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Lieux de mémoire : la Grande-Bretagne, les États-Unis, la France et les deux guerres mondiales, 1919-2003

Conférence inaugurale de l'École doctorale rouennaise.
Rouen, Maison de l'université, 29 novembre 2003.


Kenneth O. Morgan*


Dans un célèbre discours prononcé en 1949 à Strasbourg, Winston Churchill commence par dire : « Prenez garde : je vais parler en français ». En fait, la maîtrise qu'avait Churchill de la langue française était meilleure qu'il voulait bien le dire. Mais je reprends ses propos à Rouen ce matin. C'est la première fois que je donne une conférence en français. Après l'avoir écoutée, vous espérerez peut-être que ce soit la dernière ! Je souhaiterais exprimer à quel point c'est un honneur pour moi d'avoir été élu membre du Conseil scientifique de l'École doctorale rouennaise et d'avoir été appelé à présider à sa rentrée solennelle aujourd'hui (je ne suis pas sûr d'avoir vraiment été « élu » au sens où les présidents Chirac ou Bush l'ont été — mais à la réflexion, personne ne peut dire avec certitude si George Bush a vraiment été « élu » lui aussi !).

C'est une distinction pour moi, et également — je me plais à le penser — un honneur pour les historiens gallois. Beaucoup de travaux historiques innovants ont été effectués au Pays de Galles depuis que j'ai commencé comme assistant d'université il y a quarante-cinq ans. Sous certains aspects, ils diffèrent de l'histoire telle qu'on l'écrit en Angleterre. Certains d'entre eux sont dérivés de ceux des spécialistes français d'histoire sociale, notamment l'école des Annales, par l'intermédiaire de ce remarquable historien de la France qu'est Richard Cobb. Donc, c'est un grand privilège pour moi d'être ici, dans le cadre de liens officiels avec votre université, son École doctorale, et le groupe de recherche animé par mon vieil ami Antoine Capet, ce symbole vivant de l'Entente cordiale.

Au cours de cette conférence, je souhaiterais mettre l'accent sur certains aspects qui ont de l'importance pour tous les chercheurs en histoire, où qu'ils soient. Je voudrais souligner la valeur des démarches comparatistes — nationales, sociales, culturelles — pour donner de l'épaisseur contextuelle à la quête historique. Je voudrais également me pencher sur la qualité intrinsèque de l'histoire, sa relation avec la mémoire, la légende et le mythe, par opposition au positivisme sûr de lui qui régnait quand j'ai commencé mes travaux il y a presque un demi-siècle. À la réflexion, il me semble que le point de départ idéal serait la célèbre entreprise de l'historien français Pierre Nora, explorant en sept copieux volumes la notion de « lieux de mémoire ». Ce n'est pas parce que je parle ici devant un auditoire français, mais parce que le travail fondamental de Nora, qui a suscité un grand intérêt chez les universitaires britanniques, soulève des questions qui sont au centre de mes préoccupations.

Nora a décrit comment les lieux de mémoire — tels le souvenir d'endroits, de localités ou d'événements ; de traditions, de conflits ; de symboles politiques ou culturels — s'établissent au sein d'un peuple en le colonisant, au point que la mémoire plaquée a tendance à fragmenter, voire à remplacer l'histoire réelle et les sources d'archives ou autres sur laquelle elle est fondée. Nora parle de « l'accélération de l'histoire », à mesure que les éléments de la mémoire de toute nature gagnent du terrain en se livrant combat. Ces lieux peuvent être le souvenir de gens, de lieux, d'événements, de traditions, de conflits ou de symboles. Ils vont aussi bien des jansénistes à Marcel Proust que de la Marseillaise au Tour de France. La mémoire sert à justifier le présent ; elle est reliée autant au présent et à l'avenir d'une société qu'à son passé. Elle illustre la célèbre remarque paradoxale selon laquelle on se souvient du futur, mais on imagine le passé.

Je voudrais appliquer l'analyse de Nora en particulier à trois grandes nations du vingtième siècle — la Grande-Bretagne, à laquelle j'ai consacré l'essentiel de mes livres ; les États-Unis, sur lesquels j'ai également fait quelques recherches et beaucoup enseigné dans différents pays ; et (avec une certaine appréhension) un peu la France. Je n'ai jamais fait de recherche sur la France à partir de sources primaires, ni écrit sur son histoire, mais j'ai toujours eu une extraordinaire fascination pour elle quand j'enseignais à Oxford. Donc, pour adapter une fois encore les propos de Churchill :« Prenez garde — je vais parler de l'histoire française ».

Les lieux de mémoire de ces trois pays sont distincts et fonctionnent à des niveaux différents, y compris le subconscient. Dans les quatre nations qui constituent le Royaume-Uni, cela comprend à la fois des images de l'empire et des légendes sur les libertés du free-born Englishman (mot à mot : « l'Anglais né libre »), comme les procès devant un jury populaire, sanctifiés par la Grande charte de 1215, et actuellement quelque peu menacés par notre gouvernement. Aux États-Unis, il y a les images d'individualisme remontant aux tout premiers temps de l'expérience coloniale et de la frontière en expansion, avec l'externalisation des mythes de la « Destinée Manifeste », qui contribuent à façonner les signes distinctifs des lieux de mémoire américains. En France, s'il est un lieu de mémoire prédominant, c'est bien sûr celui de la Révolution et des fidélités et des tensions qu'elle continue de susciter — même si les gens de 1789 avaient leurs propres lieux de mémoire qui remontaient aux Mérovingiens et à la Gaule, tout comme les petits Français se régalent désormais des aventures d'Astérix.

Mais au vingtième siècle l'image qui domine dans les trois pays, c'est l'image de la guerre. La Grande-Bretagne, pays relativement paisible depuis la « Glorieuse » révolution sans bain de sang en 1688, a été gagnée par le souvenir des deux guerres mondiales. Ses deux plus célèbres Premiers Ministres sont ceux de 1916 et de 1940, Lloyd George et Churchill. La Première guerre mondiale, en particulier, constitue toujours une inspiration pour des romanciers comme Pat Barker ou Sebastian Faulks. Le 11 novembre, appelé Remembrance Day (« le jour du souvenir ») au Royaume-Uni, où l'on consacre une minute de silence à la mémoire des morts des deux guerres mondiales, conserve toujours une dimension émotive inégalée. Les États-Unis ont réagi plus indirectement à leur engagement dans les guerres mondiales. En 1917 et en 1941 ils se joignirent au conflit alors qu'il était déjà bien entamé. Mais la Deuxième guerre mondiale, les souvenirs de Pearl Harbor et de Omaha Beach sont encore très vifs dans la conscience américaine à un point qui n'a pas son équivalent ailleurs. La France a été façonnée, voire dans un certain sens redéfinie, par les images de Verdun au cours de la Première guerre et de sa libération de l'occupant au cours de la deuxième. Le culte de Pétain et de De Gaulle pendant chacune des deux guerres constitua une force durable.

