour profanation de « souvenirs
nationaux »: sous la Commune, deux lieux de mémoire,
l'un bonapartiste et l'autre internationaliste, étaient
en conflit. Les Britanniques étaient simplement interloqués,
car personne ne tente de détruire les monuments publics
en Grande-Bretagne — sauf à compter le
jeune critique d'art qui décapita un jour une statue
de Mme Thatcher exposée au public.
En tant que lieu de mémoire, la Première
guerre mondiale est d'une force irrésistible
dans les trois pays. Son impact a été négatif
chez les trois, avec des éléments qui dépassent
de loin l'impact épouvantable des pertes en vies humaines.
Il est symbolisé par ces milliers d'émouvants
monuments aux morts que l'on voit dans les petites communes
de France, et il a donné lieu à de nouveaux
travaux historiques sur les « lieux de deuil » publics
en Angleterre et au Pays de Galles. Au Royaume-Uni,
la guerre a légué des souvenirs, non pas de
succès militaires, mais de chagrin, de honte et de
dégoût. En fait, l'historien littéraire
américain Paul Fussell a posé la question de
savoir s'il ne faudrait pas refondre notre langage afin de
pouvoir rendre justice à ses horreurs. Ce sentiment
de révulsion a traversé toutes les décennies,
depuis l'impact des poètes comme Wilfred Owen et Siegfried
Sassoon qui publièrent au cours même de la Grande
guerre, jusqu'à la pièce satirique de Joan
Littlewood montée au cours des années 1960, Oh,
What a Lovely War, et jouée en France sous le
titre Dieu, que la guerre est jolie !.
Elle est considérée comme une guerre sans héros.
Les généraux ont été condamnés
pour inhumanité et stupidité — selon
la célèbre formule, les soldats britanniques étaient « des
lions commandés par des ânes ». Aucun
général ou amiral britannique ne sortit intact
de la guerre, sauf peut-être le général
Allenby, qui commandait non pas en France mais en Palestine,
et qui fut le supérieur de mon père en 1917-18.
Les hommes politiques ne sont pas sortis intacts de la guerre
eux non plus. Churchill a vu sa réputation entachée
par le désastre de Gallipoli pendant vingt ans. Lloyd
George, le premier ministre victorieux, a été associé dans
les esprits avec les manœuvres politicardes et une paix
carthaginoise. Il y eut un mouvement d'opinion contre la
guerre dès la Conférence de la paix tenue à Paris,
au cours du printemps et de l'été 1919. Les
clauses du traité de Versailles furent condamnées
par Keynes à l'automne dans Les conséquences économiques
de la paix, qui présentaient Versailles comme
le résultat d'une soif de vengeance qui jetait les
bases de l'instabilité économique d'après-guerre
et de nouveaux conflits entre les nations. Les principaux
ouvrages d'histoire parus après 1918 furent écrits
par des critiques anti-guerre qui appartenaient au mouvement
pacifiste Union of Democratic Control, des hommes
comme Norman Angell, Lowes Dickinson, G. P. Gooch et
Bertrand Russell, et ils donnèrent le ton pour une
génération.
Les doutes qui entouraient la guerre se reflétaient
dans les débats qui portaient sur le monument public à lui
consacrer. En fin de compte, Edwin Lutyens, l'architecte
qui conçut le Cénotaphe de Whitehall, comme
l'Arche du souvenir de Thiepval, insista pour qu'ils soit « un
cénotaphe et non un catafalque », non pas
un monument triomphaliste à la mémoire des
soldats inconnus dans leur ensemble, mais un hommage rendu à la
tragédie et à la souffrance de chaque individu.
Le Conseil des ministres fut contraint de choisir l'emplacement
du Cénotaphe non pas sur une place très centrale
comme Picadilly Circus, mais dans une rue utilisée
pour le travail, comme Whitehall, où les ministères
britanniques ont leur siège. Des centaines de monuments
aux morts érigés partout dans le pays apportaient
leur propre témoignage personnel sur la tragédie
de 1914-1918 au nom de la génération manquante
des jeunes Britanniques.
Après 1918, la Grande guerre fut presque unanimement
rejetée par la mémoire collective. Le parti
travailliste considérait qu'elle marquait le triomphe
du capitalisme, des « hommes au visage de pierre »,
selon la description de Keynes, reprise de Stanley Baldwin.
Ils entendaient par là les profiteurs et les industriels
qui avaient trahi les rêves d'un pays prêt à honorer
les héros revenus du front en leur proposant des conditions
d'existence à la hauteur de leur sacrifice. Les conservateurs voyaient
dans cette guerre, non pas le triomphe du capitalisme, mais
celui du socialisme étatique, avec un aventurier semi-présidentiel
comme Lloyd George qui prenait des libertés avec la
Constitution. Dans les faits, il se peut que la guerre n'ait
pas été si négative que cela. Dans mon
livre Consensus and Disunity (« Consensus
et désunion »), j'ai tenté de montrer
que le gouvernement de coalition dirigé par Lloyd
George entre 1919 et 1922 avait un bilan honorable sous certains
aspects, avec certaines réformes sociales et un effort
soutenu pour ramener la paix en Irlande, en Inde et sur le
continent européen. Il contribua à assurer
la stabilité publique dans l'entre-deux-guerres. Mais
le sentiment dominant, avant même que Lloyd George
ne soit éloigné du pouvoir en octobre 1922,
c'était un sentiment d'échec, de trahison,
de lutte des classes.
La politique d'apaisement menée par le gouvernement
britannique au cours des années 1930, juqu'à Munich
et même au-delà, constituait le parfait témoin
du souvenir laissé par la Grande guerre. Munich, comme
l'a suggéré A. J. P. Taylor non sans
provocation, représenta « un triomphe pour
tout ce qu'il y avait de mieux chez les Britanniques »,
voulant dire par là l'influence des radicaux anti-guerre
de 1919. Il y avait bien évidemment des variations
selon les différentes nations des Îles britanniques.
