"Les relations franco-britanniques
au sein de l'Alliance atlantique"

Intervention de S.E. l'Ambassadeur de Grande-Bretagne
Sir John Holmes
Université de Rouen

15 octobre 2002


Monsieur le Professeur,


Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs les étudiants,


Je vous remercie de cette introduction, et suis très sensible à ce que vous m'ayez invité à venir prendre la parole devant vous aujourd'hui. Je sais que le British Council – l'organisme chargé de promouvoir le rayonnement culturel de la Grande-Bretagne à l'étranger – a déjà participé à différents séminaires organisés à l'université de Rouen par le professeur Capet. Je suis ravi de venir à mon tour perpétuer cette tradition et resserrer ainsi les liens entre l'université de Rouen et l'ambassade de Grande-Bretagne.


Vous avez bien circonscrit le thème de mon intervention en me demandant de vous parler des relations entre la France et la Grande-Bretagne au sein de l'Otan. J'éviterai d'user du stratagème classique des hommes politiques qui, quelle que soit la question posée, s'empressent d'embrayer sur le message qu'ils tiennent, eux, à faire passer. Je replacerai cependant nos relations dans le contexte géopolitique international et vous livrerai donc la réflexion de la Grande-Bretagne sur la nouvelle donne stratégique née de la fin de la guerre froide. Je vous parlerai de la manière dont nos deux pays y ont réagi, et j'évoquerai brièvement l'enjeu véritable de leurs relations ainsi que la portée de la solidarité transatlantique.


Partons déjà du contexte géopolitique. La chute du Mur de Berlin et l'effondrement de l'Union soviétique ont radicalement changé la donne stratégique. Ce n'est plus à une menace unique, venue de l'Est, qu'ont désormais affaire les pays de l'Union européenne et leurs alliés de l'Otan, mais plutôt à une prolifération de crises plus complexes – comme au Kosovo et en Bosnie dans les années 1990. Or, des crises de ce type exigent une réponse finement adaptée, appellent une riposte militaire tout en souplesse et supposent la mise en œuvre d'une panoplie complète d'outils – économiques, diplomatiques, politiques, militaires. La question n'est plus de chercher à mettre en place des bataillons statiques, conçus pour faire front face à un déferlement massif de chars venus de l'Est, mais d'opposer une parade rapide à l'incendie qui se déclare en projetant des forces mobiles pour frapper vite et fort, si besoin est.


L'Union européenne et l'Otan en ont pris acte et tiré les conséquences. L'Otan a entamé sa mutation en se dotant d'un nouveau concept stratégique et en intervenant en Bosnie et au Kosovo. Elle poursuivra sur cette voie lors de son sommet de novembre à Prague, au cours duquel elle s'ouvrira à de nouveaux membres, adaptera son arsenal, à la lutte contre le terrorisme par exemple, et amorcera sa transformation dans le sens d'un assouplissement de ses structures et d'une meilleure aptitude au déploiement. A ceux d'entre vous qui pourraient se demander quelle peut bien en être encore la finalité dans le monde de l'après-guerre froide, je répondrai que l'Alliance reste précisément le meilleur garant de la sécurité de ses membres, par la garantie d'assistance mutuelle en cas d'agression qu'elle leur apporte, de part et d'autre de l'Atlantique, et par l'interopérabilité qu'elle leur procure grâce à ses structures militaires. Elle constitue en outre désormais un précieux forum de réflexion pour les États-Unis, l'Europe et la Russie.


Les Européens ont, quant à eux, pris conscience qu'ils devaient faire plus pour répondre à leurs besoins propres de sécurité. Ils ont commencé par faire porter l'effort sur la politique étrangère et de sécurité commune mise en place dans le cadre de l'Union européenne. Nous avons constaté dans les Balkans que notre poids politique, diplomatique – et militaire surtout – n'était pas à la mesure de nos moyens économiques et financiers. Il manquait à l'Europe les structures de prise de décision et par-dessus tout les capacités militaires modernes indispensables aujourd'hui à une intervention armée. Si nous sommes parvenus, par exemple, à faire se retirer les forces serbes du Kosovo, c'est à la puissance militaire américaine que nous le devons et en particulier à sa puissance de feu aérienne.


80% des frappes ont été le fait de la flotte américaine. Les Européens, bien qu'ils aient fourni près de 80% des contingents déployés au sol, ont eu grand mal à acheminer une petite fraction des troupes dont ils disposaient sur le papier sur le site voulu et en temps voulu.


C'est dans ce contexte que s'est déroulé le sommet franco-britannique de décembre 1998 à Saint-Malo. La grande idée de l'initiative qui y a été prise, c'est que l'Union européenne devait "pouvoir être en mesure de jouer tout son rôle sur la scène internationale". Nos objectifs en matière de politique étrangère et de sécurité devaient aller de pair : l'Europe de la défense et la politique étrangère et de sécurité commune – la PESC – devaient se nourrir mutuellement.


L'Otan – comme le précisait bien la déclaration de Saint-Malo –reste jusqu'à nouvel ordre la clef de voûte de la défense collective, tant pour la Grande-Bretagne que pour la France et l'Allemagne et que pour tous les pays intéressés. Il s'est agi à Saint-Malo de mettre en place "l'Europe de la défense", et non de garantir "la défense de l'Europe".


L'avancée de Saint-Malo réside dans le fait que désormais, là où l'Alliance en tant que telle n'est pas engagée, l'Union européenne se voit reconnaître à juste titre la faculté de prendre une décision d'engagement et d'intervenir militairement.Pour la Grande-Bretagne, si Saint-Malo représente un tournant, c'est parce qu'il y a été pris acte :

La France a, quant à elle, admis à Saint-Malo que l'Europe de la défense devait se faire en partenariat, et non dans la rivalité, avec l'Otan –
  • même si elle restait en dehors de la structure militaire intégrée, puisque les tentatives de réintégration de 1996 avaient échoué ;
  • et même si, à dire vrai, certains esprits, du moins à Paris, conservaient l'ambition de voir l'Union européenne se substituer un jour à l'Otan pour prendre la haute main sur la défense de l'Europe.