Ces lieux de la mémoire publique (bien plus naturellement que les lieux des opérations militaires) contribuent très largement à éclairer l'histoire récente de chacun de ces pays, la mobilisation de leur passé pour façonner leur avenir. C'est encore parfaitement évident en cette année 2003. Pendant la guerre en Irak, chaque nation interpréta son rôle selon des critères différents. Les Britanniques (ou plutôt le gouvernement Blair, puisque les deux tiers de l'opinion publique étaient contre) y voyaient la renaissance de la « relation spéciale » entre la Grande-Bretagne et les États-Unis pour débarrasser le monde d'un tyran ; les Américains y voyaient une sorte de répétition de Pearl Harbor et utilisaient leur mémoire collective pour justifier une sorte d'unilatéralisme moral ; les Français y voyaient une occasion de réaffirmer leur philosophie du droit international et leur leadership européen — il est révélateur que le ministre français des Affaires étrangères, M. de Villepin, soit l'auteur d'un ouvrage historique sur Napoléon. Tandis que le gouvernement britannique considérait l'alliance avec les États-Unis comme le préalable à son rôle de pont avec l'Europe, les Français jugent depuis de Gaulle que c'est contradictoire.

Les trois pays réagirent de façon différente à certains épisodes du conflit irakien. Lorsque les statues de Saddam Hussein furent renversées à Bagdad, les Américains évoquèrent le souvenir de l'expérience libératrice de la destruction du Mur de Berlin. Les Français ne montrèrent pas le même enthousiasme, peut-être parce qu'ils se souvenaient d'événements comme la destruction de la statue de Napoléon place Vendôme à Paris en 1871, à la suite de quoi le peintre Gustave Courbet fut poursuivi pour profanation de « souvenirs nationaux »: sous la Commune, deux lieux de mémoire, l'un bonapartiste et l'autre internationaliste, étaient en conflit. Les Britanniques étaient simplement interloqués, car personne ne tente de détruire les monuments publics en Grande-Bretagne — sauf à compter le jeune critique d'art qui décapita un jour une statue de Mme Thatcher exposée au public.

En tant que lieu de mémoire, la Première guerre mondiale est d'une force irrésistible dans les trois pays. Son impact a été négatif chez les trois, avec des éléments qui dépassent de loin l'impact épouvantable des pertes en vies humaines. Il est symbolisé par ces milliers d'émouvants monuments aux morts que l'on voit dans les petites communes de France, et il a donné lieu à de nouveaux travaux historiques sur les « lieux de deuil » publics en Angleterre et au Pays de Galles. Au Royaume-Uni, la guerre a légué des souvenirs, non pas de succès militaires, mais de chagrin, de honte et de dégoût. En fait, l'historien littéraire américain Paul Fussell a posé la question de savoir s'il ne faudrait pas refondre notre langage afin de pouvoir rendre justice à ses horreurs. Ce sentiment de révulsion a traversé toutes les décennies, depuis l'impact des poètes comme Wilfred Owen et Siegfried Sassoon qui publièrent au cours même de la Grande guerre, jusqu'à la pièce satirique de Joan Littlewood montée au cours des années 1960, Oh, What a Lovely War, et jouée en France sous le titre Dieu, que la guerre est jolie !.

Elle est considérée comme une guerre sans héros. Les généraux ont été condamnés pour inhumanité et stupidité — selon la célèbre formule, les soldats britanniques étaient « des lions commandés par des ânes ». Aucun général ou amiral britannique ne sortit intact de la guerre, sauf peut-être le général Allenby, qui commandait non pas en France mais en Palestine, et qui fut le supérieur de mon père en 1917-18. Les hommes politiques ne sont pas sortis intacts de la guerre eux non plus. Churchill a vu sa réputation entachée par le désastre de Gallipoli pendant vingt ans. Lloyd George, le premier ministre victorieux, a été associé dans les esprits avec les manœuvres politicardes et une paix carthaginoise. Il y eut un mouvement d'opinion contre la guerre dès la Conférence de la paix tenue à Paris, au cours du printemps et de l'été 1919. Les clauses du traité de Versailles furent condamnées par Keynes à l'automne dans Les conséquences économiques de la paix, qui présentaient Versailles comme le résultat d'une soif de vengeance qui jetait les bases de l'instabilité économique d'après-guerre et de nouveaux conflits entre les nations. Les principaux ouvrages d'histoire parus après 1918 furent écrits par des critiques anti-guerre qui appartenaient au mouvement pacifiste Union of Democratic Control, des hommes comme Norman Angell, Lowes Dickinson, G. P. Gooch et Bertrand Russell, et ils donnèrent le ton pour une génération.

Les doutes qui entouraient la guerre se reflétaient dans les débats qui portaient sur le monument public à lui consacrer. En fin de compte, Edwin Lutyens, l'architecte qui conçut le Cénotaphe de Whitehall, comme l'Arche du souvenir de Thiepval, insista pour qu'ils soit « un cénotaphe et non un catafalque », non pas un monument triomphaliste à la mémoire des soldats inconnus dans leur ensemble, mais un hommage rendu à la tragédie et à la souffrance de chaque individu. Le Conseil des ministres fut contraint de choisir l'emplacement du Cénotaphe non pas sur une place très centrale comme Picadilly Circus, mais dans une rue utilisée pour le travail, comme Whitehall, où les ministères britanniques ont leur siège. Des centaines de monuments aux morts érigés partout dans le pays apportaient leur propre témoignage personnel sur la tragédie de 1914-1918 au nom de la génération manquante des jeunes Britanniques.

Après 1918, la Grande guerre fut presque unanimement rejetée par la mémoire collective. Le parti travailliste considérait qu'elle marquait le triomphe du capitalisme, des « hommes au visage de pierre », selon la description de Keynes, reprise de Stanley Baldwin. Ils entendaient par là les profiteurs et les industriels qui avaient trahi les rêves d'un pays prêt à honorer les héros revenus du front en leur proposant des conditions d'existence à la hauteur de leur sacrifice. Les conservateurs voyaient dans cette guerre, non pas le triomphe du capitalisme, mais celui du socialisme étatique, avec un aventurier semi-présidentiel comme Lloyd George qui prenait des libertés avec la Constitution. Dans les faits, il se peut que la guerre n'ait pas été si négative que cela. Dans mon livre Consensus and Disunity (« Consensus et désunion »), j'ai tenté de montrer que le gouvernement de coalition dirigé par Lloyd George entre 1919 et 1922 avait un bilan honorable sous certains aspects, avec certaines réformes sociales et un effort soutenu pour ramener la paix en Irlande, en Inde et sur le continent européen. Il contribua à assurer la stabilité publique dans l'entre-deux-guerres. Mais le sentiment dominant, avant même que Lloyd George ne soit éloigné du pouvoir en octobre 1922, c'était un sentiment d'échec, de trahison, de lutte des classes.