Au Pays de Galles, la mémoire de la guerre
combinait la fierté d'avoir eu pour la première
fois un premier ministre gallois avec un bouleversement politique
et social qui vit l'ancienne élite terrienne et l'ascendant
libéral d'avant-guerre céder la place à une
nouvelle hégémonie travailliste. En Écosse,
le groupe de députés de gauche issus de l'estuaire
de la Clyde témoignait du transfert des électeurs
irlandais de Glasgow, qui délaissaient le nationalisme
irlandais pour soutenir le parti travailliste. En Irlande,
bien sûr, la guerre marqua une nouvelle ère,
avec la montée du Sinn Fein et de l'Armée
républicaine irlandaise (IRA), la partie sud du pays
obtenant un gouvernement autonome. Mais dans ces trois territoires
le sentiment dominant était également le dégoût.
En Irlande, par exemple, la guerre, qui avait engendré l'autonomie
de vingt-six des trente-deux comtés, engendra également
les « troubles » : la guerre entre
l'Armée britannique et les républicains irlandais,
dernière manifestation violente de la férule
impériale de la part de la race des maîtres.
Roy Foster a écrit que le silence historique fait
sur ces Irlandais, comme le poète W.B. Yeats, qui
s'étaient engagés dans l'Armée britannique
en 1914 constituait un cas « d'amnésie
thérapeutique volontaire ».
Aux États-Unis, le caractère négatif
des souvenirs de la guerre fut encore plus prononcé.
L'entrée en guerre y était considérée
comme une énorme aberration, comme avait pu l'être
l'annexion de Cuba et des Philippines en 1898 pour un pays
soi-disant anti-impérialiste. Ce n'est qu'avec la
plus grande réticence que les Américains rejetèrent
cent ans de non-intervention en 1917. Ils firent la guerre
en tant que « puissance associée » qui
gardait ses distances avec ses alliés européens.
La guerre fut présentée aux Américains
comme une guerre pour défendre les valeurs universelles,
la « der' des der' ». La maigre satisfaction
que leur donnait la victoire se manifesta au grand jour lorsque
le parti démocrate du président Wilson perdit
sa majorité au Congrès lors des élections
de mi-mandat de novembre 1918. À Paris et à Versailles,
les Américains avaient l'impression que leur pays
se faisait berner par les vieux impérialistes européens,
Clemenceau et Lloyd George en tête, et se faisait manœuvrer
pour qu'il endosse de nouvelles obligations internationales. À la
suite d'un âpre débat, le Sénat américain
rejeta la Société des Nations, et l'Amérique
se cantonna très largement à un rôle
marginal dans les affaires mondiales pour un avenir indéterminé.
Où qu'on se tourne, l'image de la Première
guerre mondiale était entièrement négative dans
la mémoire nationale. Elle conduisit à un repli
sur les vieilles valeurs anglo-saxonnes pour protéger
le peuple américain des nouveaux immigrés et
des idées nouvelles. Il en résulta deux grandes
conséquences sur le plan intérieur : les
restrictions draconiennes apportées à l'immigration
par le biais des contingentements raciaux pour interdire
l'entrée aux catholiques, aux juifs et aux orientaux,
ainsi que la « Prohibition » — interdiction
des ventes de boissons alcoolisées. Toutes deux représentaient
une victoire pour la vieille Amérique rurale contre
la nouvelle. De même, les radicaux d'avant-guerre comme
le progressiste « Fighting Bob » La
Follette ou le dirigeant du parti socialiste Eugène
Debs furent proscrits ou emprisonnés dans le climat
de « peur des rouges » qui suivit la
guerre. La guerre avait fait planer la menace d'un bouleversement
social et le peuple américain n'aimait pas cela. Les
années 1920 furent une époque profondément
conservatrice, marquée en politique étrangère
par une mentalité isolationniste vis-à-vis
de l'Europe poussée à l'extrême. Et cela
ne se cantonnait pas aux présidents républicains
comme Coolidge et Hoover. Franklin Roosevelt entama sa présidence
en 1933 en torpillant la Conférence économique
mondiale, signe évident que les États-Unis
allaient poursuivre leur propre chemin vers la reprise économique
en augmentant les prix.
Au cours des années 1930, l'hostilité des États-Unis à tout
ce qui pouvait rappeler la guerre atteignit de nouveaux sommets.
La Commission sénatoriale Nye proclama en 1935 que
le peuple américain avait été berné pour
lui faire rejoindre une guerre d'étrangers par des
intérêts économiques et par des « marchands
de la mort » qui cherchaient la guerre pour accroître
les bénéfices tirés de la fabrication
et des ventes d'armes. Leurs arguments reçurent l'aval
de l'historien Charles Beard, qui dénonçait
la guerre (alors qu'il l'avait soutenue en son temps) comme
complot du grand patronat pour sauver l'économie des États-Unis
par les dépenses militaires, et tournait en ridicule
la notion « d'intérêt national ».
Il discernait chez Franklin D. Roosevelt les mêmes
tendances dangereuses à berner le peuple de la même
façon.
Dans ces années-là, le peuple américain
s'appuya sur ses lieux de mémoire pour se réjouir
que ses enfants ne soient plus « là-bas »,
en Europe. Une série de lois de neutralité maintenaient
les États-Unis isolés en toute sécurité des
conflits qui se déroulaient en Espagne, en Autriche,
en Tchécoslovaquie et en Pologne. Comme en 1916, le
peuple américain était « trop fier
pour entrer en guerre ». Même après
le déclenchement de la guerre de nouveau en 1939,
personne ne voyait pourquoi il faudrait que cela affecte
les Américains. Il est de fait que Roosevelt remporta
un troisième mandat de président à l'élection
de 1940 en promettant que les troupes américaines
ne seraient jamais plus engagées dans des « guerres étrangères » (selon
sa formule savamment choisie). À en croire les commentateurs
américains, personne ne sortait grandi de la Première
guerre mondiale : ni les généraux, ni
le président Wilson — considéré comme
un idéaliste qui n'avait pas le sens des réalités — et
encore moins les perfides alliés d'outre-Atlantique.