Pourquoi avoir pris cette initiative avec la France ? Parce qu'un pacte entre nos deux pays était un préalable indispensable à l'élaboration d'une politique de défense européenne crédible, et parce que la France et la Grande-Bretagne, malgré leurs divergences, prétendaient toutes deux à une vocation diplomatique de portée mondiale de même qu'à un champ d'intervention militaire de dimension planétaire. Nous savions cependant que si cette alliance avec la France était une condition nécessaire à la construction d'une Europe de la défense, elle n'en était pas une condition suffisante et qu'il y faudrait l'assentiment de tous les États membres, à commencer par l'Allemagne.


La politique européenne de sécurité et de défense – la PESD –n'aura de réalité que si elle repose sur des capacités militaires accrues. Nos deux pays savent bien, pour être intervenus sur des théâtres extérieurs – en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, pour n'en citer que quelques-uns – que ce n'est pas avec une belle architecture institutionnelle qu'on fait face à une crise et qu'il leur faudra, s'ils conservent cette ambition, commencer par étoffer leur arsenal militaire, pour le double bénéfice de la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne et de l'Otan. C'est ainsi, en effet, que nous pourrons doter l'Europe d'outils de gestion de crises souples et crédibles.


Quelles conséquences tout cela a-t-il eu sur les relations entre la France et la Grande-Bretagne au sein de l'Alliance atlantique ? Nous y avons toujours œuvré en partenaires soudés, mûs par l'ambition commune d'amener l'organisation à s'adapter au monde moderne, et de lui préserver l'aptitude à être l'ultime garant de la sécurité de ses États membres. Cela étant, nos relations ne sont pas toujours sans nuages.
Beaucoup considèrent encore la Grande-Bretagne comme un farouche défenseur des États-Unis au sein de l'Alliance, bien trop préoccupé de faire valoir les intérêts américains en Europe pour se soucier sérieusement de doter le Vieux continent d'une identité propre en matière de défense, et cherchant à donner à l'Otan de plus en plus de responsabilités dans le souci de lui préserver sa « pertinence ».


Certains voient dans la France un partenaire enclin à faire bande à part, à chercher le conflit et à se servir de l'Otan à la carte, prenant ce qui lui plaît et laissant le reste, tout en bénéficiant de la garantie d'assistance qu'elle lui procure en cas d'agression.


Ce n'est pas exactement le reflet de la réalité. Nous sommes les deux pays d'Europe qui se sont le plus engagés dans la gestion de crises sous la bannière de l'Otan, particulièrement dans les Balkans. Nous voulons voir l'OTAN gagner en légèreté, en souplesse et en aptitude au déploiement. Sans doute sommes-nous aussi les deux membres de l'Alliance à avoir les vues les plus proches sur l'importance des relations à bâtir entre la Russie et l'Otan. La différence qui existe entre nos scènes politiques intérieures fait que nous ne rendons pas toujours compte de nos actes de la même façon. Sur le fond cependant, nous sommes profondément d'accord, et cette entente sur l'essentiel est, je dois dire, aussi méconnue en Grande-Bretagne qu'en France.


Il est à l'évidence difficile de traiter de nos relations au sein de l'Otan sans aborder aussi celles que nous entretenons avec les États-Unis. Bien qu'elles revêtent encore plus d'importance depuis les attentats du 11 septembre, elles se heurtent à des contentieux sur l'acier par exemple, sur l'adhésion au protocole de Kyoto relatif à la diminution des gaz à effet de serre, et sur le Tribunal pénal international. Critiquer les États-Unis est un peu le sport favori des Européens – un sport auquel ils s'adonnent volontiers, avec une certaine condescendance d'ailleurs. Washington n'est cependant pas en reste pour tourner en dérision l'Europe et son manque d'organisation. Mais on oublie trop souvent que la solidarité transatlantique est indispensable à la sécurité, tant de l'Europe que des États-Unis, et qu'elle est une force de progrès dans les relations internationales.


Ce qui ne veut pas dire que nous devions nous rallier systématiquement aux positions des États-Unis. Même les alliés les plus proches ne sont pas d'accord sur tout. Ce partenariat planétaire entre l'Europe et les États-Unis n'est pourtant possible que si nous privilégions ce qui nous unit sur ce qui nous divise – qu'il s'agisse des valeurs humanistes dont nous sommes porteurs, de nos volumes d'échanges et d'investissements financiers, ou du chassé-croisé qu'effectuent chaque jour les habitants de nos deux continents.


Que réserve l'avenir à la coopération franco-britannique en matière de sécurité internationale en dehors des frontières de l'Otan ? Je vous livrerai à ce sujet quelques réflexions personnelles sur les grands enjeux de la politique étrangère et de défense commune de l'Union européenne. Commençons par la politique étrangère et soyons réalistes : les nations de l'Union européenne ne renonceront pas du jour au lendemain à agir de leur propre chef. Mais elles arrêtent de plus en plus leurs grands choix en commun, même si elles n'en sont pas encore à une politique unique dans tous les domaines. Il revient tout particulièrement à la Grande-Bretagne et à la France, qui sont traditionnellement de grands acteurs sur la scène extérieure, de rendre possibles dans les faits des politiques européennes communes. Nous y avons particulièrement bien réussi dans les Balkans. En Macédoine, par exemple, l'Union européenne, œuvrant main dans la main avec les États-Unis et avec l'Otan, a joué un rôle capital dans le processus de démocratisation et – du moins nous l'espérons – dans la prévention d'un nouveau conflit. L'Europe, par la voix de son haut représentant pour la politique extérieure, Javier Solana, a également joué un rôle clé pour calmer le jeu entre la Serbie et le Monténégro, et a de ce fait évité une rupture qui aurait pu aboutir à un embrasement dans les Balkans.


Au Moyen-Orient, la relation privilégiée qu'entretiennent les États-Unis et Israël donne à la diplomatie américaine – qu'on le veuille ou non – une prééminence qui vient compliquer le jeu de la diplomatie européenne. Mais les Européens y sont de plus en plus actifs et de plus en plus utilement. En Afrique aussi, nous conjuguons désormais nos efforts. Nous – plus particulièrement nous les Britanniques et les Français – agissons aujourd'hui main dans la main sur un continent où, historiquement, nous avions chacun notre pré carré.