La politique d'apaisement menée par le gouvernement britannique au cours des années 1930, juqu'à Munich et même au-delà, constituait le parfait témoin du souvenir laissé par la Grande guerre. Munich, comme l'a suggéré A. J. P. Taylor non sans provocation, représenta « un triomphe pour tout ce qu'il y avait de mieux chez les Britanniques », voulant dire par là l'influence des radicaux anti-guerre de 1919. Il y avait bien évidemment des variations selon les différentes nations des Îles britanniques. Au Pays de Galles, la mémoire de la guerre combinait la fierté d'avoir eu pour la première fois un premier ministre gallois avec un bouleversement politique et social qui vit l'ancienne élite terrienne et l'ascendant libéral d'avant-guerre céder la place à une nouvelle hégémonie travailliste. En Écosse, le groupe de députés de gauche issus de l'estuaire de la Clyde témoignait du transfert des électeurs irlandais de Glasgow, qui délaissaient le nationalisme irlandais pour soutenir le parti travailliste. En Irlande, bien sûr, la guerre marqua une nouvelle ère, avec la montée du Sinn Fein et de l'Armée républicaine irlandaise (IRA), la partie sud du pays obtenant un gouvernement autonome. Mais dans ces trois territoires le sentiment dominant était également le dégoût. En Irlande, par exemple, la guerre, qui avait engendré l'autonomie de vingt-six des trente-deux comtés, engendra également les « troubles » : la guerre entre l'Armée britannique et les républicains irlandais, dernière manifestation violente de la férule impériale de la part de la race des maîtres. Roy Foster a écrit que le silence historique fait sur ces Irlandais, comme le poète W.B. Yeats, qui s'étaient engagés dans l'Armée britannique en 1914 constituait un cas « d'amnésie thérapeutique volontaire ».

Aux États-Unis, le caractère négatif des souvenirs de la guerre fut encore plus prononcé. L'entrée en guerre y était considérée comme une énorme aberration, comme avait pu l'être l'annexion de Cuba et des Philippines en 1898 pour un pays soi-disant anti-impérialiste. Ce n'est qu'avec la plus grande réticence que les Américains rejetèrent cent ans de non-intervention en 1917. Ils firent la guerre en tant que « puissance associée » qui gardait ses distances avec ses alliés européens. La guerre fut présentée aux Américains comme une guerre pour défendre les valeurs universelles, la « der' des der' ». La maigre satisfaction que leur donnait la victoire se manifesta au grand jour lorsque le parti démocrate du président Wilson perdit sa majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat de novembre 1918. À Paris et à Versailles, les Américains avaient l'impression que leur pays se faisait berner par les vieux impérialistes européens, Clemenceau et Lloyd George en tête, et se faisait manœuvrer pour qu'il endosse de nouvelles obligations internationales. À la suite d'un âpre débat, le Sénat américain rejeta la Société des Nations, et l'Amérique se cantonna très largement à un rôle marginal dans les affaires mondiales pour un avenir indéterminé.

Où qu'on se tourne, l'image de la Première guerre mondiale était entièrement négative dans la mémoire nationale. Elle conduisit à un repli sur les vieilles valeurs anglo-saxonnes pour protéger le peuple américain des nouveaux immigrés et des idées nouvelles. Il en résulta deux grandes conséquences sur le plan intérieur : les restrictions draconiennes apportées à l'immigration par le biais des contingentements raciaux pour interdire l'entrée aux catholiques, aux juifs et aux orientaux, ainsi que la « Prohibition » — interdiction des ventes de boissons alcoolisées. Toutes deux représentaient une victoire pour la vieille Amérique rurale contre la nouvelle. De même, les radicaux d'avant-guerre comme le progressiste « Fighting Bob » La Follette ou le dirigeant du parti socialiste Eugène Debs furent proscrits ou emprisonnés dans le climat de « peur des rouges » qui suivit la guerre. La guerre avait fait planer la menace d'un bouleversement social et le peuple américain n'aimait pas cela. Les années 1920 furent une époque profondément conservatrice, marquée en politique étrangère par une mentalité isolationniste vis-à-vis de l'Europe poussée à l'extrême. Et cela ne se cantonnait pas aux présidents républicains comme Coolidge et Hoover. Franklin Roosevelt entama sa présidence en 1933 en torpillant la Conférence économique mondiale, signe évident que les États-Unis allaient poursuivre leur propre chemin vers la reprise économique en augmentant les prix.

Au cours des années 1930, l'hostilité des États-Unis à tout ce qui pouvait rappeler la guerre atteignit de nouveaux sommets. La Commission sénatoriale Nye proclama en 1935 que le peuple américain avait été berné pour lui faire rejoindre une guerre d'étrangers par des intérêts économiques et par des « marchands de la mort » qui cherchaient la guerre pour accroître les bénéfices tirés de la fabrication et des ventes d'armes. Leurs arguments reçurent l'aval de l'historien Charles Beard, qui dénonçait la guerre (alors qu'il l'avait soutenue en son temps) comme complot du grand patronat pour sauver l'économie des États-Unis par les dépenses militaires, et tournait en ridicule la notion « d'intérêt national ». Il discernait chez Franklin D. Roosevelt les mêmes tendances dangereuses à berner le peuple de la même façon.

Dans ces années-là, le peuple américain s'appuya sur ses lieux de mémoire pour se réjouir que ses enfants ne soient plus « là-bas », en Europe. Une série de lois de neutralité maintenaient les États-Unis isolés en toute sécurité des conflits qui se déroulaient en Espagne, en Autriche, en Tchécoslovaquie et en Pologne. Comme en 1916, le peuple américain était « trop fier pour entrer en guerre ». Même après le déclenchement de la guerre de nouveau en 1939, personne ne voyait pourquoi il faudrait que cela affecte les Américains. Il est de fait que Roosevelt remporta un troisième mandat de président à l'élection de 1940 en promettant que les troupes américaines ne seraient jamais plus engagées dans des « guerres étrangères » (selon sa formule savamment choisie). À en croire les commentateurs américains, personne ne sortait grandi de la Première guerre mondiale : ni les généraux, ni le président Wilson — considéré comme un idéaliste qui n'avait pas le sens des réalités — et encore moins les perfides alliés d'outre-Atlantique. Il n'y avait qu'un seul héros de la guerre en 1919, et c'était un civil — Herbert Hoover, responsable du Programme alimentaire européen, et porté aux nues par cet autre grand critique de la guerre qu'était John Maynard Keynes. Mais la gloire temporaire de Hoover ne survécut pas à la récession. Je me rappelle l'avoir vu apparaître sur une vieille bande d'actualités dans un cinéma de Manhattan en 1963 — les spectateurs new-yorkais se levèrent de leur siège pour le huer.