Il n'y avait qu'un seul héros de la guerre en 1919,
et c'était un civil — Herbert Hoover, responsable
du Programme alimentaire européen, et porté aux
nues par cet autre grand critique de la guerre qu'était
John Maynard Keynes. Mais la gloire temporaire de Hoover
ne survécut pas à la récession. Je me
rappelle l'avoir vu apparaître sur une vieille bande
d'actualités dans un cinéma de Manhattan en
1963 — les spectateurs new-yorkais se levèrent
de leur siège pour le huer.
C'est peut-être en France que les images de
la Première guerre mondiale furent les plus négatives
et les plus douloureuses. Un sentiment de désillusion
culturelle prit une forme nettement politique. Il y avait,
naturellement, une profonde fierté vis-à-vis
de la nation et de l'armée citoyenne qui avait sauvé la
République. La République elle-même avait
acquis une nouvelle légitimité comme symbole
d'unité, après les douloureuses batailles à propos
de Dreyfus ou de l'Église. Mais l'image publique dominante,
le lieu de mémoire par excellence, c'était
Verdun. C'était une bataille de défense du
territoire national, ce que ne pouvait pas être la
Somme ou Passchendaele pour les Britanniques. Mais c'était également
un symbole universel de la boucherie insensée, dont
l'exemple parfait était l'Ossuaire de Douaumont, cet
empilement d'ossements anonymes sur le champ de bataille,
sans raison ni dignité. La légende de Verdun
continua de grandir après 1945, sans aucun doute parce
que de Gaulle lui-même était un survivant de
Verdun (comme de Lattre de Tassigny). Le seul et unique héros
des années qui suivirent 1918 était celui qui
commandait à Verdun, le maréchal Pétain,
gardien de la « France profonde » et
de ses valeurs traditionnelles, ainsi que l'avocat d'une
attitude défensive derrière la protection de
la Ligne Maginot.
En dehors de lui, la guerre évoquait des images d'un
peuple divisé et auto-destructeur. Les ouvriers français
se soulevaient contre l'ordre capitaliste que la guerre avait
renforcé, et ils fondaient le parti communiste le
plus puissant en dehors de la Russie. Le patriotisme français
cédait la place à la solidarité ouvrière ;
pendant un certain temps, La Marseillaise perdit
de sa popularité symbolique en faveur de L'Internationale.
Le Front populaire était ambigu vis-à-vis des
lieux de mémoire de la guerre. Tandis que Blum parlait
de la solidarité républicaine, Thorez expliquait
comment les dépouilles de la guerre étaient
allées aux « deux cents familles ».
Charles Péguy écrivait que les choses avaient
commencé par « la mystique » pour
se terminer par « la politique ». On
a parfois le sentiment que dans la France de l'entre-deux-guerres
c'était presque l'inverse.
Pendant ce temps, des écrivains comme Barbusse, Giraudoux
ou Céline prônaient une révolte pacifiste /
socialiste contre la guerre, à laquelle souscrivait
même un jeune intellectuel comme Raymond Aron. Toute
une génération d'instituteurs, la plupart de
gauche et membres d'une profession qui avait perdu une nombre
disproportionné des siens sur les champs de bataille,
enseigna à ses élèves la futilité et
la malignité des guerres, en particulier la Première
guerre mondiale. À droite, des polémistes comme
Maurras parlaient de trahison après-guerre et de l'absence
de dispositions pour défendre la France contre le
type d'invasion qui avait eu lieu en 1870. Eugen Weber a
parlé des années 1930 en France comme des « années
creuses », au cours desquelles les énergies
sociales furent très largement paralysées,
les dirigeants politiques optèrent pour l'apaisement
de la période de Munich et les financiers de droite
clamèrent : « Plutôt Hitler
que Blum ». En défendant si piètrement
la nation en 1940, alors que les considérations politiques
contribuaient à façonner les perceptions qu'avaient
les soldats des généraux comme Gamelin ou Weygand,
la France révéla au monde l'influence durable
des souvenirs et des mythes apparus vingt ans auparavant.
Une nation tourmentée ne sut que se tourner vers le
héros de Verdun, âgé de 84 ans, pour
inventer et célébrer des souvenirs différents — non
plus ceux de « Liberté-Égalité-Fraternité » ,
mais ceux de « Travail-Famille-Patrie ».
La Deuxième guerre mondiale occupe
un lieu de mémoire tout à fait différent.
En Grande-Bretagne, elle a toujours été présentée — par
opposition à celle de « 14-18 » — comme
une « bonne » guerre, au cours de laquelle
le peuple était uni et avait foi en ses dirigeants.
Les images du temps de guerre sont centrales pour la psychologie
des Britanniques et leur sentiment d'identité nationale.
1940, en particulier, est devenu une sorte d'épiphanie
nationale, avec la Grande-Bretagne qui se battait seule contre
le fascisme tandis que l'Europe continentale capitulait ou
collaborait. Tout particulièrement, Dunkerque — grande
défaite — est identifiée avec la
volonté de vaincre de la Grande-Bretagne, manifestée
par un peuple qui montra son sens de l'improvisation en ayant
recours aux embarcations de pêche et aux bateaux d'excursions
en mer pour rapatrier les « Tommies ».
Il est ironique que Dunkerque, qui évoque l'héroïsme
en Grande-Bretagne, soit le plus souvent considéré en
France comme le symbole de la perfide Albion laissant les
Français à leur triste sort, à la merci
de la Wehrmacht.