Reste à savoir si les États membres de l'Union européenne ont vraiment la volonté de mener une politique étrangère et de sécurité commune, et si oui, comment. C'est la question majeure qui se pose, tant sur le plan des institutions que sur le fond. Nous sommes convaincus que l'Union européenne doit donner plus de poids à la voix de son « Monsieur Pesc », Javier Solana, et que l'institution d'un Président du Conseil européen, qui serait élu par les membres du Conseil, répondrait enfin à la fameuse question de Henry Kissinger : « Et à qui téléphone-t-on quand on veut parler à l'Europe ? » La France et la Grande-Bretagne sont toutes les deux à l'origine de cette suggestion. L'idée semble faire son chemin. C'est l'une des grandes questions auxquelles devra s'atteler la Convention sur l'avenir de l'Europe. Je puis vous dire que la tâche ne sera pas facile, et que ne sera pas facile à circonscrire le rôle que devra jouer dans tout cela la Commission européenne.


Sur le plan de la sécurité et de la défense, la bataille qui se jouera est claire. Comme l'a dit à Varsovie l'année dernière le Premier ministre britannique Tony Blair, jamais l'Union européenne ne pourra ambitionner de devenir une superpuissance ni un pôle majeur dans un monde multipolaire – pour reprendre l'expression des Français – si elle n'en met pas le prix et ne se donne pas la peine de renforcer ses capacités militaires. Nous devrons pour ce faire réformer nos forces armées, optimiser l'utilisation de nos budgets de défense, mieux sélectionner l'affectation des fonds que nous leur allouons, et veiller parcimonieusement à la dépense. On peut toujours mieux faire, mais la Grande-Bretagne et la France, par exemple, ont professionnalisé leurs armées, et consacrent environ 20 à 25% de leurs budgets de la défense à l'équipement et environ 12% à la recherche et au développement. Tous les Européens n'en font pas autant. Nous ne pouvons pas prétendre rivaliser avec les États-Unis sur ce plan, et d'ailleurs nous n'y sommes pas tenus. Nous devons, pour autant, faire beaucoup plus qu 'actuellement.


Un mot pour finir, sur le phénomène qui nous donnera peut-être le plus de fil à retordre au XXIe siècle : les armes de destruction massives et leurs vecteurs balistiques. C'est là un péril dont la menace va croissant, compte tenu du nombre de pays qui cherchent à étoffer leur arsenal d'armes chimiques, biologiques ou nucléaires, souvent en violation des engagements internationaux qu'ils ont librement contractés.


A commencer par l'Iraq. Je ne m'étendrai pas sur le sujet maintenant, car je ne veux pas d'avance répondre à vos questions. Je vous dirai simplement qu'il faut faire quelque chose face au refus de l'Iraq d'obtempérer aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies pour ce qui est notamment de son arsenal clandestin d'armes de destruction massive, et non laisser courir. Il est de la plus haute importance, à mon avis, que la communauté internationale – et en particulier la Grande-Bretagne et la France, en leur double qualité de membres du Conseil de sécurité et de partenaires aux sein de l'Union européenne – fasse une même analyse du problème, et y réagisse en rangs serrés. Le problème est de taille, et ne se limite d'ailleurs pas à l'Iraq. Chaque cas est différent, et appelle des réponses différentes par conséquent. Le cas de l'Iraq est urgent. Si la communauté internationale n'est pas capable de s'entendre face à ce danger pressant, elle le sera encore moins dans les autres cas qui ne manqueront pas de se poser dans les années à venir.


Il est un fait que la Grande-Bretagne et la France ont un rôle capital à jouer dans l'élaboration de la politique étrangère et de défense commune de l'Union européenne. Quand nous sommes d'accord, nous faisons avancer les choses. Quand nous ne le sommes pas, c'est la paralysie. L'Union européenne peut et doit jouer un plus grand rôle dans les affaires internationales et notamment sur le plan de la sécurité. C'est ensemble que nous l'y amènerons. Telle est l'analyse que nous avons faite à Saint-Malo, et que sont venues confirmer les avancées réalisées depuis, ces quatre dernières années. Avec nos partenaires de l'Union européenne et avec nos partenaires internationaux, nous devons ensemble œuvrer à doter l'Europe d'une capacité militaire crédible, et à lui permettre de mettre en œuvre la politique étrangère et de sécurité cohérente dont cet appareil militaire sera le bras armé.





Questions du public et réponses de Sir John Holmes


M. le Président de l’université de Rouen. J’invite la salle à poser à M. l’Ambassadeur des questions qui ne seront pas forcément ‘diplomatiques’.


Question. Vous avez beaucoup parlé de St Malo : je ne sais pas si c’est quelque chose qui a beaucoup frappé les esprits en France, mais c’est quelque chose qui visiblement vous a beaucoup impressionné. Est-ce que vous pourriez développer l’idée, que vous semblez avoir, selon laquelle c’est un accord ‘historique’ dans tous les sens du terme ?


Sir John Holmes. C’était ‘historique’ dans ce sens que jusqu’au sommet de St Malo en 1998, la France et la Grande-Bretagne avaient toujours eu des points de vue tout à fait divergents sur la politique de défense européenne, parce que nous, nous avions toujours refusé que l’Union européenne se mêle des questions de défense : nous craignions toujours que cela fasse double emploi avec l’OTAN, pensant que cela pourrait miner quelque peu son rôle, que cela pourrait miner la solidarité transatlantique. La France, qui s’est retirée du commandement intégré de l’OTAN en 1965, a toujours cherché à développer une Europe de la défense parce qu’elle voulait avoir plus d’indépendance par rapport aux États-Unis dans ce domaine.


À St Malo, nous avons réussi à marier nos points de vue en disant que l’Union européenne pourrait jouer un rôle militaire pour la gestion des crises – pas pour la défense commune de l’Europe, parce que cela reste le rôle de l’OTAN, mais dans les Balkans, en Afrique ou ailleurs (nous n’avons pas encore très bien défini la zone géographique de notre action potentielle). À partir de là, tous les autres partenaires européens pourraient se joindre à nous, car c’était notre divergence qui avait toujours entravé la coopération européenne en matière de défense. Il y a aussi bien sûr d’autres problèmes, comme le fait que certains membres de l’Union européenne comme l’Irlande ou la Finlande sont neutres militairement, mais ces problèmes pourront sans doute être résolus à l’avenir.