C'est peut-être en France que les images de la Première guerre mondiale furent les plus négatives et les plus douloureuses. Un sentiment de désillusion culturelle prit une forme nettement politique. Il y avait, naturellement, une profonde fierté vis-à-vis de la nation et de l'armée citoyenne qui avait sauvé la République. La République elle-même avait acquis une nouvelle légitimité comme symbole d'unité, après les douloureuses batailles à propos de Dreyfus ou de l'Église. Mais l'image publique dominante, le lieu de mémoire par excellence, c'était Verdun. C'était une bataille de défense du territoire national, ce que ne pouvait pas être la Somme ou Passchendaele pour les Britanniques. Mais c'était également un symbole universel de la boucherie insensée, dont l'exemple parfait était l'Ossuaire de Douaumont, cet empilement d'ossements anonymes sur le champ de bataille, sans raison ni dignité. La légende de Verdun continua de grandir après 1945, sans aucun doute parce que de Gaulle lui-même était un survivant de Verdun (comme de Lattre de Tassigny). Le seul et unique héros des années qui suivirent 1918 était celui qui commandait à Verdun, le maréchal Pétain, gardien de la « France profonde » et de ses valeurs traditionnelles, ainsi que l'avocat d'une attitude défensive derrière la protection de la Ligne Maginot.

En dehors de lui, la guerre évoquait des images d'un peuple divisé et auto-destructeur. Les ouvriers français se soulevaient contre l'ordre capitaliste que la guerre avait renforcé, et ils fondaient le parti communiste le plus puissant en dehors de la Russie. Le patriotisme français cédait la place à la solidarité ouvrière ; pendant un certain temps, La Marseillaise perdit de sa popularité symbolique en faveur de L'Internationale. Le Front populaire était ambigu vis-à-vis des lieux de mémoire de la guerre. Tandis que Blum parlait de la solidarité républicaine, Thorez expliquait comment les dépouilles de la guerre étaient allées aux « deux cents familles ». Charles Péguy écrivait que les choses avaient commencé par « la mystique » pour se terminer par « la politique ». On a parfois le sentiment que dans la France de l'entre-deux-guerres c'était presque l'inverse.

Pendant ce temps, des écrivains comme Barbusse, Giraudoux ou Céline prônaient une révolte pacifiste / socialiste contre la guerre, à laquelle souscrivait même un jeune intellectuel comme Raymond Aron. Toute une génération d'instituteurs, la plupart de gauche et membres d'une profession qui avait perdu une nombre disproportionné des siens sur les champs de bataille, enseigna à ses élèves la futilité et la malignité des guerres, en particulier la Première guerre mondiale. À droite, des polémistes comme Maurras parlaient de trahison après-guerre et de l'absence de dispositions pour défendre la France contre le type d'invasion qui avait eu lieu en 1870. Eugen Weber a parlé des années 1930 en France comme des « années creuses », au cours desquelles les énergies sociales furent très largement paralysées, les dirigeants politiques optèrent pour l'apaisement de la période de Munich et les financiers de droite clamèrent : « Plutôt Hitler que Blum ». En défendant si piètrement la nation en 1940, alors que les considérations politiques contribuaient à façonner les perceptions qu'avaient les soldats des généraux comme Gamelin ou Weygand, la France révéla au monde l'influence durable des souvenirs et des mythes apparus vingt ans auparavant. Une nation tourmentée ne sut que se tourner vers le héros de Verdun, âgé de 84 ans, pour inventer et célébrer des souvenirs différents — non plus ceux de « Liberté-Égalité-Fraternité » , mais ceux de « Travail-Famille-Patrie ».

La Deuxième guerre mondiale occupe un lieu de mémoire tout à fait différent. En Grande-Bretagne, elle a toujours été présentée — par opposition à celle de « 14-18 » — comme une « bonne » guerre, au cours de laquelle le peuple était uni et avait foi en ses dirigeants. Les images du temps de guerre sont centrales pour la psychologie des Britanniques et leur sentiment d'identité nationale. 1940, en particulier, est devenu une sorte d'épiphanie nationale, avec la Grande-Bretagne qui se battait seule contre le fascisme tandis que l'Europe continentale capitulait ou collaborait. Tout particulièrement, Dunkerque — grande défaite — est identifiée avec la volonté de vaincre de la Grande-Bretagne, manifestée par un peuple qui montra son sens de l'improvisation en ayant recours aux embarcations de pêche et aux bateaux d'excursions en mer pour rapatrier les « Tommies ». Il est ironique que Dunkerque, qui évoque l'héroïsme en Grande-Bretagne, soit le plus souvent considéré en France comme le symbole de la perfide Albion laissant les Français à leur triste sort, à la merci de la Wehrmacht.

La Bataille d'Angleterre est un symbole encore plus évocateur : les pilotes (dont beaucoup étaient canadiens, polonais ou tchèques) sont considérés comme la fine fleur des jeunes Britanniques, leurs Spitfires étant les héritiers des galions de Drake repoussant l'Invincible armada espagnole. La Bataille d'Angleterre — parallèlement aux épisodes épiques comme la destruction du Graf Spee devant Montevideo, les attaques aériennes venues à bout des digues allemandes de la Ruhr ou les Rats du désert à El Alamein — est devenue un classique de la culture cinématographique nationale. Je ne sais pas ce que les familles françaises regardent à la télévision l'après-midi de Noël, mais en Grande-Bretagne les gens s'installent devant leur poste après leur copieux déjeuner (et le discours télévisé de la Reine) pour s'offrir le plaisir de voir leurs « petits gars » couler le Bismarck, faire sauter le pont de la rivière Kwaï et s'évader de la forteresse de Colditz. Le feuilleton comique populaire qui est resté le plus longtemps sur les écrans a été Dad's Army (« L'armée de papa »), regard humoristique sur l'amateurisme de la défense locale du territoire britannique confiée aux réservistes, la Home Guard. Très populaire également fut l'émission Allo, Allo, fondée sur la caricature des Français et des Allemands pendant l'Occupation en France.