La Bataille d'Angleterre est un symbole encore plus évocateur :
les pilotes (dont beaucoup étaient canadiens, polonais
ou tchèques) sont considérés comme la
fine fleur des jeunes Britanniques, leurs Spitfires étant
les héritiers des galions de Drake repoussant l'Invincible
armada espagnole. La Bataille d'Angleterre — parallèlement
aux épisodes épiques comme la destruction du Graf
Spee devant Montevideo, les attaques aériennes
venues à bout des digues allemandes de la Ruhr ou
les Rats du désert à El Alamein — est
devenue un classique de la culture cinématographique
nationale. Je ne sais pas ce que les familles françaises
regardent à la télévision l'après-midi
de Noël, mais en Grande-Bretagne les gens s'installent
devant leur poste après leur copieux déjeuner
(et le discours télévisé de la Reine)
pour s'offrir le plaisir de voir leurs « petits
gars » couler le Bismarck, faire sauter
le pont de la rivière Kwaï et s'évader
de la forteresse de Colditz. Le feuilleton comique populaire
qui est resté le plus longtemps sur les écrans
a été Dad's Army (« L'armée
de papa »), regard humoristique sur l'amateurisme
de la défense locale du territoire britannique confiée
aux réservistes, la Home Guard. Très
populaire également fut l'émission Allo,
Allo, fondée sur la caricature des Français
et des Allemands pendant l'Occupation en France.
L'image qui a été transmise de la guerre dans
la mémoire britannique est en tous points l'image
d'une « bonne » guerre. On sous-entend
que la population était unie comme jamais après
les divisions liées au chômage d'avant-guerre.
L'évacuation des écoliers des grandes villes,
envoyés dans tous les coins du pays, et le partage
des souffrances au cours des bombardements de Londres sont
présentés comme la marque d'un nouveau sentiment
communautaire. Les croquis de Henry Moore qui représentent
les citoyens serrés les uns contre les autres sur
les quais du métro de Londres pendant la guerre pour échapper
aux bombes de la Luftwaffe évoquent ce sentiment
avec force. Je comprends ce travail de mémoire et
le partage. Je me souviens de cette nuit d'octobre 1944 où notre
petite maison du nord de Londres fut endommagée par
une fusée V 1. Cela rend mes réactions personnelles,
face par exemple au 11 septembre, quelque peu différentes
de celles d'amis américains — bien que,
je l'espère, non moins humaines.
La guerre, pensait-on, incarnait le meilleur des valeurs
britanniques — des valeurs éternelles,
principalement anglaises, peut-être. Vera Lynn avait
des chansons sur les oiseaux bleus qui survolaient les blanches
falaises de Douvres, ou sur les rossignols qui chantaient à Berkeley
Square. Deux endroits situés au sud-est de l'Angleterre,
on peut le noter : il ne semble pas que beaucoup de
ces oiseaux atteignaient l'Écosse ou le Pays de Galles,
ce qui peut expliquer pourquoi les sentiments des Écossais
et des Gallois sur le climat mental qui régnait pendant
la guerre sont parfois tout autres. À la radio, le
dramaturge J. B. Priestley se faisait le chantre d'un
nouveau populisme. Ce climat est naturellement symbolisé par
le géant du temps de guerre, Winston Churchill, objet
de multiples biographies de moins en moins critiques, et
qui a récemment été élu « plus
grand Britannique de tous les temps », laissant à la
traîne derrière lui Shakespeare, Newton et Darwin.
Il est également incarné par le patriote socialiste
George Orwell, dont l'essai Le Lion et la licorne évoque
la campagne britannique et la place du village engazonnée,
plagié plus tard dans un discours de John Major. L'art
de la période de guerre — avec les tableaux
de John Piper ou de Graham Sutherland, et les Four Quartets de
T. S. Eliot — témoigne de l'enracinement
de l'imagerie rurale. L'artiste de guerre Paul Nash, dont
les peintures de 1917 évoquaient la détresse
boueuse des tranchées, se concentra en 1940 sur la
beauté mystique de la campagne anglaise, presque rehaussée
par les manœuvres des avions de combat qui la survolaient.
Une autre figure emblématique était celle du
spécialiste vieillissant des sciences sociales William
Beveridge, dont le célèbre rapport de 1942
sur les Assurances sociales se vendit à 630 000 exemplaires.
Il impliquait que cette fois-ci, il y aurait véritablement
un monde nouveau, et que les héros ne seraient pas
trahis. Le matériau utilisé pour les groupes
d'instruction civique du Army Bureau of Current Affairs (Bureau
militaire sur les questions d'actualité) sur le front
ou en mer révèle une communauté nationale à l'aise
avec ses propres lieux de mémoire — un
pays pacifique, ouvert à ses voisins, fier de son
roi et de son Parlement impérial, fort de son sentiment
d'identité nationale, en sûreté grâce à ses
libertés civiques (y compris les procès par
jury populaire).
À dater de cette époque, la guerre fut presque unanimement saluée
comme un moment unique de l'histoire, une guerre qu'on pouvait accommoder à toutes
les sauces et pour tous les partis. Naturellement, les conservateurs chérissaient
le culte ambigu de Churchill et ils considéraient la Grande-Bretagne,
peut-être pour la dernière fois, comme l'un des « Trois
grands », victorieuse contre des ennemis étrangers comme au
temps de Wellington ou de Nelson. Les centristes du parti libéral pouvaient
célébrer Beveridge et mon vieil ami Sir Oliver Franks, provost (doyen)
de Queen's College, haut-fonctionnaire clé du temps de guerre
et plus tard ambassadeur du Royaume-Uni le plus important aux États-Unis.