C’est pour toutes ces raisons que les accords de St Malo ont été considérés comme ‘historiques’, et je dirai plus encore en France qu’en Grande-Bretagne à l’époque, parce que selon certains Français c’était la première fois que le Royaume-Uni avait lancé une idée européenne. Habituellement, nous restions toujours en retrait, suivant finalement avec beaucoup de réticences les idées européennes : nous avons longtemps raté le train européen, mais cette fois-ci, nous donnions notre accord à quelque chose de fondamental à laquelle nous résistions depuis très longtemps. C’est pour cela que pour les experts – peut-être pas pour le grand public, j’avoue que c’est sûrement un sujet un peu difficile – et surtout pour les hommes politiques français, cela a vraiment constitué une surprise de voir que nous étions prêts à cette époque-là à aller tellement loin.


Question. M. l’Ambassadeur, j’ai deux questions qui ne sont pas très diplomatiques. Vous nous avez fait un exposé brillant et diplomatique sur les relations franco-britanniques, mais je suis quand même très étonnée de voir que M.Ramda est toujours en prison en Grande-Bretagne, alors que vous parlez beaucoup de sécurité ; et deuxièmement, vous avez un tout petit peu contourné l’obstacle irakien et votre position par rapport aux États-Unis.


Sir John Holmes. Il faut peut-être rappeler pour l’assistance que M.Ramda est un Algérien qui a été impliqué dans les attentats du métro parisien en 1995 et a fui ensuite en Grande-Bretagne, la France demandant son extradition. Il y a sept ans qu’il a été arrêté au Royaume-Uni, et l’extradition n’a toujours pas eu lieu. Pourquoi ? On a tendance en France à dire que c’est soit un manque de volonté politique, soit – ce qui est encore pire – une tentative délibérée des Britanniques d’éviter d’irriter les islamistes pour se protéger des actions des terroristes islamiques en Grande-Bretagne. Je dois dire que je suis un peu étonné d’entendre cette dernière interprétation, selon laquelle il y aurait eu une sorte de marchandage avec les terroristes islamiques : ce n’est vraiment digne ni de nous, ni de vous (je ne parle pas de vous personnellement, bien sûr – mais c’est quelque chose qui circule dans la presse de temps en temps).


Pourquoi donc n’avons-nous pas extradé M.Ramda ? En réalité, c’est quelque chose qui met nos hommes politiques en colère autant que les vôtres, parce que ce n’est pas du tout un manque de volonté politique : c’est dû au fait que nos procédures judiciaires sont tellement compliquées que M.Ramda a réussi a employer des avocats qui ont su utiliser tous les ressorts de la procédure pour toujours obtenir un autre recours devant un nouveau tribunal. Mais je peux vous dire que la volonté politique de l’extrader est vraiment là : notre ministre de l’Intérieur est d’accord pour l’extrader. Il a déjà décidé deux fois de l’extrader, mais à chaque fois il y a un problème juridique, une procédure d’appel, qui l’empêche de le faire. Je suis sûr qu’il va être extradé un jour – bientôt j’espère – mais ce n’est pas quelque chose qui relève exclusivement de la volonté politique : il faut tenir compte des contraintes judiciaires. Vous m’objecterez peut-être que la Grande-Bretagne a un problème du côté de son dispositif juridique en matière d’extradition, et vous aurez tout à fait raison : nous sommes en train de procéder à un réexamen de notre législation en matière d’extradition, notamment au sein de l’Union européenne, mais pour le moment nous sommes tributaires des lois en vigueur actuellement.


Pour répondre à votre question sur la politique britannique vis-à-vis de l’Irak, et sur nos relations dans ce domaine avec les États-Unis, je dirai qu’en fait il y a beaucoup plus de convergences entre la Grande-Bretagne et la France qu’on ne le pense. Que cherche-t-on aujourd’hui ? On cherche à désarmer l’Irak, notamment à lui enlever ses armes de destruction massive. Je pense que l’analyse des autorités françaises est exactement la même : il faut faire quelque chose. Comme l’a dit l’autre jour Dominique de Villepin, votre ministre des Affaires étrangères, le statu quo n’est pas acceptable. Tous les deux, nous cherchons à faire désarmer l’Irak via le Conseil de sécurité des Nations-unies, parce que c’est beaucoup mieux comme cela : personne ne veut se lancer dans une guerre s’il y a une possibilité de l’éviter, et là il y a vraiment beaucoup de convergences entre les positions françaises et britanniques.


Je sais que nous donnons quand même l’impression de suivre les Américains un peu aveuglément : je vous assure absolument que ce n’est pas le cas. Ce qui est sûr, c’est que notre Premier ministre, Tony Blair, croit véritablement à la menace que présente l’Irak, et il pense que si on ne peut pas faire quelque chose d’une manière pacifique, il faut être prêt à l’action militaire. Alors, comme je l’ai déjà dit, si on peut passer par les Nations-unies avec l’aval de la communauté internationale, tant mieux : c’est beaucoup mieux comme cela. Mais si pour une raison quelconque la communauté internationale ne veut pas agir en tant que telle, il faudra bien agir de toute façon car c’est trop dangereux de ne rien faire. Nous essayons toujours de convaincre les États-Unis de la justesse de cette analyse. Nous le faisons de façon privée – vous les Français, vous avez tendance à le faire de façon publique : c’est une différence entre nous qui n’est pas nouvelle, mais nous avons les mêmes objectifs, le désarmement de l’Irak, et si possible par la voie pacifique.