L'image qui a été transmise de la guerre dans la mémoire britannique est en tous points l'image d'une « bonne » guerre. On sous-entend que la population était unie comme jamais après les divisions liées au chômage d'avant-guerre. L'évacuation des écoliers des grandes villes, envoyés dans tous les coins du pays, et le partage des souffrances au cours des bombardements de Londres sont présentés comme la marque d'un nouveau sentiment communautaire. Les croquis de Henry Moore qui représentent les citoyens serrés les uns contre les autres sur les quais du métro de Londres pendant la guerre pour échapper aux bombes de la Luftwaffe évoquent ce sentiment avec force. Je comprends ce travail de mémoire et le partage. Je me souviens de cette nuit d'octobre 1944 où notre petite maison du nord de Londres fut endommagée par une fusée V 1. Cela rend mes réactions personnelles, face par exemple au 11 septembre, quelque peu différentes de celles d'amis américains — bien que, je l'espère, non moins humaines.

La guerre, pensait-on, incarnait le meilleur des valeurs britanniques — des valeurs éternelles, principalement anglaises, peut-être. Vera Lynn avait des chansons sur les oiseaux bleus qui survolaient les blanches falaises de Douvres, ou sur les rossignols qui chantaient à Berkeley Square. Deux endroits situés au sud-est de l'Angleterre, on peut le noter : il ne semble pas que beaucoup de ces oiseaux atteignaient l'Écosse ou le Pays de Galles, ce qui peut expliquer pourquoi les sentiments des Écossais et des Gallois sur le climat mental qui régnait pendant la guerre sont parfois tout autres. À la radio, le dramaturge J. B. Priestley se faisait le chantre d'un nouveau populisme. Ce climat est naturellement symbolisé par le géant du temps de guerre, Winston Churchill, objet de multiples biographies de moins en moins critiques, et qui a récemment été élu « plus grand Britannique de tous les temps », laissant à la traîne derrière lui Shakespeare, Newton et Darwin. Il est également incarné par le patriote socialiste George Orwell, dont l'essai Le Lion et la licorne évoque la campagne britannique et la place du village engazonnée, plagié plus tard dans un discours de John Major. L'art de la période de guerre — avec les tableaux de John Piper ou de Graham Sutherland, et les Four Quartets de T. S. Eliot — témoigne de l'enracinement de l'imagerie rurale. L'artiste de guerre Paul Nash, dont les peintures de 1917 évoquaient la détresse boueuse des tranchées, se concentra en 1940 sur la beauté mystique de la campagne anglaise, presque rehaussée par les manœuvres des avions de combat qui la survolaient.

Une autre figure emblématique était celle du spécialiste vieillissant des sciences sociales William Beveridge, dont le célèbre rapport de 1942 sur les Assurances sociales se vendit à 630 000 exemplaires. Il impliquait que cette fois-ci, il y aurait véritablement un monde nouveau, et que les héros ne seraient pas trahis. Le matériau utilisé pour les groupes d'instruction civique du Army Bureau of Current Affairs (Bureau militaire sur les questions d'actualité) sur le front ou en mer révèle une communauté nationale à l'aise avec ses propres lieux de mémoire — un pays pacifique, ouvert à ses voisins, fier de son roi et de son Parlement impérial, fort de son sentiment d'identité nationale, en sûreté grâce à ses libertés civiques (y compris les procès par jury populaire).

À dater de cette époque, la guerre fut presque unanimement saluée comme un moment unique de l'histoire, une guerre qu'on pouvait accommoder à toutes les sauces et pour tous les partis. Naturellement, les conservateurs chérissaient le culte ambigu de Churchill et ils considéraient la Grande-Bretagne, peut-être pour la dernière fois, comme l'un des « Trois grands », victorieuse contre des ennemis étrangers comme au temps de Wellington ou de Nelson. Les centristes du parti libéral pouvaient célébrer Beveridge et mon vieil ami Sir Oliver Franks, provost (doyen) de Queen's College, haut-fonctionnaire clé du temps de guerre et plus tard ambassadeur du Royaume-Uni  le plus important aux États-Unis. Mais la guerre fut encore plus importante pour le parti travailliste, en créant un nouveau sentiment de citoyenneté sociale, de soumission à la volonté générale. Le fait que les travaillistes emmenés par Clement Attlee aient triomphé du chef de guerre Churchill lors des élections législatives de 1945 confirma que cette fois-ci, au contraire de « 14-18 » , on avait bien affaire à une  « guerre du peuple ». Les travaillistes continuèrent à exploiter la mémoire de la guerre sous le mandat de leurs chefs de file successifs, depuis Harold Wilson (bureaucrate qui avait été le subordonné de Beveridge) et James Callaghan (qui avait fait la guerre comme officier de marine) jusqu'à Michael Foot (publiciste pendant la guerre, célèbre pour son pamphlet Guilty Men [« Les Coupables »]).

Comme dans tous les lieux de mémoire, le mythe et les fausses interprétations se mélangeaient. La guerre eut d'autres aspects, moins reluisants. Sa citoyenneté patriotique n'est pas facile à concilier avec les profiteurs du privé sur le « marché noir ». Il y a eu une certaine réticence à moderniser l'économie ou à réformer la constitution non écrite. Surtout — thème sur lequel je reviendrai — la mémoire de la guerre renforça le sentiment de distance par rapport à l'Europe, une fierté dans l'isolement évidente dans sa froideur vis-à-vis du continent depuis le Plan Schuman jusqu'à Maastricht. Les souvenirs de la guerre (comme les souvenirs des rencontres de football) sont couramment utilisés pour alimenter l'europhobie, en particulier les attitudes anti-allemandes. C'est là un aspect extrêmement négatif dans la définition de l'image de la guerre que se renvoient les Britanniques.