Mais la guerre fut encore plus importante pour le parti travailliste,
en créant un nouveau sentiment de citoyenneté sociale, de soumission à la
volonté générale. Le fait que les travaillistes emmenés
par Clement Attlee aient triomphé du chef de guerre Churchill lors des élections
législatives de 1945 confirma que cette fois-ci, au contraire de « 14-18 » ,
on avait bien affaire à une « guerre du peuple ».
Les travaillistes continuèrent à exploiter la mémoire de
la guerre sous le mandat de leurs chefs de file successifs, depuis Harold Wilson
(bureaucrate qui avait été le subordonné de Beveridge) et
James Callaghan (qui avait fait la guerre comme officier de marine) jusqu'à Michael
Foot (publiciste pendant la guerre, célèbre pour son pamphlet Guilty
Men [« Les Coupables »]).
Comme dans tous les lieux de mémoire, le mythe et
les fausses interprétations se mélangeaient.
La guerre eut d'autres aspects, moins reluisants. Sa citoyenneté patriotique
n'est pas facile à concilier avec les profiteurs du
privé sur le « marché noir ».
Il y a eu une certaine réticence à moderniser
l'économie ou à réformer la constitution
non écrite. Surtout — thème sur
lequel je reviendrai — la mémoire de la
guerre renforça le sentiment de distance par rapport à l'Europe,
une fierté dans l'isolement évidente
dans sa froideur vis-à-vis du continent depuis le
Plan Schuman jusqu'à Maastricht. Les souvenirs de
la guerre (comme les souvenirs des rencontres de football)
sont couramment utilisés pour alimenter l'europhobie,
en particulier les attitudes anti-allemandes. C'est là un
aspect extrêmement négatif dans la définition
de l'image de la guerre que se renvoient les Britanniques.
Dans un sens plus positif, cette image qu'ils se renvoient
a donné naissance à un nouveau regard sur les
femmes de Grande-Bretagne — les vraies femmes,
par opposition au culte de la féminité dans
l'abstrait. La seule icône féminine de 1914-1918
fut l'infirmière Edith Cavell, exécutée
par les Allemands pour avoir aidé des prisonniers à s'évader — symbole
donc de la profession infirmière et du rôle
traditionnel des femmes. En 1939-1945, il y eut d'autres
icônes : Dame Vera Lynn, « la petite
fiancée des soldats » ('The Forces' Sweetheart') à la
radio, et la reine-mère, dont les obsèques
firent l'objet d'un deuil national l'an dernier. Pour comprendre
la mystérieuse survie de la famille royale dans la
Grande-Bretagne moderne, il suffit de regarder les vieilles
bandes d'actualités où l'on voit la reine-mère
enjamber les débris du Palais de Buckingham après
un bombardement. « Nous pouvons désormais
regarder l'East End en face », fit-elle
remarquer. Tout le monde se souvient que notre famille royale,
contrairement à celle des Belges, est restée
sur place et a affronté le danger. Ce sont donc là les éléments
constitutifs des lieux de mémoire associés à la
Deuxième guerre mondiale : unité nationale
et (pour utiliser un terme marxiste) nécessité historique.
Pour tenter de démontrer au peuple britannique comment
il fallait réagir face à Saddam Hussein, Tony
Blair mit l'accent à plusieurs reprises sur Churchill
et la guerre, Munich, les comparaisons de Saddam avec Hitler
et la victoire remportée avec nos alliés historiques,
les Américains.
La Grande-Bretagne est l'exemple le plus flagrant d'un pays
où la Deuxième guerre mondiale a colonisé le
présent et l'avenir. Ce phénomène a
aussi affecté les Américains, mais avec
beaucoup de retard. Encore en plein été 1941,
la plupart des Américains n'avaient aucune envie de
participer à la guerre, même si un film de l'époque
comme Mrs Miniver — qui raconte les péripéties
d'une famille britannique pendant les bombardements, l'héroïne étant
incarnée par une actrice américaine, Greer
Garson — contribua à engendrer un nouveau
climat parmi les citoyens de souche anglo-saxonne. Mais cette
fois les choses tournèrent différemment. Pearl
Harbor eut un effet de choc en suscitant un sentiment de
vulnérabilité nationale face à une attaque
extérieure qui avait été totalement
absent en 1917.
Une nouvelle génération de héros militaires
fut créée : MacArthur, qui gouverna le
Japon après-guerre, Marshall, grand secrétaire
d'État aux Affaires étrangères, et bien
sûr Eisenhower, qui devint président. Il continua
d'entretenir des liens personnels avec ses alliés
britanniques, bien qu'il ait toujours mis un point d'honneur à ne
tenir aucun compte des pressions de Churchill en faveur d'une
conférence au sommet avec les Russes et qu'il ait été plus
tard irrité au plus haut point par les Mémoires de
Montgomery. Les candidats à la présidence soulignent
leurs exploits pendant la guerre : Kennedy et le destroyer
PT109, Jimmy Carter dans la marine, George Bush père
dans un avion de chasse. Le premier ancien combattant à ne
faire aucune allusion particulière à ses faits
de guerre fut un héros véritable : Robert
Dole, le candidat républicain de 1996, qui ne voulait
pas que cela attire l'attention sur son grand âge !
À l'inverse de l'après-1918, le point de vue qui prévalut,
c'est que l'implication de l'Amérique dans les affaires du monde était
essentielle pour ses intérêts nationaux à long terme. Tant
que l'Union soviétique et le communisme international étaient jugés
comme des menaces, alors les engagements à l'étranger, via l'OTAN
ou le Plan Marshall, étaient inévitables pour défendre l'Amérique.
Il n'y eut aucun retour à l'isolationnisme après 1945 ; en
fait, les engagements à l'étranger de l'Amérique semblaient
inutilement agressifs à beaucoup, surtout au Viet-nâm. Ensuite,
des grandes figures comme Henry Kissinger continuèrent de donner leur
aval à la collaboration internationale, en particulier avec la Grande-Bretagne.