M. le Président. Est-ce que vous êtes satisfaite de ces réponses ?


Intervention. Ce que vous dites est plus intéressant que ce que je lis dans les journaux à propos de votre Premier ministre ! (Rires dans la salle)


Sir John Holmes. Mais il ne faut jamais croire ce qu’on lit dans la presse, surtout dans la presse britannique, qui est encore pire que la vôtre ! (Rires dans la salle)


Question. Certes, M. l’Ambassadeur, votre réponse a été plus intéressante que ce qu’on dit dans les journaux, mais on occulte tout de même le bruit de bottes qui a été clairement martelé par les États-Unis, et le relais pris par Tony Blair, qui a été tout à fait net. On oublie également que l’Allemagne a pris une position de retrait face à cette possibilité de guerre en Irak, ce qui a introduit un refroidissement dans les relations entre les États-Unis et l’Allemagne. Donc, je crois qu’il y a plus qu’un problème de méthode qui est en jeu : quel est votre point de vue au sujet de la frilosité de la position allemande et d’une certaine réserve de la position française ?


Sir John Holmes. Je pense qu’il y a quand même une différence entre la position allemande et la position française. La position des Allemands, c’est que même s’il y a l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations-unies, même si la communauté internationale est d’accord, ils ne sont pas prêts à participer à une guerre contre l’Irak. La France a dit plus ou moins clairement qu’elle ne veut pas une guerre contre l’Irak, mais qu’elle veut qu’il se passe quelque chose pour le désarmement de l’Irak. Si les Irakiens refusent par exemple d’accepter les inspecteurs des Nations-unies, ou s’ils font gravement obstacle au travail des inspecteurs des Nations-unies, les Français ont dit qu’ils sont prêts à participer à une action militaire qui resterait à définir. Nous, nous sommes allés plus loin que les Français dans cette direction parce que nous avons l’impression – ce n’est pas d’ailleurs une impression, mais une certitude – que la seule chose qui fasse bouger Saddam Hussein, c’est la menace d’une intervention militaire : avec lui, la diplomatie ne marche pas, il ne bouge que sous la pression de la menace militaire. Pourquoi a-t-il accepté il y a un mois le retour des inspecteurs des Nations-unies ? Ce n’est pas parce que la France l’a demandé, ou parce que les États-Unis l’ont demandé : c’est parce qu’il savait qu’il risquait vraiment une intervention militaire internationale contre lui. C’est pour cela que l’on a ce bruit de bottes dont vous avez parlé, et à notre avis, il reste nécessaire de brandir cette menace militaire si l’on veut aboutir à quelque chose. Les Nations-unies sont le meilleur moyen de résoudre le problème, mais les Nations-unies ne doivent pas être un moyen de contourner le problème. On ne peut pas vraiment espérer avoir une solution sans faire pression sur Saddam Hussein, qui est un dictateur plutôt brutal, mais qui a su aussi ménager la communauté internationale d’une façon assez maligne dans le passé. On connaît tous ses subterfuges, et c’est pour cela qu’il faut être assez brutal dans la menace – j’ai peur que sinon rien ne se passe, et que continue la prolifération des armes de destruction massive, qui est le vrai problème. Le problème du régime de l’Irak est un problème non négligeable, mais ce n’est pas le problème essentiel, qui est celui de la prolifération des armes de destruction massive. En d’autres termes, si l’on ne fait rien pour régler le problème de l’Irak, on risque de se retrouver à l’avenir face à un problème bien plus important, surtout avec la possibilité de voir ces armes de destruction massive tomber dans les mains des terroristes.


Je ne fais pas forcément le lien en ce moment entre Saddam Hussein et El Qaïda – c’est autre chose – mais quand même, comment peut-on être sûr (et ce n’est pas seulement le problème de l’Irak) que ces armes-là ne tombent pas dans le mains de gens qui sont irrationnels et prêts à s’en servir, y compris contre nous ? Du fait qu’on ne peut pas en être sûr, l’enjeu est vraiment considérable.


Question. Si donc on admet avec vous que l’un des dangers les plus importants, c’est la production, la mise à disposition, la concentration d’armes de destruction massive, les questions qu’on doit se poser, c’est premièrement « est-ce que l’Irak en possède vraiment ? » ; deuxièmement, « est-ce que l’Irak est le pays qui en a le plus et qui peut le plus facilement les mettre à la disposition de mouvements terroristes ? » et enfin « quels sont les risques d’une action contre l’Irak au niveau mondial ? ». Il y a bien d’autres pays qui en possèdent – on peut citer le Pakistan – et on peut penser que certaines filières ont permis à une partie de ces armes de passer dans des réseaux terroristes, mais à cause de considérations géopolitiques il n’a jamais été question de faire en sorte que ces pays – là encore on peut penser au Pakistan – ne puissent pas faire passer des armes à El Qaïda ou ailleurs. On a donc l’impression d’une part que l’Irak est, je dirai, « la bonne cible médiatique » sans qu’on soit forcément convaincu qu’il y ait une réalité du danger, et que d’autre part on n’a peut-être pas mesuré la réaction possible dans l’ensemble du monde arabe – et plus largement du monde musulman – à une attaque contre l’Irak, qui jetterait une partie de ces populations dans les bras du terrorisme.


Sir John Holmes. Ce sont là de très bonnes questions. Je pense avoir déjà dit que l’Irak, ce n’est pas un cas unique, dans le sens qu’il y a d’autres pays qui de toute façon essayent de mettre au point des armes de destruction massive. Donc, la question se pose : si l’on intervient militairement en Irak, est-ce qu’on va faire la même chose avec tous ces pays-là ? Évidemment, la réponse est non. Pourquoi est-ce que l’Irak est tellement dans la « ligne de mire », si vous voulez ? C’est quand même parce que le Conseil de sécurité des Nations-unies a déjà voté je ne sais combien de résolutions contre l’Irak en demandant justement, après l’invasion du Koweit en 1990, le désarmement de l’Irak pour ce qui est des armes de destruction massive, ce qui n’est pas le cas pour tous les autres pays qui ont peut-être un arsenal équivalent, voire pire. C’est cela, c’est la résistance que l’Irak oppose depuis onze ans à la demande unanime de la communauté internationale, qui fait de ce pays un peu un cas à part.