Dans un sens plus positif, cette image qu'ils se renvoient a donné naissance à un nouveau regard sur les femmes de Grande-Bretagne — les vraies femmes, par opposition au culte de la féminité dans l'abstrait. La seule icône féminine de 1914-1918 fut l'infirmière Edith Cavell, exécutée par les Allemands pour avoir aidé des prisonniers à s'évader — symbole donc de la profession infirmière et du rôle traditionnel des femmes. En 1939-1945, il y eut d'autres icônes : Dame Vera Lynn, « la petite fiancée des soldats » ('The Forces' Sweetheart') à la radio, et la reine-mère, dont les obsèques firent l'objet d'un deuil national l'an dernier. Pour comprendre la mystérieuse survie de la famille royale dans la Grande-Bretagne moderne, il suffit de regarder les vieilles bandes d'actualités où l'on voit la reine-mère enjamber les débris du Palais de Buckingham après un bombardement. « Nous pouvons désormais regarder l'East End en face », fit-elle remarquer. Tout le monde se souvient que notre famille royale, contrairement à celle des Belges, est restée sur place et a affronté le danger. Ce sont donc là les éléments constitutifs des lieux de mémoire associés à la Deuxième guerre mondiale : unité nationale et (pour utiliser un terme marxiste) nécessité historique. Pour tenter de démontrer au peuple britannique comment il fallait réagir face à Saddam Hussein, Tony Blair mit l'accent à plusieurs reprises sur Churchill et la guerre, Munich, les comparaisons de Saddam avec Hitler et la victoire remportée avec nos alliés historiques, les Américains.

La Grande-Bretagne est l'exemple le plus flagrant d'un pays où la Deuxième guerre mondiale a colonisé le présent et l'avenir. Ce phénomène a aussi affecté les Américains, mais avec beaucoup de retard. Encore en plein été 1941, la plupart des Américains n'avaient aucune envie de participer à la guerre, même si un film de l'époque comme Mrs Miniver — qui raconte les péripéties d'une famille britannique pendant les bombardements, l'héroïne étant incarnée par une actrice américaine, Greer Garson — contribua à engendrer un nouveau climat parmi les citoyens de souche anglo-saxonne. Mais cette fois les choses tournèrent différemment. Pearl Harbor eut un effet de choc en suscitant un sentiment de vulnérabilité nationale face à une attaque extérieure qui avait été totalement absent en 1917.

Une nouvelle génération de héros militaires fut créée : MacArthur, qui gouverna le Japon après-guerre, Marshall, grand secrétaire d'État aux Affaires étrangères, et bien sûr Eisenhower, qui devint président. Il continua d'entretenir des liens personnels avec ses alliés britanniques, bien qu'il ait toujours mis un point d'honneur à ne tenir aucun compte des pressions de Churchill en faveur d'une conférence au sommet avec les Russes et qu'il ait été plus tard irrité au plus haut point par les Mémoires de Montgomery. Les candidats à la présidence soulignent leurs exploits pendant la guerre : Kennedy et le destroyer PT109, Jimmy Carter dans la marine, George Bush père dans un avion de chasse. Le premier ancien combattant à ne faire aucune allusion particulière à ses faits de guerre fut un héros véritable : Robert Dole, le candidat républicain de 1996, qui ne voulait pas que cela attire l'attention sur son grand âge !

À l'inverse de l'après-1918, le point de vue qui prévalut, c'est que l'implication de l'Amérique dans les affaires du monde était essentielle pour ses intérêts nationaux à long terme. Tant que l'Union soviétique et le communisme international étaient jugés comme des menaces, alors les engagements à l'étranger, via l'OTAN ou le Plan Marshall, étaient inévitables pour défendre l'Amérique. Il n'y eut aucun retour à l'isolationnisme après 1945 ; en fait, les engagements à l'étranger de l'Amérique semblaient inutilement agressifs à beaucoup, surtout au Viet-nâm. Ensuite, des grandes figures comme Henry Kissinger continuèrent de donner leur aval à la collaboration internationale, en particulier avec la Grande-Bretagne. Même George Bush fils, qui a échappé au service militaire pendant la guerre du Viet-nâm, continue d'entretenir la mémoire ancestrale avec un buste de Winston Churchill sur son bureau.

Mais au cours des années 1990, les souvenirs de la guerre entraînèrent cependant les États-Unis dans une direction différente. Ce que l'on mettait désormais en avant, c'était l'idée que les États-Unis avaient sauvé le monde à eux tout seuls. Le film Il faut sauver le soldat Ryan passait totalement sous silence la présence sur les plages normandes de troupes britanniques et du Commonwealth, sans parler des forces françaises. Le sentiment qui régnait maintenant, c'était que les Européens que ces GIs avaient délivrés ne leur en étaient guère reconnaissants. L'unilatéralisme dans la défense des intérêts nationaux avait toujours été un ressort de la politique étrangère américaine d'après 1945 : qu'on se souvienne de l'attaque d'Eisenhower contre le Liban en 1957 ou de la guerre du Viet-nâm. Au moment de la guerre en Irak cette année, alors que la Guerre froide n'était plus qu'un lointain souvenir, on utilisa le souvenir de 1941 pour justifier les politiques unilatérales de la seule et unique grande puissance — en matière d'environnement, d'armes biologiques ou sur la question de la cour de justice internationale. La Deuxième guerre mondiale avait été utilisée par les gouvernements américains pour prolonger ses liens avec l'Europe après 1945. Elle était maintenant utilisée comme raison pour s'en tenir à distance, ainsi que de l'ONU. Même l'alliance avec la Grande-Bretagne se faisait de plus en plus marginale. Il est instructif de voir que la catégorie de l'opinion américaine la moins favorable à la guerre contre l'Irak fut la génération qui pouvait se souvenir de la Deuxième guerre mondiale, y compris ceux qui s'y étaient battus.

C'est en France que les souvenirs de la guerre furent les plus ambivalents. Alors que pour la Grande-Bretagne — et pendant longtemps pour les États-Unis — la guerre apparaissait comme source d'unité nationale, elle laissa la France malheureuse et divisée. Vichy, l'un des « lieux » clés de Nora, constituait un concept ambigu, parfois perçu comme le moyen de sauvegarder l'intégrité d'une partie de la nation contre la collaboration, mais également avec ses côtés bien plus sinistres, comme l'antisémitisme. L'histoire politique de la France entre 1940 et 1944 fut longtemps laissée inexplorée en France. Il apparut de plus en plus clairement que Vichy contenait une myriade de thèmes et de tensions, comme le montre peut-être la trajectoire complexe de François Mitterand, voire même par certains aspects celle d'un martyr comme Jean Moulin. Le voile fut levé le plus spectaculairement en France non pas par des historiens mais par le film d'Ophüls, Le Chagrin et la pitié, passé à la télévision en 1981, douze ans après sa réalisation.