Même George Bush fils, qui a échappé au service militaire
pendant la guerre du Viet-nâm, continue d'entretenir la mémoire
ancestrale avec un buste de Winston Churchill sur son bureau.
Mais au cours des années 1990, les souvenirs de la
guerre entraînèrent cependant les États-Unis
dans une direction différente. Ce que l'on mettait
désormais en avant, c'était l'idée que
les États-Unis avaient sauvé le monde à eux
tout seuls. Le film Il faut sauver le soldat Ryan passait
totalement sous silence la présence sur les plages
normandes de troupes britanniques et du Commonwealth, sans
parler des forces françaises. Le sentiment qui régnait
maintenant, c'était que les Européens que ces GIs avaient
délivrés ne leur en étaient guère
reconnaissants. L'unilatéralisme dans la défense
des intérêts nationaux avait toujours été un
ressort de la politique étrangère américaine
d'après 1945 : qu'on se souvienne de l'attaque
d'Eisenhower contre le Liban en 1957 ou de la guerre du Viet-nâm.
Au moment de la guerre en Irak cette année, alors
que la Guerre froide n'était plus qu'un lointain souvenir,
on utilisa le souvenir de 1941 pour justifier les politiques
unilatérales de la seule et unique grande puissance — en
matière d'environnement, d'armes biologiques ou sur
la question de la cour de justice internationale. La Deuxième
guerre mondiale avait été utilisée par
les gouvernements américains pour prolonger ses liens
avec l'Europe après 1945. Elle était maintenant
utilisée comme raison pour s'en tenir à distance,
ainsi que de l'ONU. Même l'alliance avec la Grande-Bretagne
se faisait de plus en plus marginale. Il est instructif de
voir que la catégorie de l'opinion américaine
la moins favorable à la guerre contre l'Irak fut la
génération qui pouvait se souvenir de la Deuxième
guerre mondiale, y compris ceux qui s'y étaient battus.
C'est en France que les souvenirs de la guerre furent
les plus ambivalents. Alors que pour la Grande-Bretagne — et
pendant longtemps pour les États-Unis — la
guerre apparaissait comme source d'unité nationale,
elle laissa la France malheureuse et divisée. Vichy,
l'un des « lieux » clés de Nora,
constituait un concept ambigu, parfois perçu comme
le moyen de sauvegarder l'intégrité d'une partie
de la nation contre la collaboration, mais également
avec ses côtés bien plus sinistres, comme l'antisémitisme.
L'histoire politique de la France entre 1940 et 1944 fut
longtemps laissée inexplorée en France. Il
apparut de plus en plus clairement que Vichy contenait une
myriade de thèmes et de tensions, comme le montre
peut-être la trajectoire complexe de François
Mitterand, voire même par certains aspects celle d'un
martyr comme Jean Moulin. Le voile fut levé le plus
spectaculairement en France non pas par des historiens mais
par le film d'Ophüls, Le Chagrin et la pitié,
passé à la télévision en 1981,
douze ans après sa réalisation.
Le lieu de mémoire incarné par la Deuxième
guerre mondiale légua deux courants d'inspiration
traditionnels pour la population française. Ils étaient
en contradiction fondamentale l'un avec l'autre, mais pourtant
chacun concevait la Libération comme essentiellement
le résultat de l'action des Français eux-mêmes,
d'un peuple uni, et non des puissances anglo-saxonnes. Il
y a le souvenir populiste, principalement de gauche,
de la Résistance, en particulier du Maquis, revendiqué uniquement
par les communistes. Il y avait une tendance prononcée à assimiler
la résistance aux nazis et à Vichy à leur
seule action. Le Maquis fournissait un nouveau lieu de mémoire
républicaine et civique auquel on pouvait rattacher
la démarche radicale d'un intellectuel révéré comme
Péguy. Un historien comme Henri Michel, biographe
de Jean Moulin, était à la pointe de ce mouvement.
Parallèlement, il y avait le souvenir de De Gaulle
et de la France Libre, cette dernière constituant
un lieu de mémoire plutôt compliqué du
fait qu'elle avait agi hors du territoire français
proprement dit. S'il en appelait lui aussi à la mémoire
de Péguy, c'était à celle de Péguy
le nationaliste catholique et le disciple des valeurs de
la France éternelle.
De Gaulle lui-même mit longtemps à reconnaître
le rôle de la Résistance ou de ses chefs. Les
deux souvenirs de la Libération furent soigneusement
gardés à distance l'un de l'autre. C'est donc
en partie à cause de la volonté qu'avait de
Gaulle de bâtir une France moderne, une nation unie
et nouvelle, qu'il fit transférer les cendres de Jean
Moulin au Panthéon en 1964, malgré les critiques
de la droite. De Gaulle et ses partisans entretenaient le
souvenir de la guerre, mais moins comme une inspiration que
comme un avertissement. Ils n'étaient pas du genre à avoir
une nostalgie émue de l'alliance avec les Américains.
Lorsque Roosevelt le fit attendre plusieurs jours avant de
le recevoir à Washington en 1940, quelqu'un suggéra
qu'il pourrait souhaiter aller rendre visite au général
Pershing, le commandant en chef des forces américaines
en France en 1918, qui était désormais dans
une maison de retraite pour personnes âgées.
En voyant de Gaulle, ses yeux de vieil homme se mirent à briller : « Comment
va donc mon vieil ami le maréchal Pétain ? »,
lui demanda-t-il. Rencontre pas très réussie.