De toute façon, même si vous dites qu’il y a d’autres pays dans le même cas, ce n’est pas forcément un bon argument pour ne rien faire, parce que si l’on prend un autre exemple, comme l’intervention militaire qu’on a conduite dans les Balkans pour tenter de résoudre les problèmes de cette région, on voit qu’il y avait alors un autre argument qui disait : « pourquoi est-ce que vous n’intervenez pas en Afrique, où il y a beaucoup d’autres conflits qui sont encore pires sur le plan humanitaire ? ». C’était vrai, mais ce n’était forcément un bon argument contre une intervention militaire qui était à notre portée, dans notre continent ou notre région géographique. Si vous cherchez la cohérence parfaite dans les affaires internationales, vous cherchez en vain : cela n’existe pas. Je pense avoir déjà assez insisté sur la résistance de l’Irak face à la volonté de la communauté internationale, mais il y a en plus un homme qui a déjà fait la preuve de sa capacité d’utiliser ces armes : n’oubliez pas qu’il a déjà utilisé ses armes chimiques contre les Kurdes – il a tué cinq mille Kurdes il y a une dizaine d’années – et chacun sait qu’il est bien capable de s’en servir une fois de plus.


Deuxièmement, est-ce qu’on a bien pesé les dangers d’une guerre en Irak ? Je pense effectivement que oui : on est très conscient du risque d’instabilité dans le monde arabe, au Moyen-Orient, que cela pourrait déclencher. Bien d’autres questions surgissent : il y a la question de ce que l’on ferait le lendemain de la chute de Saddam Hussein, par exemple. Quel type de régime est-ce qu’on va instaurer en Irak ? Il n’y a pas de réponses toutes faites, ce ne sont pas des questions faciles à traiter ; on réfléchit beaucoup à cette question, et au danger d’instabilité au Moyen-Orient, mais notre calcul, notre réflexion à nous, c’est que les dangers de la situation actuelle sont plus évidents que les dangers d’une intervention militaire éventuelle. J’ai déjà dit que nous voulions l’éviter à tout prix, mais à un certain moment, si cela devient nécessaire, nous sommes prêts à y aller, parce que nous considérons que la prolifération des armes de destruction massive est un problème vraiment capital dans le monde, surtout après le 11 septembre 2001.


Question. M. l’Ambassadeur, j’ai été très attentif à vos propos, mais il y a quand même quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. Il y a bien sûr des résolutions des Nations-unies pour permettre une intervention de l’axe Angleterre-États-Unis en Irak, mais dans vos propos, que devient la population civile irakienne ?


Sir John Holmes. Je pense que la population civile irakienne souffre déjà beaucoup actuellement, parce que le régime est assez brutal : Saddam Hussein a déjà tué, je ne sais pas, un demi-million de ses concitoyens. J’ai donc du mal à imaginer que la situation des populations après une intervention militaire puisse être pire que la situation actuelle. On ne veut pas intervenir militairement juste pour le changement de régime : ce n’est pas l’objectif, même si certains Américains ont pu le dire – notre objectif à nous, c’est le désarmement de l’Irak pour ce qui est des armes de destruction massive. Si cela doit passer par le changement de régime, soit, mais l’objectif reste le désarmement, et Saddam Hussein a le choix de le faire par une voie plus pacifique s’il le veut.
Je peux seulement répéter que si Saddam Hussein disparaît, population irakienne sera très contente : c’est mon impression. Si vous regardez ce qui s’est passé par exemple en Serbie, après la chute de Milosevic, on nous avait dit avant que cela poserait de nombreuses difficultés parce que le peuple serbe était très remonté contre l’Occident et qu’il se révolterait contre nous, mais ce n’est pas du tout ce qui s’est passé, car finalement il a été très content d’être débarrassé d’un tyran sous lequel il avait beaucoup souffert. Je suis persuadé que la même chose se produira en Irak s’il faut en arriver là.


Question. Sur la Serbie, je voulais simplement dire que ce n’est pas seulement la guerre ou la population qui ont mis Milosevic à la porte : il a quand même fallu quelques petits événements l’année dernière pour produire ce résultat. Cela ne s’est passé aussi facilement, avec des explosions de joie : pendant la guerre, pour des raisons nationalistes que je ne défends pas forcément, les choses n’ont pas été aussi claires que vous semblez le croire.


M. le Président. Puis-je ajouter pour aller dans le même sens que les résultats des élections de ces derniers jours montrent que 50% des gens ne se sont pas déplacés ?


Sir John Holmes. C’est un autre problème, mais pensez-vous réellement que la population serbe est plus mécontente maintenant que sous Milosevic ? C’est difficile à soutenir !


Question. M. l’Ambassadeur, je voudrais changer complètement de sujet, pour aborder quelque chose de plus sympathique : je voudrais vous demander quand est-ce que vous allez enfin entrer dans la zone euro ? J’ai une partie de ma famille qui vit en Angleterre, et cela me permettrait d’éviter d’avoir à acheter des livres qui me sont toujours facturées très cher par les banques françaises.