Le lieu de mémoire incarné par la Deuxième guerre mondiale légua deux courants d'inspiration traditionnels pour la population française. Ils étaient en contradiction fondamentale l'un avec l'autre, mais pourtant chacun concevait la Libération comme essentiellement le résultat de l'action des Français eux-mêmes, d'un peuple uni, et non des puissances anglo-saxonnes. Il y a le souvenir populiste, principalement de gauche, de la Résistance, en particulier du Maquis, revendiqué uniquement par les communistes. Il y avait une tendance prononcée à assimiler la résistance aux nazis et à Vichy à leur seule action. Le Maquis fournissait un nouveau lieu de mémoire républicaine et civique auquel on pouvait rattacher la démarche radicale d'un intellectuel révéré comme Péguy. Un historien comme Henri Michel, biographe de Jean Moulin, était à la pointe de ce mouvement. Parallèlement, il y avait le souvenir de De Gaulle et de la France Libre, cette dernière constituant un lieu de mémoire plutôt compliqué du fait qu'elle avait agi hors du territoire français proprement dit. S'il en appelait lui aussi à la mémoire de Péguy, c'était à celle de Péguy le nationaliste catholique et le disciple des valeurs de la France éternelle.

De Gaulle lui-même mit longtemps à reconnaître le rôle de la Résistance ou de ses chefs. Les deux souvenirs de la Libération furent soigneusement gardés à distance l'un de l'autre. C'est donc en partie à cause de la volonté qu'avait de Gaulle de bâtir une France moderne, une nation unie et nouvelle, qu'il fit transférer les cendres de Jean Moulin au Panthéon en 1964, malgré les critiques de la droite. De Gaulle et ses partisans entretenaient le souvenir de la guerre, mais moins comme une inspiration que comme un avertissement. Ils n'étaient pas du genre à avoir une nostalgie émue de l'alliance avec les Américains.

Lorsque Roosevelt le fit attendre plusieurs jours avant de le recevoir à Washington en 1940, quelqu'un suggéra qu'il pourrait souhaiter aller rendre visite au général Pershing, le commandant en chef des forces américaines en France en 1918, qui était désormais dans une maison de retraite pour personnes âgées. En voyant de Gaulle, ses yeux de vieil homme se mirent à briller : « Comment va donc mon vieil ami le maréchal Pétain ? », lui demanda-t-il. Rencontre pas très réussie. Pour de Gaulle, la morale de la guerre était totalement différente, c'était un hymne non pas aux valeurs traditionnelles d'une France introvertie, mais à une France dynamique modernisée par la croissance économique et la technocratie — non pas à une France tremblant derrière une Ligne Maginot, mais une France qui cherchait à être en tête du point de vue géopolitique. Pour de Gaulle, « Vive la République » était un message d'actualité. Pour de Gaulle et ses successeurs, la logique dérivée de la guerre conduisait à une Europe concrète et unie qui, à l'inverse de l'OTAN, ne soit pas sous tutelle américaine. D'où le manque presque total de compréhension mutuelle entre les gouvernements britannique et français sur la guerre en Irak. C'était un conflit de mémoire tout autant que de stratégie.

Il est clair que la Grande-Bretagne, l'Amérique et la France renvoient toutes trois un reflet différent de la guerre, et que cela continue encore aujourd'hui. Mais d'où viennent exactement ces différences ? Certes, elles incarnent une variété d'éléments tirés de l'expérience historique distincte de ces trois nations. Mais elles sont également en partie l'œuvre des historiens. Elles indiquent aussi bien les pièges à éviter que les occasions à saisir par l'historien. Il se peut que ce ne soient pas là des choses vraiment bonnes à dire devant vous aujourd'hui, mais les souvenirs mitigés engendrés par les guerres mondiales — avec souvent en Angleterre des allusions douteuses aux « leçons de l'histoire » — sont pour une part l'œuvre des historiens eux-mêmes. Selon moi, l'histoire est absolument indispensable à la compréhension de lui-même par l'être humain — mais comme les cigarettes, il faudrait qu'elle soit accompagnée d'une mise en garde officielle sur ses dangers.

En Grande-Bretagne, comme nous l'avons vu, l'histoire d'après 1918 fut très largement dominée par les écrivains liés à la Union of Democratic Control anti-guerre. Des livres comme L'Anarchie internationale (International Anarchy) de Norman Angell ou La Guerre de l'acier et de l'or (War of Steel and Gold) de H.N. Brailsford dominèrent ce que l'on pouvait lire sur la Grande guerre pendant presque une génération. Ils dénonçaient les « traités secrets » ou le « système de Versailles ». Une vision négative de la guerre était également encouragée par les mémoires des participants, en particulier ceux de Lloyd George, qui fut beaucoup aidé par le critique acerbe des généraux qu'était Liddell Hart. Si l'écriture de l'histoire fut inspirée par la culpabilité après 1918, celle d'après 1945 fut modelée par le triomphalisme — les épopées sous-napoléoniennes d'Arthur Bryant (Fellow honoraire du Queen's College d'Oxford, comme moi, mais hélas anti-sémite, avec une tendresse pour Franco), l'histoire sociale de G.M. Trevelyan, saluant les valeurs éternelles du yeoman anglais, et bien sûr les œuvres du héros guerrier lui-même, Winston Churchill. Avec son sens très riche — bien que romantique — de l'histoire britannique et de la tradition anglo-saxonne, Churchill l'auteur fit plus que tout autre pour dépeindre la guerre sous des couleurs simplistes et sans nuances. Les partisans de l'apaisement comme Baldwin et Chamberlain sont voués aux gémonies tandis que son propre rôle d'homme providentiel est mis en avant dans une langue d'une majesté prophétique.

Tony Blair, qui ne s'intéresse pas du tout à l'histoire, est très sensible à la rhétorique churchillienne. En mars dernier, il fit allusion à Neville Chamberlain et aux choix historiques auxquels la Grande-Bretagne avait été confrontée au cours des années trente. « L'histoire nous jugera », déclara ce premier ministre post-moderne pendant la guerre en Irak, ce qui toucha beaucoup le public traditionnel du parti travailliste, car les travaillistes n'ont pas seulement été les dépositaires de l'idée d'une « guerre du peuple » en 1940, mais aussi de celle d'une « relation spéciale » qui, dans les faits, remonte après tout à l'époque d'Attlee en 1945.

Aux États-Unis, comme nous l'avons vu, des historiens de gauche ou peut-être tout simplement isolationnistes contribuèrent à perpétuer les images négatives de la Première guerre mondiale. Charles Beard, autorité indiscutée sur les pères de la Constitution de 1787, ouvrait la voie en menant des assauts furieux contre l'engagement des États-Unis dans des « guerres étrangères » — engagement bien réel sous Wilson, et potentiel sous Roosevelt, qu'il accusa plus tard d'avoir favorisé l'attaque japonaise contre Pearl Harbor, dont le gouvernement aurait en fait eu vent. Après la guerre, Beard proclama que Truman cherchait un autre Pearl Harbor en Palestine. Mais d'un autre côté, même s'ils ont compté parmi eux des grands noms comme Arthur Marder, les historiens américains ont ces derniers temps participé à la création d'une image romancée de la Deuxième guerre mondiale en tant que lieu de mémoire.