Pour de Gaulle, la morale de la guerre était totalement
différente, c'était un hymne non pas aux valeurs
traditionnelles d'une France introvertie, mais à une
France dynamique modernisée par la croissance économique
et la technocratie — non pas à une France
tremblant derrière une Ligne Maginot, mais une France
qui cherchait à être en tête du point
de vue géopolitique. Pour de Gaulle, « Vive
la République » était un message
d'actualité. Pour de Gaulle et ses successeurs, la
logique dérivée de la guerre conduisait à une
Europe concrète et unie qui, à l'inverse de
l'OTAN, ne soit pas sous tutelle américaine. D'où le
manque presque total de compréhension mutuelle entre
les gouvernements britannique et français sur la guerre
en Irak. C'était un conflit de mémoire tout
autant que de stratégie.
Il est clair que la Grande-Bretagne, l'Amérique et
la France renvoient toutes trois un reflet différent
de la guerre, et que cela continue encore aujourd'hui. Mais
d'où viennent exactement ces différences ?
Certes, elles incarnent une variété d'éléments
tirés de l'expérience historique distincte
de ces trois nations. Mais elles sont également en
partie l'œuvre des historiens. Elles indiquent aussi
bien les pièges à éviter que les occasions à saisir
par l'historien. Il se peut que ce ne soient pas là des
choses vraiment bonnes à dire devant vous aujourd'hui,
mais les souvenirs mitigés engendrés par les
guerres mondiales — avec souvent en Angleterre
des allusions douteuses aux « leçons de
l'histoire » — sont pour une part l'œuvre
des historiens eux-mêmes. Selon moi, l'histoire est
absolument indispensable à la compréhension
de lui-même par l'être humain — mais
comme les cigarettes, il faudrait qu'elle soit accompagnée
d'une mise en garde officielle sur ses dangers.
En Grande-Bretagne, comme nous l'avons vu, l'histoire d'après
1918 fut très largement dominée par les écrivains
liés à la Union of Democratic Control anti-guerre.
Des livres comme L'Anarchie internationale (International
Anarchy) de Norman Angell ou La Guerre de l'acier
et de l'or (War of Steel and Gold) de H.N.
Brailsford dominèrent ce que l'on pouvait lire sur
la Grande guerre pendant presque une génération.
Ils dénonçaient les « traités
secrets » ou le « système de
Versailles ». Une vision négative de la
guerre était également encouragée par
les mémoires des participants, en particulier ceux
de Lloyd George, qui fut beaucoup aidé par le critique
acerbe des généraux qu'était Liddell
Hart. Si l'écriture de l'histoire fut inspirée
par la culpabilité après 1918, celle d'après
1945 fut modelée par le triomphalisme — les épopées
sous-napoléoniennes d'Arthur Bryant (Fellow honoraire
du Queen's College d'Oxford, comme moi, mais hélas
anti-sémite, avec une tendresse pour Franco), l'histoire
sociale de G.M. Trevelyan, saluant les valeurs éternelles
du yeoman anglais, et bien sûr les œuvres
du héros guerrier lui-même, Winston Churchill.
Avec son sens très riche — bien que romantique — de
l'histoire britannique et de la tradition anglo-saxonne,
Churchill l'auteur fit plus que tout autre pour dépeindre
la guerre sous des couleurs simplistes et sans nuances. Les
partisans de l'apaisement comme Baldwin et Chamberlain sont
voués aux gémonies tandis que son propre rôle
d'homme providentiel est mis en avant dans une langue d'une
majesté prophétique.
Tony Blair, qui ne s'intéresse pas du tout à l'histoire,
est très sensible à la rhétorique churchillienne.
En mars dernier, il fit allusion à Neville Chamberlain
et aux choix historiques auxquels la Grande-Bretagne avait été confrontée
au cours des années trente. « L'histoire
nous jugera », déclara ce premier ministre
post-moderne pendant la guerre en Irak, ce qui toucha beaucoup
le public traditionnel du parti travailliste, car les travaillistes
n'ont pas seulement été les dépositaires
de l'idée d'une « guerre du peuple » en
1940, mais aussi de celle d'une « relation spéciale » qui,
dans les faits, remonte après tout à l'époque
d'Attlee en 1945.
Aux États-Unis, comme nous l'avons vu, des
historiens de gauche ou peut-être tout simplement isolationnistes
contribuèrent à perpétuer les images
négatives de la Première guerre mondiale. Charles
Beard, autorité indiscutée sur les pères
de la Constitution de 1787, ouvrait la voie en menant des
assauts furieux contre l'engagement des États-Unis
dans des « guerres étrangères » — engagement
bien réel sous Wilson, et potentiel sous Roosevelt,
qu'il accusa plus tard d'avoir favorisé l'attaque
japonaise contre Pearl Harbor, dont le gouvernement aurait
en fait eu vent. Après la guerre, Beard proclama que
Truman cherchait un autre Pearl Harbor en Palestine. Mais
d'un autre côté, même s'ils ont compté parmi
eux des grands noms comme Arthur Marder, les historiens américains
ont ces derniers temps participé à la création
d'une image romancée de la Deuxième guerre
mondiale en tant que lieu de mémoire.
L'auteur-clé est ici Stephen Ambrose, récemment
décédé, qui a été conduit
par ses études sur le président Eisenhower à rédiger
des écrits patriotiques pleins de sensiblerie sur
la participation des États-Unis à la Deuxième
guerre mondiale. Ses trente-six livres comprenaient beaucoup
d'ouvrages répétitifs sur l'armée américaine
en temps de guerre (il fut plus tard accusé de plagier
les travaux d'autres historiens — il s'est en
tout cas plagié lui-même). L'adaptation télévisée
de son livre Frères d'armes (Band of
Brothers, 1992) fit l'objet d'une série à succès.
Son D-Day (1994) donna lieu au film de Stephen Spielberg Il
faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan),
dont Ambrose fut le conseiller historique. Ses livres étaient à la
gloire des jeunes GIs (les témoignages oraux
constituaient une source capitale pour les écrits
d'Ambrose). « The GIs believed in their cause.