Sir John Holmes. C’est un sujet plus agréable, mais pas forcément plus facile pour moi. Je ne peux pas vous répondre en termes très clairs, parce que c’est une décision que le gouvernement doit prendre probablement l’année prochaine. Il y a actuellement une étude en cours des avantages et des inconvénients de notre adhésion à la monnaie unique, notamment les effets sur l’emploi, sur l’investissement, sur la place financière de Londres. Ces études ne seront terminées qu’à la fin de cette année ou au début de l’année prochaine. Si le résultat de ces études est positif, à ce moment-là le gouvernement devra prendre une décision : aller tout de suite vers un référendum parce que c’est une obligation politique chez nous avant d’adhérer, ou continuer d’attendre encore un peu parce que la conjoncture économique internationale n’est pas très bonne, ou parce qu’il considère qu’un référendum constitue un risque politique trop important car l’opinion publique reste réticente pour le moment. Il est donc impossible de répondre à votre question pour l’instant. Tony Blair, pendant le récent congrès des travaillistes à Blackpool, a dit que si le résultat de ces études est positif, alors nous « y allons » – mais quelle est l’interprétation exacte de ses propos ? Je n’en sais rien, mais je pense que lui, il croit profondément qu’il faut que la Grande-Bretagne soit membre de la zone euro, et que la majorité de son parti, le Parti travailliste, est d’accord. Le problème, c’est celui de la population, qui reste assez réticente. On a 25 % qui sont farouchement hostiles à l’euro et qui défendent la livre – je ne sais pas très bien pourquoi parce que cela n’a jamais été une monnaie très réussie dans les années récentes, mais c’est comme cela. Il y a 25% de la population qui est très en faveur, et 50% des gens qui flottent un peu entre les deux, ne se sentent pas très bien informés, et restent possibles à convaincre de l’intérêt de l’euro – mais cela reste un argument difficile. Si le Premier ministre choisit d’organiser un référendum l’an prochain, la campagne sera très très difficile et ce sera un très grand risque politique. Mais personne ne sait ce qu’il décidera, et s’il préfère attendre, cela remet le référendum à beaucoup plus tard, car il y a un risque de voir les prochaines élections législatives arriver avant que le processus d’entrée ne soit achevé. Donc, si le référendum n’a pas lieu l’année prochaine, cela le remet à dans quatre ans ou quelque chose comme cela – après les prochaines élections. Or, il s’agit d’une des décisions les plus importantes et les plus difficiles que nous ayons à prendre depuis la guerre, peut-être, et je pense que le gouvernement est favorable sur le principe – cela a été dit très clairement – mais il faut que l’économie et les raisons économiques soient vraiment très solides avant qu’on se lance dans une campagne pour un référendum.
Question. Deux questions pour revenir au problème de l’Irak. La solution militaire est-elle une bonne solution ? Si on devait arriver jusque là, en supposant que ce soit l’instrument ultime, il me semble que les interventions militaires par le passé n’ont pas prouvé leur efficacité de manière évidente. Si on prend la guerre du Golfe, les résultats stratégiques analysés par les militaires sont assez minces. Si on prend l’Afghanistan, on n’a pas éliminé la tête du mouvement terroriste El Qaïda. Si on prend les Balkans, on a vu que les frappes ponctuelles n’étaient pas d’une efficacité remarquable. Donc je me pose la question de la crédibilité et de l’efficacité d’une intervention militaire.


D’autre part, je suis très mal à l’aise après tout ce que j’ai pu lire ou entendre sur le sujet à propos de cet amalgame qui est fait entre le désarmement de l’Irak et le terrorisme : ce lien a surgi brutalement, et je me demande tout de même s’il n’y a pas d’autres considérations, comme des cycles électoraux, ou des cycles politico-économiques, qui interviennent en la matière.


Sir John Holmes. Pour répondre à la première question : l’objectif de la guerre du Golfe, c’était le retrait des troupes irakiennes du Koweit, qu’elles avaient envahi, et cet objectif a quand même été pleinement atteint.


Intervention. Oui, c’est vrai.


Sir John Holmes. Alors, on peut peut-être dire que les troupes alliées ne sont pas allées assez loin, puisqu’elles se sont arrêtées avant Bagdad : avec le recul, on peut peut-être voir que c’était une erreur, mais je pense que les raisons pour lesquelles on s’est arrêté à l’époque étaient parfaitement valables. Finalement, donc, l’objectif de la guerre du Golfe a été atteint sans trop de dégâts, en fait.


En Afghanistan, les résultats de l’action militaire ne sont pas parfaits : vous avez tout à fait raison de dire qu’on ne sait pas si Oussama Ben Laden est toujours vivant, qu’on ne sait pas très bien si la tête des talibans est toujours là. Mais au moins on a détruit les réseaux qui ont été construits en Afghanistan depuis de longues années, et qu’on avait fait la grande erreur de laisser se développer. La situation en Afghanistan reste instable, c’est vrai, mais je pense que la population a beaucoup plus d’espoir maintenant qu’il y a un an, avant l’intervention militaire. Restent les problèmes accumulés par vingt-cinq ans de régime brutal, militaire, extrémiste, qui sont très difficiles à surmonter. Il est très difficile d’avoir à Kaboul un gouvernement qui ait suffisamment de pouvoir pour faire fonctionner l’administration en dehors de Kaboul. Mais je suis persuadé qu’il y a davantage d’espoir, que la population afghane vit mieux maintenant qu’il y a un an, et que si nous continuons notre effort sur les plans économique, financier et autres, il sera possible de voir l’Afghanistan entrer dans la catégorie des pays correctement gouvernés. Je pense que l’intervention militaire, c’est loin d’être parfait, c’est toujours le dernier recours, et que le moins qu’on puisse dire c’est qu’il y a toujours des effets collatéraux, imprévisibles. En bon anglais, c’est un blunt instrument : ce n’est pas très précis, je l’admets volontiers, mais je pense qu’en fait les interventions militaires occidentales récentes ont connu une certaine réussite.


Sur la question de savoir s’il y a d’autres mobiles qui entrent en jeu, et notamment au sujet du pétrole, dont on parle beaucoup comme si c’était l’enjeu réel – et c’est vrai que tout cela se passe dans une région pétrolifère très importante de tous les points de vue économiques – je trouve personnellement trop cynique l’attitude qui consiste à dire que tout cela arrive pour que les Américains puissent dominer la région et mettre la main sur le pétrole. En fait, je n’ai jamais entendu parler de cela dans les débats qu’on entend à Washington ou ailleurs – je suis peut-être naïf, mais je trouve l’explication par le pétrole trop facile, et je crois qu’on n’a pas à ce point besoin de pétrole qu’il faille lancer une guerre pour en avoir.


Les raisons électorales ? Aux États-Unis, les mid-term elections vont avoir lieu le mois prochain, mais de toute façon il ne va pas y avoir de guerre avant ces élections, et on peut se demander si une guerre est bonne électoralement : c’est quand même un grand risque de tous les points de vue, et je n’en suis pas sûr.


Question. J’aimerais savoir, M. l’Ambassadeur, quelle est votre position sur la question du conflit israelo-palestinien, et tout simplement de l’attitude des États-Unis en ce domaine.