L'auteur-clé est ici Stephen Ambrose, récemment décédé, qui a été conduit par ses études sur le président Eisenhower à rédiger des écrits patriotiques pleins de sensiblerie sur la participation des États-Unis à la Deuxième guerre mondiale. Ses trente-six livres comprenaient beaucoup d'ouvrages répétitifs sur l'armée américaine en temps de guerre (il fut plus tard accusé de plagier les travaux d'autres historiens — il s'est en tout cas plagié lui-même). L'adaptation télévisée de son livre Frères d'armes (Band of Brothers, 1992) fit l'objet d'une série à succès. Son D-Day (1994) donna lieu au film de Stephen Spielberg Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan), dont Ambrose fut le conseiller historique. Ses livres étaient à la gloire des jeunes GIs (les témoignages oraux constituaient une source capitale pour les écrits d'Ambrose). « The GIs believed in their cause. They knew they were fighting for decency and democracy and they were proud of it » (Les GIs croyaient en leur cause. Ils savaient qu'ils se battaient pour le respect de la personne humaine et pour la démocratie, et ils en étaient fiers), écrit Ambrose dans Citizen Soldiers (1997). Ambrose répandit également l'opinion selon laquelle les Américains ont gagné la guerre tout seuls ou presque, en ne recevant que très peu d'aide de leurs alliés. Il faut sauver le soldat Ryan est un hymne au seul soldat américain ;Citizen Soldiers ne contient dans l'index que quatre références à la participation des forces britanniques au Débarquement. Son retentissement sur les hommes politiques américains fut immense. George Bush père dit de lui qu'il était « l'un des plus grands historiens de son époque et même de tous les temps ». On compara Ambrose à Thucydide. Ses écrits, très largement cités pendant la guerre en Irak, alimentèrent un climat d'unilatéralisme. De Bayeux à Bagdad, le message reste le même car certains historiens américains proposent leur vision de l'Histoire à travers le prisme du présent.

Les historiens français ont également été influents dans ce domaine — voire peut-être davantage ancrés dans les conflits qu'ils décrivent que leurs homologues britanniques ou américains. Les historiens et les enseignants de gauche ont joué un rôle important pour susciter une vision négative de la Première guerre mondiale, en présentant l'image de Verdun comme moment d'unité métaphysique, mais également de trahison futile. Après 1945, une grande partie de l'effort des historiens se concentra sur la Résistance, donnant lieu à des travaux d'érudition étalés sur de nombreuses années au sein du Comité d'histoire de la Deuxième guerre mondiale. Ils mettaient en avant une vision manichéenne du régime de Vichy, cet « Autre » anti-républicain, contre lequel les résistants prirent les armes. L'examen objectif et détaillé du régime de Vichy lui-même prit davantage de temps.

Ce sont en partie les historiens étrangers qui ont ouvert la voie, comme l'Américain Robert Paxton dans La France de Vichy (Vichy France, 1972), qui se vendit à soixante mille exemplaires, et ces derniers temps des historiens britanniques comme H. R. Kedward, Robert Gildea et Julian Jackson dans son ouvrage The Dark Years (« les années sombres »). Plus récemment, le rôle de De Gaulle a fourni un fil conducteur et il est apparu comme jetant un pont entre le destin historique d'une « certaine idée de la France » et le leadership moral de l'Europe. M. de Villepin, lui qui s'intéresse au bonapartisme, a, à n'en pas douter, ses propres perspectives à ajouter. Au cours des années 1990, l'attention des historiens s'est de nouveau portée sur la Résistance. Le débat qui se poursuit sur la France en guerre fait que les années 1940 ont peut-être actuellement remplacé les années 1790 comme période faisant l'objet des recherches les plus intenses sur l'histoire de la France moderne.

Le travail des historiens français montre le rôle que les historiens, en tant qu'universitaires et citoyens à la fois, peuvent jouer dans l'activation de la mémoire, en reliant l'héritage du passé et l'avenir. Mais il devrait montrer aussi comment les historiens peuvent jouer un rôle public clé en mobilisant leur professionnalisme au service d'une sensibilité à la mémoire collective. Il se peut que certains répandent des stéréotypes, mais bien davantage d'entre eux font actuellement l'éducation de leur nation en lui expliquant les réalités et les complexités de la France de la période de guerre. D'ailleurs, le travail sur les deux guerres mondiales occupe une place importante dans les apports considérables de Pierre Nora. En France et ailleurs, les historiens aident leurs compatriotes à dépasser les images de la guerre qui se perpétuent de génération en génération et ne considèrent que leur pays comme point de référence, en essayant de trouver un nouvel équilibre entre l'histoire et la mémoire. Comme l'exprime Nora, « La mémoire dicte et l'histoire écrit ».

Je termine avec le cas britannique. Au-delà de la propagande, la Première guerre mondiale a également donné lieu à de l'histoire digne de ce nom, comme ces ressources documentaires publiées par l'Institut des affaires internationales de Chatham House. L'historiographie de la Deuxième guerre mondiale s'éloigne actuellement du triomphalisme churchillien avec de nouveaux travaux fondés sur les archives, comme les études de mon vieux collègue et ami du Queen's College, Alastair Parker, sur Chamberlain, Churchill et l'apaisement. Les historiens ont recours à de nouvelles techniques pour remettre en cause de front la mémoire populaire, en créant peut-être de nouveaux « lieux d'histoire » pour s'y substituer. De l'autre côté de la Mer d'Irlande, les historiens ont refusé de transformer les lieux pivots de l'histoire irlandaise en une sorte de défilé prophétique, par exemple lors de la commémoration en 1995 du cent-cinquantième anniversaire de la Grande famine, phénomène connu sous le nom ironique de « faminisme ».

En Grande-Bretagne, les chercheurs nous aident à réévaluer, à raffiner la mémoire à la lumière des faits et par là même à nous faire à l'idée de la victoire comme d'autres peuples se sont faits à l'idée de la défaite. Les Britanniques se vantent depuis longtemps, peut-être à bon droit, de leur passé lié à la libération des autres peuples. Il se peut qu'avec l'aide intellectuelle de leurs amis de l'Entente cordiale ils soient à même de s'atteler à leur propre libération.



*Kenneth O. Morgan (Baron Morgan of Aberdyfi), D.Litt. (Oxon.), D.Litt (Wales), Fellow of the British Academy, Honorary Fellow of The Queen's and Oriel Colleges, Oxford, Former Vice-Chancellor of the University of Wales.