They knew they were fighting for decency and democracy and
they were proud of it » (Les GIs croyaient
en leur cause. Ils savaient qu'ils se battaient pour le respect
de la personne humaine et pour la démocratie, et ils
en étaient fiers), écrit Ambrose dans Citizen
Soldiers (1997). Ambrose répandit également
l'opinion selon laquelle les Américains ont gagné la
guerre tout seuls ou presque, en ne recevant que très
peu d'aide de leurs alliés. Il faut sauver le
soldat Ryan est un hymne au seul soldat américain ;Citizen
Soldiers ne contient dans l'index que quatre références à la
participation des forces britanniques au Débarquement.
Son retentissement sur les hommes politiques américains
fut immense. George Bush père dit de lui qu'il était « l'un
des plus grands historiens de son époque et même
de tous les temps ». On compara Ambrose à Thucydide.
Ses écrits, très largement cités pendant
la guerre en Irak, alimentèrent un climat d'unilatéralisme.
De Bayeux à Bagdad, le message reste le même
car certains historiens américains proposent leur
vision de l'Histoire à travers le prisme du présent.
Les historiens français ont également été influents
dans ce domaine — voire peut-être davantage
ancrés dans les conflits qu'ils décrivent que
leurs homologues britanniques ou américains. Les historiens
et les enseignants de gauche ont joué un rôle
important pour susciter une vision négative de la
Première guerre mondiale, en présentant l'image
de Verdun comme moment d'unité métaphysique,
mais également de trahison futile. Après 1945,
une grande partie de l'effort des historiens se concentra
sur la Résistance, donnant lieu à des travaux
d'érudition étalés sur de nombreuses
années au sein du Comité d'histoire de la Deuxième
guerre mondiale. Ils mettaient en avant une vision manichéenne
du régime de Vichy, cet « Autre » anti-républicain,
contre lequel les résistants prirent les armes. L'examen
objectif et détaillé du régime de Vichy
lui-même prit davantage de temps.
Ce sont en partie les historiens étrangers qui ont
ouvert la voie, comme l'Américain Robert Paxton dans La
France de Vichy (Vichy France, 1972), qui se
vendit à soixante mille exemplaires, et ces derniers
temps des historiens britanniques comme H. R. Kedward,
Robert Gildea et Julian Jackson dans son ouvrage The
Dark Years (« les années sombres »). Plus récemment, le rôle de De Gaulle a fourni un fil conducteur et il est apparu comme jetant un pont entre le destin historique d'une « certaine idée de la France » et le leadership moral
de l'Europe. M. de Villepin, lui qui s'intéresse au
bonapartisme, a, à n'en pas douter, ses propres perspectives à ajouter.
Au cours des années 1990, l'attention des historiens
s'est de nouveau portée sur la Résistance.
Le débat qui se poursuit sur la France en guerre fait
que les années 1940 ont peut-être actuellement
remplacé les années 1790 comme période
faisant l'objet des recherches les plus intenses sur l'histoire
de la France moderne.
Le travail des historiens français montre le rôle
que les historiens, en tant qu'universitaires et citoyens à la
fois, peuvent jouer dans l'activation de la mémoire,
en reliant l'héritage du passé et l'avenir.
Mais il devrait montrer aussi comment les historiens peuvent
jouer un rôle public clé en mobilisant leur
professionnalisme au service d'une sensibilité à la
mémoire collective. Il se peut que certains répandent
des stéréotypes, mais bien davantage d'entre
eux font actuellement l'éducation de leur nation en
lui expliquant les réalités et les complexités
de la France de la période de guerre. D'ailleurs,
le travail sur les deux guerres mondiales occupe une place
importante dans les apports considérables de Pierre
Nora. En France et ailleurs, les historiens aident leurs
compatriotes à dépasser les images de la guerre
qui se perpétuent de génération en génération
et ne considèrent que leur pays comme point de référence,
en essayant de trouver un nouvel équilibre entre l'histoire
et la mémoire. Comme l'exprime Nora, « La
mémoire dicte et l'histoire écrit ».
Je termine avec le cas britannique. Au-delà de la
propagande, la Première guerre mondiale a également
donné lieu à de l'histoire digne de ce nom,
comme ces ressources documentaires publiées par l'Institut
des affaires internationales de Chatham House. L'historiographie
de la Deuxième guerre mondiale s'éloigne actuellement
du triomphalisme churchillien avec de nouveaux travaux fondés
sur les archives, comme les études de mon vieux collègue
et ami du Queen's College, Alastair Parker, sur Chamberlain,
Churchill et l'apaisement. Les historiens ont recours à de
nouvelles techniques pour remettre en cause de front la mémoire
populaire, en créant peut-être de nouveaux « lieux
d'histoire » pour s'y substituer. De l'autre côté de
la Mer d'Irlande, les historiens ont refusé de transformer
les lieux pivots de l'histoire irlandaise en une sorte de
défilé prophétique, par exemple lors
de la commémoration en 1995 du cent-cinquantième
anniversaire de la Grande famine, phénomène
connu sous le nom ironique de « faminisme ».
En Grande-Bretagne, les chercheurs nous aident à réévaluer, à raffiner
la mémoire à la lumière des faits et
par là même à nous faire à l'idée
de la victoire comme d'autres peuples se sont faits à l'idée
de la défaite. Les Britanniques se vantent
depuis longtemps, peut-être à bon droit, de
leur passé lié à la libération
des autres peuples. Il se peut qu'avec l'aide intellectuelle
de leurs amis de l'Entente cordiale ils soient à même
de s'atteler à leur propre libération.
*Kenneth O. Morgan (Baron Morgan of Aberdyfi), D.Litt. (Oxon.),
D.Litt (Wales), Fellow of the British Academy, Honorary Fellow
of The Queen's and Oriel Colleges, Oxford, Former Vice-Chancellor
of the University of Wales.
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