Sir John Holmes. Pour être absolument franc, je pense que les États-Unis n’en font pas assez, et nous les encourageons à s’impliquer beaucoup plus, parce que la situation israelo-palestinienne est désastreuse à tous les points de vue, surtout sur le plan humanitaire pour les Palestiniens : c’est absolument affreux ce qui se passe actuellement, et nous pensons que les États-Unis n’ont pas d’autre choix que d’œuvrer pour résoudre ce conflit une fois pour toutes. C’est cela le message que nous essayons de faire passer, et ce n’est pas très facile. L’administration américaine actuelle a vu ce qui s’était passé sous l’ex-président Clinton, et a voulu éviter ces prétendues erreurs, qui consistent pour les États-Unis à être trop impliqués dans la situation du Moyen-Orient. C’est peut-être vrai dans l’idéal, mais dans la réalité, ils sont impliqués – nous sommes tous impliqués, car c’est trop dangereux de laisser la situation empirer. C’est pourquoi nous faisons plus que les encourager à prendre des initiatives pour résoudre le problème.


Question. Pourriez-vous nous parler de l’élargissement de l’Union européenne ? Quel est l’avis de la Grande-Bretagne là-dessus ?


Sir John Holmes. Oui, volontiers : nous sommes très en faveur de l’élargissement parce que nous pensons que du point de stratégique, ou historique, si vous voulez, l’unification ou la réunification de l’Europe, c’est quelque chose de très très important. On ne peut pas refuser aux pays candidats, qui veulent vraiment faire partie de l’Union européenne, la possibilité de se joindre à nous qui sommes déjà à l’intérieur de cette organisation. Est-ce que ces pays sont tout à fait prêts pour y entrer ? Probablement pas. Est-ce que nous, nous sommes prêts pour les recevoir à l’intérieur de notre organisation ? Pas tout à fait. Mais c’est devenu quelque chose d’inéluctable – cela va se faire dans les deux ans à venir – et je pense qu’en gros c’est une très bonne chose.
Cela pose énormément de problèmes : comment est-ce que l’Union européenne va fonctionner après l’élargissement ? Personne ne le sait. On essaye de réfléchir : c’est pour cela qu’on a la Convention sur l’avenir de l’Europe, présidée par le président Valéry Giscard d’Estaing. Ce sont des problèmes très difficiles, très importants : notamment quels seront les effets financiers, quels seront les effets commerciaux, quels seront les effets dans notre région quand le centre de gravité de l’Union européenne se déplacera vers l’est ? Est-ce que cela va un peu nous marginaliser ? Peut-être. Il y a donc là toute une série de problèmes à résoudre, mais l’objectif de la réunification de l’Europe l’emporte sur tous les doutes qu’on peut avoir : c’est la position de la Grande-Bretagne, et c’est mon avis personnel aussi.


Question. Pour prolonger la question précédente, M. l’Ambassadeur, comment pensez-vous que l’on pourrait à l’avenir concilier des prises de décision stratégiques globales avec l’élargissement européen, alors que les difficultés pour se mettre d’accord ont l’air déjà extrêmement grandes ?


Intervention. Pourriez-vous répondre sous l’angle de l’Europe de la défense ?


Sir John Holmes. Ce qui est certain, c’est que la prise de décisions va être plus difficile avec vingt-cinq membres qu’avec quinze. C’était déjà plus difficile avec quinze qu’avec douze. C’était déjà plus difficile avec douze qu’avec les six États membres originels de l’Union européenne. Mais est-ce que cela va devenir impossible de prendre des décisions ? Non, je ne crois pas. Bien sûr, il devra y avoir davantage de décisions prises à la majorité qualifiée, mais c’est déjà le cas : si on regarde bien ce qui se passe à l’intérieur de l’Union européenne, quelque chose comme 90% des décisions sont déjà prises à la majorité qualifiée, ou sans vote, car normalement on parvient à un consensus. Alors évidemment, cela va être plus difficile à vingt-cinq, mais pas impossible – il faut faire avec, il faut réformer nos institutions afin que cela fonctionne convenablement.


Effectivement, cela pose un problème entre par exemple les grands pays et les petits pays, parce qu’on a beaucoup plus de petits pays : est-ce que les grands peuvent se mettre ensemble pour prendre les décisions importantes sans tenir compte des intérêts des petits pays ? Cela pose de vrais problèmes de souveraineté, et c’est à tout cela que l’on réfléchit. L’Union européenne, c’est une création pratiquement unique dans le monde, car nous mettons en commun une certaine partie de notre souveraineté, mais en même temps c’est un hybride entre le communautaire – la mise en commun de la souveraineté – et l’inter-gouvernemental, où on coopère de façon unanime.


Pour répondre à la question sur l’Europe de la défense : il faut continuer – tout au moins dans le domaine de la défense, et dans celui de la politique étrangère probablement aussi – à fonctionner de façon unanime, parce que c’est trop difficile de passer à un système de vote à la majorité qualifiée dans ce domaine trop sensible. En tout cas pour le moment : je ne l’exclus pas pour toujours, mais on ne peut pas changer du jour au lendemain notre système de fonctionnement. Alors vous voyez bien que je n’ai pas de réponse toute faite à votre question, mais je pense également qu’il ne faut pas être trop pessimiste sur cette question : on va arriver à trouver de nouvelles méthodes de fonctionnement, même si comme je l’ai dit cela va être plus difficile avec l’élargissement. Déjà, à quinze, le tour de table prend normalement au moins une heure ; avec vingt-cinq ministres, cela prendra deux heures : ce ne sera pas facile de parvenir à un vrai débat. Mais rien n’est impossible, et c’est à cela que l’on travaille actuellement.


M. le Président. Pour terminer, vous qui avez été en poste à la Nouvelle-Dehli, pouvez-vous nous dire une phrase sur la crise du Cachemire ?


Sir John Holmes. Oui, encore une fois le Cachemire c’est une crise énormément difficile à gérer, parce que vous là deux grands pays, le Pakistan et l’Inde, qui sont vraiment convaincus de la justesse de leur position. Ce qui est absolument évident, c’est qu’il faut trouver une solution : cette situation est trop dangereuse, parce que vous avez deux pays qui sont devenus maintenant des pays nucléaires qui se confrontent sur cette question-là. Pour le moment, l’Inde a toujours refusé l’internationalisation de la question, mais je pense qu’il faut que la communauté internationale se mêle de cette question aussi, parce que sinon les risques sont trop grands : c’est en tout cas mon avis.


M. le Président. Nous vous remercions beaucoup, et nous souhaitons que ce cycle de conférences – que peut-être sans le savoir vous inaugurez – continue. (Applaudissements)